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poussiere où elles seroient ensevelies. Le conseil du prince n'est pas un dépôt convenable : il est, par sa nature, le dépôt de la volonté momentanée du prince qui exécute, et non pas le dépôt des lois fondamentales. De plus, le conseil du monarque change sans cesse ; il n'est point permanent; il ne sauroit être nombreux; il n'a point à un assez haut degré la confiance du peuple : il n'est donc pas en état de l'éclairer dans les temps difficiles, ni de le ramener à l'obéissance.

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Dans les états despotiques, où il n'y a point de lois fondamentales, il n'y a pas non plus de dépôt de lois. De là vient que, dans fes pays, la religion a ordinairement tant de force: c'est qu'elle forme une espece de dépôt et de permanence : et, si ce n'est pas la religion, ce sont les coutumes qu'on y vénere, au lieu des lois.

CHAPITRE V.

Des lois relatives à la nature de l'état despotique.

IL résulte de la nature du pouvoir despotique que l'homme seul qui l'exerce le fasse de même exercer par un seul. Un homme à qui ses cinq sens disent sans cesse qu'il est tout, et que les autres ne sont rien, est naturellement paresseux, ignorant, voluptueux. Il abandonne donc les affaires. Mais s'il les confioit à plusieurs, il y auroit des disputes entre eux; on feroit des brigues pour être le premier esclave; le prince seroit obligé de rentrer dans l'ad

ministration. Il est donc plus simple qu'il l'abandonne à un visir (1) qui aura d'abord la même puissance que lui. L'établissement d'un visir est dans cet état une loi fondamentale.

On dit qu'un pape, à son élection, pénétré de son incapacité, fit d'abord des difficultés infinies. Il accepta enfin, et livra à son neveu toutes les affaires. Il étoit dans l'admiration, et disoit : « Je n'aurois jamais cru que cela eût « été si aisé. » Il en est de même des princes d'orient. Lorsque, de cette prison où des eunuques leur ont affoibli le cœur et l'esprit, et souvent leur ont laissé ignorer leur état même, on les tire pour les placer sur le trône, ils sont d'abord étonnés : mais quand ils ont fait un visir, et que, dans leur serrail, ils se sont livrés aux passions les plus brutales; lorsqu'au milieu d'une cour abattue ils ont suivi leurs caprices les plus stupides, ils n'auroient jamais cru que cela eût été si aisé.

Plus l'empire est étendu, plus le serrail s'agrandit, et plus, par conséquent, le prince est enivré de plaisirs. Ainsi, dans ces états, plus le prince a de peuples à gouverner, moins il pense au gouvernement; plus les affaires y sont grandes, et moins on y délibere sur les affaires.

(1) Les rois d'orient ont toujours des visirs, dit M. Chardin.

LIVRE III.

DES PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENTS.

CHAPITRE PREMIER.

Différence de la nature du gouvernement et de son principe.

APRÈS avoir examiné quelles sont les lois relatives à la nature de chaque gouvernement, il faut voir celles qui le sont à son principe.

Il y a cette différence (1) entre la nature du gouvernement et son principe, que sa nature est ce qui le fait être tel; et son principe, ce qui le fait agir. L'une est sa structure particuliere, et l'autre les passions humaines qui le font mouvoir.

Or les lois ne doivent pas être moins relatives au principe de chaque gouvernement qu'à sa nature. Il faut donc chercher quel est ce principe. C'est ce que je vais faire dans ce livre-ci.

(1) Cette distinction est très importante, et j'en tirerai bien des conséquences; elle est la clef d'une infinité de lois.

CHAPITRE II.

Du principe des divers gouvernements.

J'AI dit que la nature du gouvernement républicain est que le peuple en corps, ou de certaines familles, y aient la souveraine puissance: celle du gouvernement monarchique, que le prince y ait la souveraine puissance, mais qu'il l'exerce selon des lois établies: celle du gouvernement despotique, qu'un seul y gouverne selon ses volontés et ses caprices. Il ne m'en faut pas davantage pour trouver leurs trois principes; ils en dérivent naturellement. Je commencerai par le gouvernement républicain, et je parlerai d'abord du démocratique.

L

CHAPITRE III.

Du principe de la démocratie.

Il ne faut pas beaucoup de probité pour qu'un gouvernement monarchique ou un gouvernement despotique se maintienne ou se soutienne. La force des lois dans l'un, le bras du prince toujours levé dans l'autre, reglent ou contiennent tout. Mais, dans un état populaire, il faut un ressort de plus, qui est la

VERTU.

Ce que je dis est confirmé par le corps entier de l'histoire, et est très conforme à la nature des choses. Car il est clair que, dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois

se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois sent qu'il y est soumis lui-même, et qu'il en portera le poids.

Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais conseil ou par négligence, cesse de faire exécuter les lois, peut aisément réparer le mal; il n'a qu'à changer de conseil, ou se corriger de cette négligence même. Mais lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d'être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l'état est déja perdu.

Ce fut un assez beau spectacle, dans le siecle passé, de voir les efforts impuissants des Anglais pour établir parmi eux la démocratie. Comme ceux qui avoient part aux affaires n'avoient point de vertu, que leur ambition étoit irritée par le succès de celui qui avoit le plus osé (1), que l'esprit d'une faction n'étoit répri mé que par l'esprit d'une autre, le gouverneinent changeoit sans cesse; le peuple étonné cherchoit la démocratie, et ne la trouvoit nulle part. Enfin, après bien des mouvements, des chocs et des secousses, il fallut se reposer dans le gouvernement même qu'on avoit proscrit.

Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté, elle ne put plus la recevoir; elle n'avoit plus qu'un foible reste de vertu : et comme elle

(1) Cromwel.

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