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ment insolubles, également invincibles, qui s'élèvent contre la possibilité d'une relation mutuelle quelconque entre deux substances de natures entièrement opposées, dont l'une, le corps, pourvue intrinsèquement et dans son essence des trois dimensions et d'une figure, servirait de lieu d'habitation, ou d'enveloppe à l'autre, toute dépourvue que serait celle-ci de ces trois dimensions, par conséquent de toute forme, et par conséquent aussi de la propriété d'occuper aucun lieu, aucune portion de cet espace, prétendu objectif. Aussi Descartes a-t-il recours à la Foi pour se résoudre à croire à la Matière, en disant que c'est Dieu qui nous fait croire aux corps, et qu'en cela, non plus qu'en toute autre chose, Dieu n'a pu vouloir nous tromper. A cet argument tout théologique, on peut fort bien opposer une explication également théologique, en disant que Dieu nous fait bien effectivement croire aux collections de sensations, phénomènes pure'ment subjectifs, que nous nommons du nom générique de corps, en désignant ainsi, sous un point de vue commun, maintes combinaisons variées à l'infini, de résistances, de formes, de couleurs, etc., mais qu'il ne nous a, ni en aucun temps, ni en aucun lieu du monde, appris ou ordonné de croire que ces corps eussent rien d'objectif. C'est à peu près ce que Condillac, devenu lui-même timidement idéaliste à la fin du Traité des Sensations, semble répondre à Descartes, sans le nommer, quand il s'exprime ainsi, 4o partie, chap. 5: « Mais, insistera-t-on, il est dé

cidé par l'Écriture que les corps sont étendus, et vous rendez au moins la chose douteuse. Si cela est, la foi rend certain ce qui est douteux en philosophie, et il n'y a point là de contradiction. En pareil cas, le philosophe doit douter, quand il consulte la raison, comme il doit croire, quand la révélation l'éclaire. Mais l'Écriture ne décide rien à ce sujet. Elle suppose les corps étendus, comme elle les suppose colorés, sonores, etc.; et certainement c'est là une de ces questions que Dieu a voulu abandonner aux disputes des philosophes. >>

Laissons pour le moment Descartes et Condillac, aussi embarrassés l'un que l'autre pour prouver scientifiquement l'existence objective de l'Espace et de la Matière, se débattre sur une question purement théologique, et voyons si nous serons plus heureux en demandant la solution de cette fameuse question de l'Espace et des Corps au criticisme de Kant.

D'après cette doctrine, l'Esprit, ou la Raison hu-* maine, appuierait toutes ses opérations et formerait toutes ses idées sur deux bases de certitude entièrement distinctes, et qui sont désignées par les noms d'Objectif et de Subjectif. Le premier ne serait autre chose que la Matière. Le second serait une propriété de l'esprit, l'esprit lui-même, la Raison proprement dite, opérant soit sur l'Objectif, soit sur elle-même, pour aboutir à la formation de ses idées. C'est en opé→ rant sur l'Objectif, ou, ce qui revient au même, en appliquant son Subjectif à cet Objectif qui lui est

étranger, que la Raison engendrerait, comme manières d'être propres à elle seule, les idées dites physiques, les sensations, les connaissances qu'on nomme monde extérieur et matériel; puis elle croirait faussement apercevoir, comme existant dans cet objectif même, toutes ces manières d'être, qui n'existent réellement que dans son subjectif, c'est-à-dire en elle seule. En opérant au contraire sur le subjectif, c'est-à-dire exclusivement sur elle-même, elle obtiendrait les idées dites métaphysiques, les classifications majeures, ou catégories, les hautes vérités générales, désignées comme notions nécessaires, ou idées à priori, ou conceptions pures et transcendantes, ou phénomènes essentiels, ou formes impératives de l'esprit, telles que les idées de Durée et d'Espace, de Substance et de Causasalité, d'Unité et d'Etre. Il est vrai que Kant a jeté lui-même assez de doute sur la certitude des notions métaphysiques pour se faire, à cet égard, accuser de scepticisme, tandis qu'il attribue aux notions sensibles, considérées par lui comme les données de l'expérience, un caractère de certitude incontestable.

Si cette exégèse diffère en quelque point de celle de Descartes, ce n'est pas tant par sa terminologie que par l'assurance ferme et paisible avec laquelle, en apparence du moins, il y est parlé de l'Objectif, de la Matière, comme si c'était, de toutes les choses du monde, celle dont l'existence fût la plus certaine, et dont la nature fût la mieux connue. Ainsi la philosophie de Descartes invoque la foi pour croire à la Ma

tière; celle de Condillac hésite, s'interroge, et paraît plutôt ne pas oser nier qu'admettre formellement l'objectivité de l'Étendue, et par conséquent des Corps ; le criticisme de Kant est plus résolument affirmatif, quoique le vague et l'obscurité de ses formes le fassent accuser de mettre en problème, tantôt l'existence de Dieu, tantôt celle de l'Univers physique. Il prétend ne s'appuyer que sur l'expérience pour proclamer, comme une certitude, l'existence de l'Objectif, de même que l'école écossaise prétend ne s'appuyer que sur le sens commun pour établir que le Temps, l'Espace et la Matière sont des êtres existant en dehors de l'esprit, c'est-à-dire des réalités objectives, des substances, des

essences.

Ainsi, d'après le criticisme de Kant, le Subjectif connaîtrait l'Objectif par expérience, indépendamment des notions sensibles. Ceci revient à dire plus clairement que l'àme qui, de l'aveu du criticisme, croit à tort apercevoir, comme existant hors d'elle et dans les cbjets, les sensations qui ne sont qu'en elle, qui ne sont que ses propres manières d'être, seulement peut-être occasionnées par l'objectif, saisirait cet objectif et connaitrait ainsi, par expérience, les objets en eux-mêmes, les Corps, indépendamment même des sensations! C'est du moins ce qui ressort le plus nettement de l'exégèse de Kant. Mais quelle est donc cette expérience qui nous ferait saisir ainsi l'objectif en lui-même, et quand donc et de quelle manière l'avezvous faite? A quelle époque de la vie, et par quels

moyens, avez-vous jamais connu quelque chose en soi, et en dehors de ces modes relatifs, de ces affections propres de votre âme, qu'on nomme sensations? Vous ne connaissez même pas, sous ce point de vue absolu, le sujet de ces sensations, votre subjectif, votre âme, votre propre moi, ce Protée rebelle qui toujours vous échappe, mais dont l'existence vous est révélée du moins par ses modifications successives et variées, et à ce seul titre, demeure certaine pour vous. Quant à l'Objectif, rien, absolument rien, ne vous en a jamais révélé ni la nature ni même l'existence. En êtes-vous plus avancés, quand vous avez donné cette appellation Objectif pour synonyme on mot non-moi, autre appellation qui ne sert qu à désiguer ce qu'ont de commun entre elles celles de vos perceptions tactiles dans lesquelles, suivant l'expression de Buffon, sentiment ne vous est pas rendu pour sentiment? Trouverez-vous jamais dans ce non-moi autre chose que des modes comparatifs de votre moi, des sensations variées, successives, défaillantes et renaissantes, de résistance et de figure, à qui vous donnez encore le nom abstrait et générique de Plein, quand elles ont lieu, et le nom abstrait et générique de Vide, quand elles viennent à défaillir, des sensations enfin dont vous êtes bien le sujet, mais dont vous travaillerez toujours vainement à saisir le prétendu objet?

On a bien mal à propos comparé, dans le criticisme, les relations du Subjectif avec l'Objectif, à celles qu'aurait la cire avec le cachet qui lui donne son em

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