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pour le bien du peuple, il ne devoit pas avoir le peuple pour juge; la profondeur de l'objet étoit une suite de son importance même. Cependant les traits qui étoient répandus dans l'ouvrage, et qui auroient été déplacés s'ils n'étoient pas nés du fond du sujet, persuaderent à trop de personnes qu'il étoit écrit pour elles. On cherchoit un livre agréable, et on ne trouvoit qu'un livre utile, dont on ue pouvoit d'ailleurs sans quelque attention saisir l'ensemble et les détails. On traita légèrement l'Esprit des lois; le titre même fut un sujet de plaisanterie (1); enfin l'un des plus beaux monuments littéraires qui soient sortis de notre nation fut regardé d'abord par elle avec assez d'indifférence. Il fallut

que

èles véritables juges eussent eu le temps de lire : bientôt ils ramenerent la multitude toujours prompte à changer d'avis. La partie du public qui enseigne dicta à la partie qui écoute ce qu'elle devoit penser et dire; et le suffrage des hommes éclairés, joint aux échos qui le répéterent, ne forma plus qu'une voix dans toute l'Europe.

Ce fut alors que les ennemis publics et secrets des lettres et de la philosophie ( car elles en ont de ces deux especes) réunirent leurs traits contre l'ouvrage. De là cette foule de brochures qui lui furent lancées de toutes parts, et que nous ne tirerons pas de l'oubli où elles sont déja plongées. Si leurs auteurs n'avoient pris de bonnes mesures pour être inconnus à la postérité, elle croiroit que l'Esprit

(1) M. de Montesquieu, disoit-on, devoit intituler son livre, de l'Esprit sur les lois.

des lois a été écrit au milieu d'un peuple de barbares.

M. de Montesquien méprisà sans peine les critiques ténébreuses de ces auteurs sans talents, qui, soit par une jalousie qu'ils n'ont pas droit d'avoir, soit pour satisfaire la malignité du public, qui aime la satyre et la méprise, outragent ce qu'ils ne peuvent atteindre, et, plus odieux par le mal qu'ils veulent faire que redoutables par celui qu'ils font, ne réussissent pas même dans un genre d'écrire que sa facilité et son objet rendent également vil. Il mettoit les onvrages de cette espece sur la même ligne que ces nouvelles hebdomadaires de l'Europe, dont les éloges sont sans autorité et les traits sans effet, que des lecteurs oisifs parcourent sans y ajouter foi, et dans lesquelles les souverains sont insultés sans le savoir, ou sans daigner s'en venger. Il ne fut pas aussi indifférent sur les principes d'irreligion qu'on l'accusa d'avoir semés dans l'Esprit des lois. En méprisant de pareils reproches il auroit cru les mériter, et l'importance de l'objet lui ferma les yeux sur la valeur de ses adversaires. Ces hommes, également dépourvus de zele, et également empressés d'en faire paroître, effrayés de la lumiere que les lettres répandent, non au préjudice de la religion, mais à leur désavantage, avoient pris différentes formes pour lui porter atteinte. Les uns, par un stratagême aussi puéril que pusillanimé, s'étoient écrit à euxmêmes; les autres, après l'avoir déchiré sous le masque de l'anonyme, s'étoient ensuite déchirés entre eux à son occasion. M. de Montesquieu, quoique jaloux de les confondre, ne jugea pas à propos de perdre

ESPR. DES LOIS. I.

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un temps précieux à les combattre les uns après les autres ; il se contenta de faire un exemple sur celui qui s'étoit le plus signalé par ses excès.

C'étoit l'auteur d'une feuille anonyme et périodique, qui croit avoir succédé à Pascal parcequ'il a succédé à ses opinions; panégyriste d'ouvrages que personne ne lit, et apologiste de miracles que l'autorité séculiere a fait cesser dès qu'elle l'a voulu ; qui appelle impiété et scandale le peu d'intérêt que les gens de lettres prennent à ses querelles, et s'est aliéné, par une adresse digne de lui, la partie de la nation qu'il avoit le plus d'intérêt de ménager. Les coups de ce redoutable athlete furent dignes des vues qui l'inspirerent : il accusa M. de Montesquieu de spinosisme et de déisme ( deux imputations incompatibles ); d'avoir suivi le systême de Pope (dont il n'y avoit pas un mot dans l'ouvrage ); d'avoir cité Plutarque, qui n'est pas un auteur chrétien; de n'avoir point parlé du péché originel et de la grace. Il prétendit enfin que l'Esprit des lois étoit une production de la constitution Unigenitus; idée qu'on nous soupçonnera peut-être de prêter par dérision au critique. Ceux qui ont connu M. de Montesquieu, l'ouvrage de Clément XI et le sien, peuvent juger, par cette accusation, de toutes les

autres.

