Page images
PDF
EPUB

est empoisonnée pour jamais. Vainement on l'excuse, on l'absout, on le justifie même, en attribuant des torts à sa victime; il ne voit que les maux dont il s'est rendu l'auteur; il a pitié de ces maux, et cette pitié s'accroît par l'impuissance où il est de les réparer; enfin, comme il détesterait quiconque aurait commis un pareil acte, il se déteste et s'abhorre lui-même.

Ceux que leur profession a souvent obligés de descendre dans les cachots pour y interroger les infortunés qu'ils doivent accuser ou défendre, ceux-là sont à même de concevoir et de peindre les terribles effets du remords.

Ce remords, encore un coup, n'est autre chose que la pitié. Quelqu'un a-t-il jamais regretté d'avoir frappé de mort un scélérat, soit quand la nécessité l'y a contraint pour la défense de sa propre vie ou de celle d'autrui, soit même quand il a cédé à un esprit de vengeance réputée licite? Personne assurément n'aurait eu de remords pour avoir égorgé Néron; et Charlotte Corday, après avoir tué Marat, proclamait bien haut que, loin de se repentir, elle se sentait prête à frapper encore, si la chose était à refaire.

Ceci nous conduit à l'examen d'une question épineuse, qui tient à la politiqne aussi bien qu'à la morale. C'est le sujet du chapitre suivant.

[ocr errors][merged small][merged small]

Il n'est sans doute pas permis de se faire soimême justice, car nos passions s'opposeront toujours à ce que nous soyons juges impartiaux dans notre propre cause. Les lois d'ailleurs doivent protection et assistance même au coupable. Le plus grand scélérat est toujours sous la sauvegarde de ces lois, tant que la puissance publique, c'est-à-dire la justice de tous, n'a pas prononcé sur son sort. Ainsi le veut l'intérêt général, et il n'est pas besoin de beaucoup de lumières pour comprendre les motifs de cette règle universelle. On conçoit que s'il en était autrement, la guerre individuelle, avec toutes ses horreurs et toutes ses lâchetés, deviendrait l'état habituel des hommes, et que l'existence d'un ordre social quelconque serait dès lors impossible.

Ainsi, le citoyen qui, étant convaincu de la culpabilité d'un scélérat bien reconnu pour tel, l'aurait frappé par esprit de vengeance, comme, par exemple, pour punir l'assassinat d'un père, d'une mère, d'une épouse, d'un enfant, d'un

ami, ce citoyen devrait être puni par les magistrats, mais certainement il n'éprouverait pas de remords.

D'ailleurs, il faut bien le dire, ce principe qui défend de se faire soi-même justice, n'est obligatoire que là où il existe une justice.

Qu'un stupide et féroce pacha, qu'un barbare despote d'Orient fasse égorger un de ses esclaves, sans autre motif que de se procurer l'atroce jouissance de voir mourir un homme; et que le père et la mère de cet esclave vengent leur fils en poignardant le tyran, a-t-on le droit de leur en faire un crime? Non, car sous la tyrannie, quelque nom qu'on lui donne, les liens sociaux n'existent plus; et chaque homme rentrant alors dans ce qu'on appelle communément le droit de nature, c'est-à-dire dans l'état antérieur à l'état social, état de liberté sans frein et sans bornes, il n'a plus d'autre juge que sa conscience, et il n'obéit qu'à l'impulsion trop souvent désordonnée de ses besoins et de ses passions.

J'arrive à la question de ce terrible droit de résistance, question des plus difficiles et des plus délicates, et dont la solution semble pourtant devenue indispensable au repos des sociétés humaines.

Fénélon, dans son traité du gouvernement ci

vil, donne comme axiome universel, cette proposition: La révolte n'est jamais permise. Il n'est

pas

de principe qui, surtout de nos jours, ait été plus fréquemment un sujet de controverse. On lui oppose l'axiome contraire qui dit que là où règne le despotisme, l'insurrection est le plus saint des devoirs. On comprend sans peine que les mots révolte et insurrection sont pris ici comme synonymes.

Peut-être que si ces mots, despotisme, tyrannie, insurrection, révolte, étaient entendus de la même manière de part et d'autre, plusieurs des sectateurs de l'un et de l'autre système finiraient par tomber d'accord. Essayons donc de bien expliquer ces mots, et nous verrons mieux ce qu'il faut penser de ces deux maximes contradictoires en apparence, mais qui dans le fond sont vraies toutes deux.

Le despotisme est une forme de gouvernement où la volonté du monarque est l'unique loi; tout y est arbitraire, tout y est subordonné à la puissance d'un seul maître. Mais il ne faut pas confondre cette forme de gouvernement avec la tyrannie, qui est l'abus du despotisme, et qui consiste dans l'usage coupable que le despote fait de 'sa puissance absolue, pour opprimer ses sujets. La tyrannie n'est pas une forme de gouverne

ment; elle n'est qu'un fait ou une suite de faits criminels, qui ne peut fonder aucun droit. MarcAurèle était despote, puisqu'il était investi d'une omnipotence sans bornes: il fut néanmoins un grand monarque et un bon prince. Tibère, Néron, Caligula, Domitien furent des tyrans.

La révolte ou l'insurrection peut se définir de deux manières : ou c'est le pouvoir attribué au peuple de se soulever en armes pour des griefs dont lui-même se fait juge, ou bien, c'est le droit de repousser la force par la force, de défendre sa vie, ses biens, sa famille, ses libertés, en opposant la répulsion matérielle à l'agression matérielle.

[ocr errors]

Si l'on admet le premier sens, Fénélon condamne à bon droit la révolte; car la révolte est le plus grand des maux. Toujours elle entraîne à sa suite une multitude de calamités qui retombent infailliblement sur les révoltés eux-mêmes.

Si d'ailleurs on proclame qu'elle est un droit une fois, elle doit être toujours un droit. On a beau dire qu'elle ne doit avoir lieu que pour des motifs légitimes; qui sera juge, après tout, de la légitimité de ces motifs, sinon les révoltés euxmêmes, devenus par conséquent arbitres dans leur propre cause? Le moindre grief d'un peuple contre son gouvernement, doit-il être un sujet

« PreviousContinue »