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ployé ces supplices pour des fautes légeres. Souvent un législateur qui veut corriger un mal ne songe qu'à cette correction: ses yeux sont ouverts sur cet objet, et fermés sur les inconvénients. Lorsque le mal est une fois corrigé, on ne voit plus que la dureté du législateur: mais il reste un vice dans l'état, que cette dureté a produit; les esprits sont corrompus, ils se sont accoutumés au despotisme.

Lysandre (1) ayant remporté la victoire sur les Athéniens, on jugea les prisonniers; on accusa les Athéniens d'avoir précipité tous les captifs de deux galeres, et résolu, en pleine assemblée, de couper le poing aux prisonniers qu'ils feroient. Ils furent tous égorgés, excepté Adymante, qui s'étoit opposé à ce décret. Lysandre reprocha à Philoclès, avant de le faire mourir, qu'il avoit dépravé les esprits et fait des leçons de cruauté à toute la Grece.

<< Les Argiens, dit Plutarque (2), ayant fait « mourir quinze cents de leurs citoyens, les « Athéniens firent apporter les sacrifices d'ex

piation, afin qu'il plût aux dieux de détour«ner du cœur des Athéniens une si cruelle « pensée. »>

Il y a deux genres de corruption; l'un, lors que le peuple n'observe point les lois ; l'autre, lorsqu'il est corrompu par les lois : mal incurable, parcequ'il est dans le remede même.

(1) Xénophon, Histoire, liv. II. -(2) OEuvres morales, De ceux qui manient les affaires d'état.

CHAPITRE XIII.

Impuissance des lois japonaises.

Les peines outrées peuvent corrompre le despotisme même. Jetons les yeux sur le Japon. On y punit de mort presque tous les crimes (1), parceque la désobéissance à un si grand empereur que celui du Japon est un crime énorme. Il n'est pas question de corriger le coupable, mais de venger le prince. Ces idées sont tirées de la servitude, et viennent sur-tout de ce que l'empereur étant propriétaire de tous les biens, presque tous les crimes se font directement contre ses intérêts.

On punit de mort les mensonges qui se font devant les magistrats (2); chose contraire à la défense naturelle.

Ce qui n'a point l'apparence d'un crime est là sévèrement puni; par exemple, un homme qui hasarde de l'argent au jeu est puni de

mort.

Il est vrai que le caractere étonnant de ce peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bizarre, et qui brave tous les périls et tous les malheurs, semble, à la premiere vue, absoudre ses législateurs de l'atrocité de leurs lois. Mais des gens qui naturellement méprisent la

(1) Voyez Kempfer.—(2) Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome III, part. II, p. 428.

mort, et qui s'ouvrent le ventre pour la moindre fantaisie, sont-ils corrigés ou arrêtés par la vue continuelle des supplices? et ne s'y familiarisent-ils pas?

Les relations nous disent, au sujet de l'éducation des Japonais, qu'il faut traiter les enfants avec douceur, parcequ'ils s'obstinent contre les peines; que les esclaves ne doivent point être trop rudement traités, parcequ'ils se mettent d'abord en défense. Par l'esprit qui doit régner dans le gouvernement domestique n'auroit-on pas pu juger de celui qu'on devoit porter dans le gouvernement politique et civil?

Un législateur sage auroit cherché à ramener les esprits par un juste tempérament des peines et des récompenses; par des maximes de philosophie, de morale et de religion, assorties à ces caracteres; par la juste application des regles de l'honneur; par le supplice de la honte; par la jouissance d'un bonheur constant et d'une douce tranquillité; et, s'il avoit craint que les esprits, accoutumés à n'être arrêtés que par une peine cruelle, ne pussent plus l'être par une plus douce, il auroit agi (1) d'une maniere sourde et insensible; il auroit, dans les cas particuliers les plus graciables, modéré la peine du crime,

(1) Remarquez bien ceci comme une maxime de pratique dans les cas où les esprits ont été gâtés par des peines trop rigoureuses.

jusqu'à ce qu'il eût pu parvenir à la modifier dans tous les cas.

Mais le despotisme ne connoît point ces ressorts; il ne mene pas par ces voies. Il peut abuser de lui-même; mais c'est tout ce qu'il peut faire. Au Japon il a fait un effort; il est devenu plus cruel que lui-même.

Des ames par-tout effarouchées et rendues plus atroces n'ont pu être conduites que par une atrocité plus grande.

Voilà l'origine, voilà l'esprit des lois du Japon. Mais elles ont eu plus de fureur que de force. Elles ont réussi à détruire le christianisme; mais des efforts si inouis sont une preuve de leur impuissance: elles ont voulu établir une bonne police, et leur foiblesse a paru encore mieux.

Il faut lire la relation de l'entrevue de l'empereur et du daïro à Méaco(1). Le nombre de ceux qui y furent étouffés ou tués par des garnements fut incroyable. On enleva les jeunes filles et les garçons; on les retrouvoit tous les jours exposés dans des lieux publics, à des heures indues, tout nuds, cousus dans des sacs de toile, afin qu'ils ne connussent pas les lieux par où ils avoient passé; on vola tout ce qu'on voulut; on fendit le ventre à des chevaux pour faire tomber ceux qui les montoient; on renversa des voitures pour dépouiller les

(1) Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome V, p. 2.

ESPR. DES LOis. I.

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dames. Les Hollandais, à qui l'on dit qu'ils ne pouvoient passer la nuit sur des échafauds sans être assassinés, en descendirent, etc.

Je passerai vite sur un autre trait. L'empereur, adonné à des plaisirs infâmes, ne se marioit point: il couroit risque de mourir sans successeur. Le daïro lui envoya deux filles très belles: il en épousa une par respect, mais il n'eut aucun commerce avec elle. Sa nourrice fit chercher les plus belles femmes de l'empire; tout étoit inutile. La fille d'un armurier étonna son goût (1); il se détermina: il en eut un fils. Les dames de la cour, indignées de ce qu'il leur avoit préféré une personne d'une si basse naissance, étoufferent l'enfant. Ce crime fut caché à l'empereur : il auroit versé un torrent de sang. L'atrocité des lois en empêche donc l'exécution. Lorsque la peine est sans mesure, on est souvent obligé de lui préférer l'impunité.

CHAPITRE XIV.

De l'esprit du sénat de Rome.

Sous le consulat d'Acilius Glabrio et de Pison, on fit la loi Acilia (2) pour arrêter les brigues. Dion dit (3) que le sénat engagea les

(1) Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome V. p. 2.— (2) Les coupables étoient condamnés à une amende; ils ne pouvoient plus être admis dans l'ordre des sénateurs et nommés à aucune magistrature. Dion, liv. XXXVI.—(3) Ibid.

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