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pour les autres sciences, l'analyse est l'unique méthode qui puisse guider sûrement l'esprit.

Il est vrai que la plupart de ces anneaux nous échappent et qu'il nous est impossible de connaître tous les faits qui, s'engendrant ainsi les uns les autres, forment cette suite et cet ensemble auquel on donne le nom d'histoire. Ce serait connaître les faits du monde entier, ce serait voir toutes les actions, et descendre, en quelque manière, dans la pensée de tous les hommes qui vivent et qui ont vécu. Cela, sans doute, n'est pas en notre pouvoir; et cependant combien d'événemens connus ou inconnus qui, quoique fort minimes en apparence, ont produit d'immenses résultats. Un seul exemple pris dans un fait historique bien connu fera mieux comprendre cette réflexion.

Vers la fin du dix-septième siècle, l'Angleterre liguée avec l'Europe, qu'elle dominait alors, s'apprêtait à ruiner la France. Le duc de Malborough, qui commandait les troupes coalisées, avait défait les armées françaises dans plusieurs batailles consécutives. La France, près de succomber, avait entamé des négociations pour mettre fin à cette guerre malheureuse; mais les alliés et surtout l'Angleterre, livrés à l'influence dú duc de Malborough, avaient d'abord fermé

l'oreille à ces propositions de paix, lorsqu'un événement fort peu important par lui-même détermina la reine d'Angleterre et les autres puissances de l'Europe à traiter avec Louis XIV.

La reine Anne avait pour favorite la duchesse de Malborough; et c'était au crédit de sa femme, autant qu'à son propre mérite, que le général devait son avancement et toutes les faveurs dont la reine le comblait. Un jour cette lady Malborough, femme vaine, capricieuse et colère, ayant eu un démêlé avec une autre dame de la cour que la reine avait prise en affection, s'avisa de lui lancer une jatte d'eau sur la tête. La reine eut connaissance de ce procédé, qui l'irrita si vivement contre la duchesse, que dès ce moment même elle lui retira sa faveur. Alors, le duc de Malborough vit tomber son crédit en même temps que celui de sa femme. Ni ses conseils, ni ceux de ses amis, ne furent plus écoutés ; et la cour de Londres, s'étant détachée de la coalition dont elle était l'âme, la paix fut enfin conclue avec la France, qui dut ainsi sa tranquillité, peut-être même son salut, à une jatte d'eau lancée par une femme sur une autre femme.

S'il était possible de bien connaître tous les faits dont la génération compose l'histoire, on en verrait un nombre infini du même genre

devenir le principe des plus grands événemens. On verrait que le caprice d'une femme, la mauvaise humeur d'un prince, ou quelque autre cause plus frivole encore, a suffi quelquefois pour opérer ces bouleversemens et ces révolutions sanglantes qui ont changé la face des empires.

Mais dès que la plupart des faits ou anneaux de la chaîne historique échappent à nos regards, il faut donc se borner à passer successivement par les chaînons principaux et à découvrir avec le plus d'exactitude possible leurs rapports de filiation car il est aussi un grand nombre de faits intermédiaires connus, et que cependant on néglige à dessein, quand ils sont sans importance réelle, c'est-à-dire quand ils n'apparaissent pas comme causes immédiates et incontestables d'événemens plus graves. Ajoutons encore que l'histoire nous offre en plusieurs endroits d'immenses lacunes, et que des époques entières sont à jamais perdues pour nous. Dans un pareil état de choses, ne pouvant renouer la chaîne des âges, il faut nous contenter de retracer à nos yeux la suite des événemens tels que l'histoire nous les transmet dans ses annales souvent peu véridiques. C'est un beau spectacle, sans doute, celui genre humain d'abord dans son enfance, pre

du

que

nant bientôt un accroissement rapide, et se partageant, sous le nom de nations, en une multitude de sociétés partielles qui different toutes les unes des autres, par la situation et la nature des lieux qu'elles habitent, par leur langage, par leurs mœurs, par leurs religions, par leurs lois, par leurs arts. Là, on les voit se former, former, s'accroître, dépérir et tomber pour faire place à d'autres. Tantôt elles se donnent une mutuelle assistance en se communiquant leurs découvertes et leurs institutions, en même temps qu'elles échangent les productions de leur sol et de leur industrie; tantôt elles s'entre-déchirent par des guerres sanglantes; et de leurs terribles démêlés on voit sortir le génie de la conquête qui change et modifie à son gré les gouvernemens et les nations. La force préside à tout; elle opère tout. Unie à l'intérêt, c'est elle qui tour à tour fait et défait les lois, crée les arts et les détruit, décide du juste et de l'injuste, favorise ou ralentit le progrès des connaissances et le mouvement de la civilisation; enfin, c'est la force en toutes choses qui fait tout le bien et tout le mal.

Tels sont les points de vue où doit se placer le philosophe pour étudier avec fruit l'histoire du genre humain.

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CHAPITRE II.

Commencement des sociétés.

Pour observer les sociétés humaines à leur commencement et suivre la marche graduelle de leur civilisation, il faudrait d'abord prendre les hommes dans leur état supposé primitif, c'est-àdire dans cet état sauvage, dans cet état d'isolement individuel assez voisin de celui de la bête. Chaque homme, dans cette situation, n'est adonné qu'aux soins de sa subsistance. L'exercice de ses facultés se borne exclusivement à éviter les objets qui peuvent lui nuire et à se procurer les choses de première nécessité. Tous les moyens lui semblent bons, pourvu qu'ils concourent à son but. Sans aucune idée de ce qu'on appelle famille et propriété, sans aucune notion du juste et de l'injuste, il s'abandonne avec confiance à tous ses appétits, ne reconnaissant d'autre frein que les obstacles qu'il rencontre dans la nature inanimée, ou dans les autres animaux, qu dans ceux de ses semblables qui sont plus forts que lui. Par l'effet d'un besoin qui lui est commun avec les femelles de tous les animaux, la femme, devenue mère,

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