Le malheur de cet écrivain dut bien le décourager: il vouloit perdre un sage par l'endroit le plus sensible à tout citoyen; il ne fit que lui procurer une nouvelle gloire, comme homme de lettres. La Défense de l'Esprit des lois parut. Cet ouvrage, par la moderation, la vérité, la finesse de plai

santerie qui y regnent, doit être regardé comme un modele en ce genre. M. de Montesquieu, chargé par son adversaire d'imputations atroces, pouvoit le rendre odieux sans peine : il fit mieux, il le rendit ridicule. S'il faut tenir compte à l'agresseur d'un bien qu'il a fait sans le vouloir, nous lui devons une éternelle reconnoissance de nous avoir procuré ce chef-d'œuvre Mais ce qui ajoute encore au mérite de ce morceau précieux, c'est que teur s'y est peint lui-même sans y penser; ceux qui l'ont connu croient l'entendre; et la postérité s'assurera, en lisant sa Défense, que sa conversation n'étoit pas inférieure à ses écrits; éloge que bien peu de grands hommes ont mérité.

l'au

Une autre circonstance lui assure pleinement l'avantage dans cette dispute. Le critique, qui, pour preuve de son attachement à la religion, en déchire les ministres, accusoit hautement le clergé de France, et sur-tout la faculté de théologie, d'indifférence pour la cause de Dieu, en ce qu'ils ne proscrivoient pas authentiquement un si pernicieux ouvrage. La faculté étoit en droit de mépriser le reproche d'un écrivain sans aveu: mais il s'agissoit de la religion; une délicatesse louable lui a fait prendre le parti d'examiner l'Esprit des lois. Quoiqu'elle s'en occupe depuis plusieurs années, elle n'a rien prononcé jusqu'ici; et, fût-il échappé à M. de Montesquieu quelques inadvertances légeres, presque inévitables dans une carriere si vaste, l'attention longue et scrupuleuse qu'elles auroient demandée de la part du corps le plus éclairé de l'église prouveroit au moins combien elles seroient excusables. Mais ce corps

plein de prudence ne précipitera rien dans une si importante matiere. Il connoît les bornes de la raison et de la foi: il sait que l'ouvrage d'un homme de lettres ne doit point être examiné comme celui d'un théologien; que les mauvaises conséquences auxquelles une proposition peut donner lieu par des interprétations odieuses ne rendent point blâmable la proposition en elle-même ; que d'ailleurs nous vivons dans un siecle malheureux où les intérêts de la religion ont besoin d'être ménagés, et qu'on peut lui nuire auprès des simples en répandant mal-àpropos sur des génies du premier ordre le soupçon d'incrédulité; qu'enfin, malgré cette accusation injuste, M. de Montesquieu fut toujours estimé, recherché et accueilli, par tout ce que l'église a de plus respectable et de plus grand. Eût-il conservé auprès des gens de bien la considération dont il jouissoit s'ils l'eussent regardé comme un écrivain dangereux ?

Pendant que les insectes le tourmentoient dans son propre pays, l'Angleterre élevoit un monument à sa gloire. En 1752, M. Dassier, célebre par les médailles qu'il a frappées à l'honneur de plusieurs hommes illustres, vint de Londres à Paris pour frapper la sienne. M. de la Tour, cet artiste supérieur par son talent, et si estimable par son désintéressement et l'élévation de son ame, avoit ardemment desiré de donner un nouveau lustre à son pinceau en transmettant à la postérité le portrait de l'auteur de l'Esprit des lois; il ne vouloit que la satisfaction de le peindre; et il méritoit, comme Apelle, que cet honneur lui fût réservé: mais M. de Montesquieu, d'autant plus avare du temps de M. de la Tour que

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