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tuelle et morale, il a encore à franchir plusieurs degrés intermédiaires, et à subir diverses phases de décadence et de dépérissement graduel. Ainsi, presque toujours, le dégoût de la vie, dans ses plus faibles symptômes, n'est d'abord, chez l'infortuné, qu'une dépression peu notable de l'amour qu'il ressent encore pour luimême et pour ses proches. Mais ce sentiment, amoindri par degrés, se change bientôt en antipathie pour lui-même et en éloignement pour ses semblables, éloignement et antipathie, qui ensuite se transforment successivement en mélancolie profonde, en impatience douloureuse, en incurable désespoir; et par une bizarre coïncidence, tous ces phénomènes peuvent aussi bien être les effets de la satiété causée par l'abus des plaisirs sensuels, que les résultats d'une violente douleur morale, exaltée et poussée jusqu'à l'état morbide. G'est alors que se déclare la fatale monomanie du suicide, et que commence, dans cette âme ulcérée, le terrible et suprème combat qui se livre communément dans les àmes de tous les infortunés en proie aux accès précurseurs d'une aliénation mentale, quelles qu'en soient d'ailleurs la nature et la gravité. En effet, au sein de tous les désordres avant-coureurs du mal qui bientôt va triompher d'eux, pour peu qu'ils conservent encore la moindre lueur de raison, ils résistent quelquefois avec une fermeté surprenante, et se refusent énergiquement à croire aux hallucinations qui les obsèdent. Mais, hélas! c'est presque toujours au mal que reste la victoire! Lamentable catastrophe, qui est

aussi, chez l'homme poussé à sa propre destruction, le dénoûment ordinaire de la lutte à outrance et démesurément inégale, engagée entre le devoir qui lui ordonne de vivre, et l'inexorable ascendant du besoin

qui le force à mourir!

Ce n'est pas sans quelque raison qu'on m'a reproché d'avoir flétri le suicide avec trop de rigueur en l'assimilant à l'homicide volontaire, et en ne tenant même pas compte du désespoir causé par l'humiliation d'un légitime orgueil, parla perte de l'honneur, ou par une douleur irremédiable. Cette assimilation n'est effectivement juste et vraie que dans le cas du suicide accompli par l'égoïste blasé et découragé, qui cède, même avant toute résistance, aux brutales injonctions d'une impatience aveugle, et se tue sans regret ni pitié pour ceux qui peuvent l'aimer encore. De pareils êtres, endurcis d'ordinaire par la débauche, quelquefois même par le crime, ne font pas plus difficulté de se tuer que de tuer les autres. C'est là une manifestation assez commune du lâche désespoir né de l'état d'isolement et de séquestration morale que subit toujours, sans tenter même aucun effort sérieux pour s'en délivrer, l'homme plongé dans les cloaques du vice. On peut trouver étrange que l'égoïste proprement dit, que celui qui croit s'aimer le plus, parce qu'il n'aime en effet que lui seul, soit précisément celui qui s'aime le moins; et rien cependant n'est plus vrai. C'est qu'en effet cet amour refoulé et concentré au dedans du moi, ne tendant jamais à s'épanouir, tend sans

cesse à s'atrophier, et finit même assez fréquemment par disparaître sans retour. Un poëte philosophe du dernier siècle a dit avec beaucoup de sagesse, que

L'âme est un feu qu'il faut nourrir,

Et qui s'éteint s'il ne s'augmente!

Cela n'est pas seulement vrai par rapport aux sentiments, mais encore par rapport aux idées. L'homme est d'autant plus homme, qu'il aime et qu'il pense davantage : c'est là sa nature, sa loi ! Le développement indéfini de l'amour et de l'intelligence est bien enfin ce qui caractérise essentiellement l'humanité dans son état normal.

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FIN DU TROISIÈME DISCOURS.

DE LA

CERTITUDE MATÉRIELLE

OU SENSIBLE, OU PHYSIQUE,

ET DE LA

CERTITUDE INTELLECTUELLE, OU RATIONNELLE, OU MÉTAPHYSIQUE.

Qui tractaverunt scientias, aut Empirici aut Dogmatici fuerunt. Empirici, formicæ more, congerunt tantum et utuntur. Rationales, aranearum more, telas ex se conficiunt. Apis vero ratio media est, quæ materiam ex floribus horti et agri elicit, sed tamen eam propria facultate vertit ac digerit.

(BACON, Nov. org. XCIV).

Qu'est-ce que la certitude physique, Messieurs, si ce n'est pas uniquement la croyance irrésistible de l'homme à ses six espèces de sensations, c'est-à-dire aux perceptions internes, aux odeurs, aux saveurs, aux sons, aux couleurs et aux perceptions tactiles, toutes modifications du moi, tous phénomènes subjectifs, dont les causes réelles et primordiales demeurent à jamais inconnues, et dont l'assemblage constitue, pour chacun de nous, le monde appelé matériel? Qu'est-ce que le Sens commun si ce n'est pas uniquement la conformité, on peut dire même.

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l'identité de conviction de la presque universalité du genre humain dans l'ordre des représeutations sensibles? Quelqu'un songe-t-il sérieusement à le contester? Non, Messieurs. Mais cette identité de conviction, ce sens commun n'implique nullement la croyance à la réalité objective des corps; et réciproquement, la question de savoir si le Nombre, la Durée, l'Espace et la Matière sont des êtres objectifs ou des êtres purement subjectifs, de quelque manière qu'elle soit résolue, ne peut, en aucune façon, rendre douteuses les découvertes obtenues par l'application de la logique aux propriétés du Nombre, de la Durée, de l'Espace, du Mouvement et des Corps, propriétés qui sont bien les seuls objets des sciences mathématiques, des sciences physiques et des sciences naturelles.

Chez les anciens, l'auteur fameux des Hypotyposes Pyrrhoniennes, Sextus Empiricus, est, parmi les sceptiques, celui qui a le plus résolument dénié à l'esprit humain toute faculté de parvenir à la certitude, en quelque ordre de vérités que ce puisse être. Ainsi, les sensations elles-mêmes ne nous fourniraient la preuve d'aucune sorte d'existence, parce que ces sensations sont fréquemment contradictoires, et que nonseulement il y a souvent désaccord entre plusieurs personnalités différentes, sur la manière d'apercevoir un phénomène physique, mais qu'encore la même personnalité est quelquefois, sur ce point, en désaccord avec elle-même. J'ai déjà répondu, par l'exemple de la tour ronde et de la tour carrée, qu'il n'est nul

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