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nerons en cet état au public, et nous le traiterons avec le même respect que l'antiquité témoigna autrefois pour les dernieres paroles de Séneque. La mort l'a empêché d'étendre plus loin ses bienfaits à notre égard; et, en joignant nos propres regrets à ceux de l'Europe entiere, nous pourrions écrire sur son tombeau :

Finis vitæ ejus nobis luctuosus, patriæ tristis, extraneis etiam ignotisque non sine cura fuit. TACIT. in Agricol. c. 43.

DE L'ESPRIT DES LOIS,

PAR D'ALEMBERT;

TOUR SERVIR DE SUITE À L'ÉLOGE DE MONTESQUIEU.

LA plupart des gens de lettres qui ont parlé de l'Esprit des lois s'étant plus attachés à le critiquer qu'à en donner une juste idée, nous allons tâcher de suppléer à ce qu'ils auroient dû faire, et d'en développer le plan, le caractere et l'objet. Ceux qui en trouveront l'analyse trop longue jugeront peutêtre, après l'avoir lue, qu'il n'y avoit que ce seul moyen de bien faire saisir la méthode de l'auteur. On doit se souvenir d'ailleurs que l'histoire des écrivains célebres n'est que celle de leurs pensées et de leurs travaux 2 et que cette partie de leur éloge en est la plus essentielle et la, plus utile.

Les hommes, dans l'état de nature, abstraction faite de toute religion, ne connoissant, dans les différents qu'ils peuvent avoir, d'autre loi que celle des animaux, le droit du plus fort, on doit regarder l'établissement des sociétés comme une espece de traité contre ce droit injuste; traité destiné à établir entre les différentes parties du genre humain une sorte de balance. Mais il en est de l'équilibre moral comme du physique; il est rare qu'il soit parfait et durable; et les traités du genre humain sont, comme les traités entre nos princes, une semence continuelle de divisions. L'intérêt, le besoin 2 et le plaisir, ont rapproché les hommes; mais ces mêmes motifs les poussent sans cesse à vou»

loir jouir des avantages de la société sans en porter les charges; et c'est en ce sens qu'on peut dire, avec l'auteur, que les hommes, dès qu'ils sont en société, sont en état de guerre. Car la guerre suppose, dans ceux qui se la font, sinon l'égalité de force, au moins l'opinion de cette égalité; d'où naît le desir et l'espoir mutuel de se vaincre. Or, dans l'état de société, si la balance n'est jamais parfaite entre les hommes, elle n'est pas non plus trop inégale au contraire, ou ils n'auroient rien à se disputer dans l'état de nature; ou, si la nécessité les y obligeoit, on ne verroit que la foiblesse fuyant devant la force, des oppresseurs sans combat, et des opprimés sans résistance.

Voilà donc les hommes réunis et armés tout à la fois, s'embrassant d'un côté, si on peut parler ainsi, et cherchant de l'autre à se blesser mutuellement. Les lois sont le lien plus ou moins efficace destiné à suspendre ou à retenir leurs coups: mais l'étendue prodigieuse du globe que nous habitons, la nature différente des régions de la terre et des peuples qui la couvrent, ne permettant pas que tous les hommes vivent sous un seul et même gouvernement, le genre humain a dû se partager eu un certain nombre d'états, distingués par la différence des lois auxquelles ils obéissent. Un seul gouvernement n'auroit fait du genre humain qu'un corps. exténué et languissant, étendu sans vigueur sur la surface de la terre: les différents états sont autant de corps agiles et robustes, qui, en se donnant la main les uns aux autres, n'en forment qu'un, et dont l'action réciproque entretient par-tout le mouvement et la vie.

On peut distinguer trois sortes de gouvernements; le républicain, le monarchique, le despo tique. Dans le républicain, le peuple en corps a

la

souveraine puissance. Dans le monarchique, un seul gouverne par des lois fondamentales. Dans le despotique, on ne connoit d'autre loi que la volonté du maître, ou plutôt du tyran. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait dans l'univers que ces trois especes d'états; ce n'est pas à dire même qu'il y ait des états qui appartiennent uniquement et rigoureusement à quelqu'une de ces formes; la plupart sont, pour ainsi dire, mi-partis ou nuancés les uns des autres. Ici, la monarchie incline au despotisme; là, le gouvernement monarchique est combiné avec le gouvernement républicain; ailleurs, ce n'est pas le peuple entier, c'est seulement une partie du peuple qui fait les lois. Mais la division précédente n'en est pas moins exacte et moins juste. Les trois especes de gouvernement qu'elle renferme sont tellement distinguées, qu'elles n'ont proprement rien de commun; et d'ailleurs, tous les états que nous connoissons participent de l'une ou de l'autre. I} étoit donc nécessaire de former de ces trois especes des classes particulieres, et de s'appliquer à déterminer les lois qui leur sont propres. Il sera facile ensuite de modifier ces lois dans l'application à quelque gouvernement que ce soit, selon qu'il appartiendra plus ou moins à ces différentes formes.

Dans les divers états, les lois doivent être relatives à leur nature, c'est-à-dire à ce qui les constitúe; et à leur principe, c'est-à-dire à ce qui les soutient et les fait agir: distinction importante, la clef d'une infinité de lois, et dont l'auteur tire bien des conséquences.

Les principales lois relatives à la nature de la démocratie sont que le peuple y soit, à certains égards, le monarque; à d'autres, le sujet ; qu'il élise et jnge ses magistrats; et que les magistrats, en certaines occasions, décident. La nature de la monar

chie demande qu'il y ait entre le monarque et le peuple beaucoup de pouvoirs et de rangs intermédiaires, et un corps dépositaire des lois, médiateur entre les sujets et le prince. La nature du despotisme exige que le tyran exerce son autorité ou par lui seul, ou par un seul qui le représente.

Quant au principe des trois gouvernements, celui de la démocratie est l'amour de la république, c'est-à-dire de l'égalité. Dans les monarchies, où un seul est le dispensateur des distinctions et des récompenses, et où l'on s'accoatume à confondre l'état avec ce seul homme, le principe est l'honneur, c'est-à-dire l'ambition et l'amour de l'estime. Sous le despotisme enfin, c'est la crainte. Plus ces principes sont en vigueur, plus le gouvernement est stable; plus ils s'alterent et se corrompent, plus il incline à sa destruction. Quand l'auteur parle de l'égalité dans les démocraties, il n'entend pas une égalité extrême, absolue, et par conséquent chimérique; il entend cet heureux équilibre qui rend tous les citoyens également soumis aux lois, et également intéressés à les observer.

Dans chaque gouvernement les lois de l'éducation doivent être relatives au principe. On entend ici par éducation celle qu'on reçoit en entrant dans le monde, et non celle des parents et des maîtres, qui souvent y est contraire, sur-tout dans eertains états, Dans les monarchies, l'éducation doit avoir pour objet l'urbanité et les égards réciproques dans les états despotiques, la terreur et l'avilissement des esprits: dans les républiques, on a besoin de toute la puissance de l'éducation; elle doit inspirer un sentiment noble, mais pénible, le renoncement à soi-même, d'où naît l'amour de la patrie.

Les lois que le législateur donne doivent être

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