Page images
PDF
EPUB

N° 720.

A MADAME LA MARQUISE DE VERDELIN

A PARIS1.

[A] Montmorenci, 18 novembre 1759.

Vous avez eu, Madame, plus de diligence à faire ma commission que moi à vous en remercier; ainsi je vous dois des excuses de toutes manières; mais cela ne fera pas oublier les reproches, à moins que vous ne fassiez quelque réponse pertinente aux questions suivantes, que je prends la liberté de vous faire Pourquoi m'envoyez-vous franc de port un paquet qui est pour moi, et qui ne doit pas être un présent ? Pourquoi, supposant que le thé ne coûte en effet que le prix marqué, ne faites-vous aucune mention du prix de la boîte? Pourquoi faites-vous passer par les mains d'un gourmand tel que moi les bonbons que vous envoyez à mon ami ? Il se plaint fort de l'infidélité du dépositaire, qui ne lui donne ni les meilleurs ni les plus gros; en sorte qu'il n'a presque rien. Et, au reste, il me charge de vous dire pour la dernière fois qu'il les trouve fort bons de votre main, mais non de votre part. J'attends, Madame, vos éclaircissemens pour régler mon compte avec vous, voyant bien, par la manière dont je fais celui-là, que nous n'en aurons pas d'autres.

1. Transcrit de l'imprimé, en 1840, par Bergounioux, dans l'Artiste, p. 8. Bergounioux avait eu communication des originaux autographes des lettres de Rousseau à M. de Verdelin. Par suite d'un partage après succession, les pièces de ce dossier furent dispersées en 1871 et les premières d'entre elles passèrent en diverses mains. En mars 1924, j'ai eu les autres (soit une cinquantaine) sous les yeux, et j'en ai pris la transcription. J'ai pu constater que celle de Bergounioux, du moins en ce qui concerne les lettres dont j'ai vu les originaux, est loin d'être exacte. Il imprime souvent un mot pour un autre, modifie des tours de phrases, déchiffre mal les noms propres et commet de fréquentes omissions. Pour la présente lettre et pour quelques-unes qui vont suivre, je ne puis, faute d'autre, que reproduire, sous toutes réserves, le texte imprimé par Bergounioux. [P.-P. P.]

Je ne suis pas étonné que Paris soit triste; mais je crois que, depuis votre départ, la campagne même l'est devenue. Ce seroit bien un autre grief contre vous, si j'allois m'apercevoir de ma solitude, et que vous en fussiez la cause.

J'apprends avec plaisir que M. Desmahis ait envie de se marier; c'est un desir tout à fait convenable à un honnête homme qui a des moeurs. Je souhaite fort qu'il s'accomplisse heureusement. Il a de l'esprit pour bien choisir, et du mérite pour bien trouver. S'il veut s'instruire dans votre maison du bonheur que donne à un bon mari une femme de bien et une digne mère de famille, rien n'est plus raisonnable encore; c'est près de vous qu'il doit l'apprendre, et c'est M. de Verdelin qui doit le lui dire.

Je vous remercie, Madame, des nouvelles que vous avez pris la peine de me marquer. J'espère qu'avec le temps, mon attachement pour vous, et mon respect pour vous et M. de Verdelin n'en seront plus une.

[blocks in formation]

Je me hâte, Monsieur, de répondre à vos questions. Je ne

1. Bergounioux imprime partout, au bas de chacune des lettres, le nom « Rousseau ». Il n'a pas remarqué les deux J. entrelacés dans la hampe de l'R. D'ailleurs, la plupart des lettres de Rousseau à Mme de Verdelin ne sont pas signées, du moins, aucune de celles que j'ai vues ne l'est. Bergounioux aura trouvé la signature sur les premières et il a cru devoir l'ajouter à toutes les autres. [P.-P. P.]

2. INÉDIT. Transcrit de la copie, de la main de Rousseau, conservée à Neuchâtel (7886, p. 83, 84). — L'original est dans la liasse 7902; in-4° de 4 pages, texte sur les p. 1-3, avec la date à la fin. Sur la page 4, l'adresse : « A Monsieur Monsieur Rousseaux (sic) a Enghien. » Cachet de cire rouge, aux armes (deux écussons accolés) et la cote, de la main de J.-J. Rousseau : « de Mad la Marquise de Verdelin. » Cette lettre n'a pas été reproduite par Streckeisen-Moultou.

