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par une volonté rigide, qui est par-tout la même; tout s'applanit sous ses pieds.

A mesure que les jugements des tribunaux se multiplient dans les monarchies, la jurisprudence se charge de décisions qui quelquefois se contredisent, ou parceque les juges qui se succedent pensent différemment, ou parceque les mêmes affaires sont tantôt bien, tantôt mal défendues; ou enfin par une infinité d'abus qui se glissent dans tout ce qui passe par la main des hommes. C'est un mal nécessaire, que le législateur corrige de temps en temps, comme contraire même à l'esprit des gouvernements modérés: car quand on est obligé de recourir aux tribunaux, il faut que cela vienne de la nature de la constitution, et non pas des contradictions et de l'incertitude des lois. Dans les gouvernements où il y a nécessairement des distinctions dans les personnes, faut qu'il y ait des privileges. Cela diminue encore la simplicité, et fait mille exceptions. Un des privileges le moins à charge à la société, et sur-tout à celui qui le donne, c'est de plaider devant un tribunal plutôt que devant 'un autre. Voilà de nouvelles affaires, c'est-àdire celles où il s'agit de savoir devant quel tribunal il faut plaider.

,il

Les peuples des états despotiques sont dans un cas bien différent. Je ne sais sur quoi, dans ces pays, le législateur pourroit statuer, ou le magistrat juger. Il suit de ce que les terres appartiennent au prince, qu'il n'y a presque

point de lois civiles sur la propriété des terres. Il suit du droit que le souverain a de succéder, qu'il n'y en a pas non plus sur les successions. Le négoce exclusif qu'il fait dans quelques pays rend inutiles toutes sortes de lois sur le commerce. Les mariages que l'on y contracte avec des filles esclaves font qu'il n'y a guere de lois civiles sur les dots et sur les avantages des femmes. Il résulte encore de cette prodigieuse multitude d'esclaves qu'il n'y a presque point de gens qui aient une volonté propre, et qui par conséquent doivent répondre de leur conduite devant un juge. La plupart des actions morales, qui ne sont que les volontés du pere, du mari, du maître, se reglent par eux, et non par les magistrats.

J'oubliois de dire que ce que nous appelons l'honneur étant à peine connu dans ces états, toutes les affaires qui regardent cet honneur, qui est un si grand chapitre parmi nous, n'y ont point de lieu. Le despotisme se suffit à lui-même; tout est vide autour de lui. Aussi, lorsque les voyageurs nous décrivent les pays où il regne, rarement nous parlent-ils de lois civiles (1).

(1) Au Masulipatan, on n'a pu découvrir qu'il y eût de loi écrite. Voyez le Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la compagnie des Indes, tome IV, part. I, p. 391. Les Indiens ne se reglent dans les jugements que sur de certaines coutumes. Le Vedam et autres livres pareils ne contiennent point de lois civiles, mais des préceptes religieux. Voyez Lettres édifiantes, quatorzieme recueil.

Toutes les occasions de dispute et de procès y sont donc ôtées. C'est ce qui fait en partie qu'on y maltraite si fort les plaideurs : l'injustice de leur demande paroît à découvert, n'étant pas cachée, palliée ou protégée, par une infinité de lois.

CHAPITRE II.

De la simplicité des lois criminelles dans les divers gouvernements.

On entend dire sans cesse qu'il faudroit que la justice fût rendue par-tout comme en Turquie. Il n'y aura donc que les plus ignorants de tous les peuples qui auront vu clair dans la chose du monde qu'il importe le plus aux hommes de savoir.

Si vous examinez les formalités de la justice par rapport à la peine qu'a un citoyen à se faire rendre son bien, ou à obtenir satisfaction de quelque outrage, vous en trouverez sans doute trop: si vous les regardez dans le rapport qu'elles ont avec la liberté et la sûreté des citoyens, vous en trouverez souvent trop peu; et vous verrez que les peines, les dépenses, les longueurs, les dangers même de la justice, sont le prix que chaque citoyen donne pour sa liberté.

En Turquie, où l'on fait très peu d'attention à la fortune, à la vie, à l'honneur, des sujets, on termine promptement d'une façon ou d'une autre toutes les disputes. La maniere de les fi

nir est indifférente, pourvu qu'on finisse. Le bacha, d'abord éclairci, fait distribuer, à sa fantaisie, des coups de bâton sur la plante des pieds des plaideurs, et les renvoie chez eux.

Et il seroit bien dangereux que l'on y eût les passions des plaideurs: elles supposent un desir ardent de se faire rendre justice, une haine, une action dans l'esprit, une constance à poursuivre. Tout cela doit être évité dans un gouvernement où il ne faut avoir d'autre sentiment que la crainte, et où tout mene tout à coup, et sans qu'on le puisse prévoir, à des révolutions. Chacun doit connoître qu'il ne faut point que le magistrat entende parler de lui, et qu'il ne tient sa sûreté que de son anéan tissement.

Mais dans les états modérés, où la tête du moindre citoyen est considérable, on ne lui ôte son honneur et ses biens qu'après un long examen; on ne le prive de la vie que lorsque la patrie elle-même l'attaque; et elle ne l'attaque qu'en lui laissant tous les moyens possibles de la défendre.

Aussi lorsqu'un homme se rend plus absolu (1), songe-t-il d'abord à simplifier les lois. On commence dans cet état à être plus frappé des inconvénients particuliers que de la liberté des sujets, dont on ne se soucie point du tout.

On voit que dans les républiques il faut pour le moins autant de formalités que dans les mo

(1) César, Cromwel, et tant d'autres.

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narchies. Dans l'un et dans l'autre gouverne-
ment, elles augmentent en raison du cas que
l'on y
fait de l'honneur, de la fortune, de la
vie, de la liberté, des citoyens.

Les hommes sont tous égaux dans le gouvernement républicain; ils sont égaux dans le gouvernement despotique: dans le premier, c'est parcequ'ils sont tout; dans le second, c'est parcequ'ils ne sont rien.

CHAPITRE III,

Dans quels gouvernements et dans quels cas on doit juger selon un texte précis de la loi.

PLUS le gouvernement approche de la répubique, plus la maniere de juger devient fixe; et c'étoit un vice de la république de Lacédémone que les éphores jugeassent arbitrairement, sans qu'il y eût des lois pour les diriger. A Rome les premiers consuls jugerent comme les éphores: on en sentit les inconvénients, et l'on fit des lois précises.

Dans les états despotiques il n'y a point de lois; le juge est lui-même sa regle. Dans les états monarchiques il y a une loi; et là où elle est précise le juge la suit; là où elle ne l'est pas il en cherche l'esprit. Dans le gouvernement républicain, il est de la nature de la constitution que les juges suivent la lettre de la loi, Il n'y a point de citoyen contre qui on puisse interpréter une loi quand il s'agit de ses biens, de son honneur ou de sa vie.

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