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Une institution pareille, qui établissoit la sédition pour empêcher l'abus du pouvoir, sembloit devoir renverser quelque république que се fût : elle ne détruisit pas celle de Crete. Voici pourquoi (1).

Lorsque les anciens vouloient parler d'un peuple qui avoit le plus grand amour pour la patrie, ils citoient les Crétois. La patrie, disoit Platon (2), nom si tendre aux Crétois. Ils l'appeloient d'un nom qui exprime l'amour d'une mere pour ses enfants (3). Or, l'amour de la patrie corrige tout.

Les lois de Pologne ont aussi leur insurrection. Mais les inconvénients qui en résultent font bien voir que le seul peuple de Crete étoit en état d'employer avec succès un pareil remede.

Les exercices de la gymnastique établis chez les Grecs ne dépendirent pas moins de la bonté du principe du gouvernement. « Ce furent «<les Lacédémoniens et les Crétois, dit Pla«ton (4), qui ouvrirent ces académies fameuses qui leur firent tenir dans le monde un <«< rang si distingué. La pudeur s'alarma d'a<< bord, mais elle céda à l'utilité publique. » Du

(1) On se réunissoit toujours d'abord contre les ennemis du dehors; ce qui s'appeloit syncrétisme. Plutarque, Moral. p. 88. —(2) République, 1. IX. -(3) Plut., Moral., au traité, Si l'homme d'áge doit se meler des affaires publiques.-—(4) Répub.

liv. V.

temps de Platon ces institutions étoient admirables (1); elles se rapportoient à un grand objet, qui étoit l'art militaire. Mais, lorsque les Grecs n'eurent plus de vertu, elles détruisirent l'art militaire même: on ne descendit plus sur l'arene pour se former, mais pour corrompre (2).

se

Plutarque nous dit (3) que, de son temps, les Romains pensoient que ces jeux avoient été la principale cause de la servitude où étoient tombés les Grecs. C'étoit au contraire la servitude des Grecs qui avoit corrompu ces exercices. Du temps de Plutarque (4), les parcs où l'on combattoit à nu, et les jeux de la lutte, rendoient les jeunes gens lâches, les portoient à un amour infâme, et n'en faisoient que des baladins. Mais, du temps d'Epaminondas,

(1) La gymnastique se divisoit en deux parties, la danse et la lutte. On voyoit en Crete les danses armées des Curetes; à Lacédémone, celles de Castor et de Pollux; à Athenes, les danses armées de Pallas, très propres pour ceux qui ne sont pas encore en âge d'aller à la guerre. La lutte est l'image de la guerre, dit Platon, des Lois, 1. VII. Il loue l'antiquité de n'avoir établi que deux danses, la pacifique et la pyrrhique. Voyez comment cette derniere danse s'appliquoit à l'art militaire. Platon, ibid. Aut libidinosa

2)

Ledæas lacedæmonis palestras.

Martial, 1. IV, epig. 55.

-(3) OEuvres morales, au traité Des demandes des choses romaines.—(4) Plutarque, ibid.

l'exercice de la lutte faisoit gagner aux Thébains la bataille de Leuctres (1).

Il y a peu de lois qui ne soient bonnes lorsque l'état n'a point perdu ses principes; et, comme disoit Epicure en parlant des richesses, ce n'est point la liqueur qui est corrompue, c'est le vase.

CHAPITRE XII.

Continuation du même sujet.

On prenoit à Rome les juges dans l'ordre des sénateurs. Les Gracques transporterent cette prérogative aux chevaliers. Drusus la donna aux sénateurs et aux chevaliers; Sylla aux sénateurs seuls; Cotta aux sénateurs, aux chevaliers, et aux trésoriers de l'épargne. César exclut ces derniers. Antoine fit des décuries de sénateurs, de chevaliers, et de centurions.

Quand une république est corrompue, on ne peut remédier à aucun des maux qui naissent qu'en ôtant la corruption et en rappelant les principes: toute autre correction est ou inutile ou un nouveau mal. Pendant que Rome conserva ses principes, les jugements purent être sans abus entre les mains des sénateurs; mais quand elle fut corrompue, à quelque corps que ce fût qu'on transportât les jugements, aux sénateurs, aux chevaliers, aux trésoriers de l'épargne, à deux de ces corps,

(1) Plutarque, Moral., propos de table, 1. II.

à

tous les trois ensemble, à quelque autre corps que ce fût, on étoit toujours mal. Les chevaliers n'avoient pas plus de vertu que les sénateurs, les trésoriers de l'épargne pas plus que les chevaliers, et ceux-ci aussi peu que les cen

turions.

Lorsque le peuple de Rome eut obtenu qu'il auroit part aux magistratures patriciennes, il étoit naturel de penser que ses flatteurs alloient être les arbitres du gouvernement. Non: l'on vit ce peuple, qui rendoit les magistratures communes aux plébéiens, élire toujours des patriciens. Parcequ'il étoit vertueux, il étoit magnanime; parcequ'il étoit libre, il dédaignoit le pouvoir. Mais lorsqu'il eut perdu ses principes, plus il eut de pouvoir, moins il eut de ménagement; jusqu'à ce qu'enfin, devenu son propre tyran et son propre esclave, il perdit la force de la liberté pour tomber dans la foiblesse de la licence.

CHAPITRE XIII.

Effet du serment chez un peuple vertueux.

Il n'y a point eu de peuple, dit Tite-Live (1), où la dissolution se soit plus tard introduite que chez les Romains, et où la modération et la pauvreté aient été plus long-temps honorées.

Le serment eut tant de force chez ce peuple, que rien ne l'attacha plus aux lois. Il fit bien

(1) Liv. I.

des fois, pour l'observer, ce qu'il n'auroit jamais fait pour la gloire ni pour la patrie.

Quintius Cincinnatus, consul, ayant voulu lever une armée dans la ville contre les Eques et les Volsques, les tribuns s'y opposerent. « Hé bien! dit-il, que tous ceux qui ont fait <«< serment au consul de l'année précédente << marchent sous mes enseignes (1). » En vain les tribuns s'écrierent-ils qu'on n'étoit plus lié par ce serment; que, quand on l'avoit fait, Quintius étoit un homme privé: le peuple fut plus religieux que ceux qui se mêloient de le conduire; il n'écouta ni les distinctions ni les interprétations des tribuns.

Lorsque le même peuple voulut se retirer sur le Mont-Sacré, il se sentit retenir par le serment qu'il avoit fait aux consuls de les suivre à la guerre (2). Il forma le dessein de les tuer: on lui fit entendre que le serment n'en subsisteroit pas moins. On peut juger de l'idée qu'il avoit de la violation du serment par le crime qu'il vouloit commettre.

Après la bataille de Cannes, le peuple effrayé voulut se retirer en Sicile; Scipion lui fit jurer qu'il resteroit à Rome : la crainte de violer leur serment surmonta toute autre crainte. Rome étoit un vaisseau tenu par deux ancres dans la tempête, la religion et les mœurs.

(1) Tite-Live, 1. III.—(2) Ibid. 1. II.

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