sais comment ma boette vous est parvenue. J'avois donné ordre qu'on la remit avec d'autres pacquets à un homme de Soisy pour la rendre à mon jardinier. Le domestique que j'en avois chargé est chez ses parens depuis quelques jours. A son retour je saurai ce qu'il a fait, et s'il m'en a couté quelque chose, je vous le marquerai. Quant à la boite, elle ne m'a rien couté ; voici comme. Vne femme de mes amies m'a prié de lui donner de mon thé, et très directement elle m'a envoyé cette petite boite que j'ai changée contre une plus grande qui ne m'avoit pas couté davantage, parce que pour 24 francs j'ai eu quatre livres de thé et quatre boites. Il faut vous dire de plus que c'est ce qu'il a couté dans le pays. Si l'ami qui a bien voulu me la céder n'étoit pas dans des circonstances où la plaisanterie est hors de propos je lui demanderois la quittance pour vous la montrer. En vous addressant les bonbons que j'envoyois à votre ami, je vous ai donné une marque de confiance pour me faire oublier votre infidélité vous devriez m'obtenir de votre ami la permission de remplacer les vols que vous lui avez faits. La galanterie de son refus ne me le rend pas plus supportable. Vous ne lui avez pas dit qu'il y a de la générosité à recevoir les petites marques d'amitié des gens qui vous aiment; donnez lui parole, je vous prie, que la mienne n'exigera jamais que d'être soufferte, je vous l'offre aussi aux mêmes conditions; j'en mettrai pourtant encore une; c'est qu'à l'avenir vous serez persuadé que je suis véritablement occupée de ne rien faire qui puisse vous déplaire et mériter vos reproches; que vous me donnerez la préférence pour vos commissions: mes très sincères explications doivent la mériter.

On attend des nouvelles de M. de Conflans qui a paru le 17 à Morbian et qu'on n'a pas revû. J'ai vu hier une femme de vôtre connoissance très inquiette de l'embarquement, qui je crois ne se fera pas. Tout le monde fait banqueroute. Mr Gossin et Michel ne payent plus; j'en suis très affligée pour le dernier qui est mon ami, et pour la marine qui n'est plus fournie.

Savez-vous que M. Grimm est ministre de Ratisbonne* à la cour de France?

Si je n'avois pas un procès à accomoder je prendrois le tems de vous faire pour le compte de M. de Verdelin et pour le mien de beaux complimens; mais il faut courir, et puis ma lettre vous paroitra, j'ai peur, par trop longue. Bon jour, mon voisin.

A Paris, le 20 9bre 1759.

Je sais que vous êtes paresseux; ainsi faites-moi dire seulement que vous ne vous portez pas bien.

N° 722.

A MADAME LA MARQUISE DE VERDELIN
À PARIS'.

[Montmorency, vers le 21 novembre 1759]2.

Je vois bien, Madame, par le plaisir que vous prenez à vous attirer, à mériter du moins des torrents de reproches, que vous craignez moins de les recevoir que moi de les faire. Et cependant, admirez ma douceur: depuis je ne sais combien de temps, je me laisse envoyer des lettres, des nouvelles, des boites, du thé, des bonbons, des... (mais je ne dois pas tout savoir, c'en est déjà trop de ce que je sais), sans que je me sois avisé de vous rendre encore la moindre injure. Madame, croyez-moi, n'abusez pas de mon indulgence; je ne fus de ma vie aussi patient.

« Elle se trompoit, c'étoit de Francfort. » (Note de J.-J. Rousseau, sur sa copie.) 1. Transcrit de l'imprimé en 1840 par Bergounioux, dans l'Artiste, p. 7.

2. Bergounioux imprime a Montmorency 4 septembre 1759 », date impossible, puisque Rousseau répond ici à la lettre de Mme de Verdelin du 20 novembre. [P.-P. P.]

Vous avez, vous autres femmes, des ruses de malice inconcevables, et vos traîtresses bontés nous désolent; de maniére qu'il faut encore vous remercier du mal que vous nous avez fait. Par exemple, vous savez combien il m'en coûte d'écrire; là-dessus, que faites-vous en me permettant de ne vous pas répondre, vous tentez ma paresse, vous tendez un piége à ma simplicité.

J'y donne. Un autre, avec un doigt de coeur, se fût piqué d'une exactitude d'autant plus scrupuleuse que vous le dispensiez d'en avoir. Moi, point du tout; je vous prends lâchement au mot, je ne réponds point. Ensuite je vois ma faute, et j'en ai honte. Eh bien! dites, Madame, faudra-t-il vous pardonner encore cela ?

Mile le Vasseur me charge en secret de vous marquer combien elle est confuse de l'honneur que vous lui avez fait de lui écrire. Sa modestie ne lui donnant pas une haute opinion de son style épistolaire, elle a cru, pour vous répondre, devoir prendre un écrivain; et pour entrer dans vos prudentes vues, elle a préféré le plus discret au plus habile. Elle craint pourtant de ne pouvoir suivre la route prescrite aussi facilement que vos bontés vous le feroient desirer, attendu que, quand je suis malade, je suis têtu comme un âne et que, quand on m'offre un breuvage que je n'ai pas demandé, je le jette volontiers au nez de ceux qui l'apportent. Voilà, Madame, comment on parle des absents; mais il faut bien prendre patience, puisque tout ceci se dit à mon insu.

Je ne suis point étonné que l'homme dont vous me parlez soit ministre de Ratisbonne; je ne le serois pas qu'il fût ministre d'état. Je vous réponds qu'il est très-digne de l'être et très-propre à le devenir.

Je suis fort content, Madame, de vos nouvelles ; mais je le serois davantage si vous y mettiez un peu plus des vôtres. Croyez que les nouvelles publiques ne sont pas celles qui m'intéressent le plus. Au reste, si mes folies pouvoient payer

1. Grimm. Cf. lettre précédente, 3o alinéa.

« PreviousContinue »