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Comme les peuples qui vivent sous une bonne police sont plus heureux que ceux qui, sans regle et sans chefs, errent dans les forêts; aussi les monarques qui vivent sous les lois fondamentales de leur état sont-ils plus heureux que les princes despotiques qui n'ont rien qui puisse régler le cœur de leurs peuples ni le leur.

CHAPITRE XII.

Continuation du même sujet.

Qu'on n'aille point chercher de la magnanimité dans les états despotiques; le prince n'y donneroit point une grandeur qu'il n'a pas lui-même : chez lui il n'y a pas de gloire.

C'est dans les monarchies que l'on verra au tour du prince les sujets recevoir ses rayons; c'est là que chacun, tenant, pour ainsi dire, un plus grand espace, peut exercer ces vertus qui donnent à l'ame, non pas de l'indépen dance, mais de la grandeur.

CHAPITRE XIII.

Idée du despotisme.

QUAND UAND les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied, et cueillent le fruit ( 1 ). Voilà le gouvernement despotique.

(1) Lettres édif, tome II, page 315.

ESPR. DES Lois. 1.

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CHAPITRE XIV.

Comment les lois sont relatives au principe du gouvernement despotique.

Le gouvernement despotique a pour principe la crainte; mais à des peuples timides, ignorants, abattus, il ne faut pas beaucoup de lois.

Tout y doit rouler sur deux ou trois idées; il n'en faut donc pas de nouvelles. Quand vous instruisez une bête, vous vous donnez bien de garde de lui faire changer de maître, de leçon et d'allure; vous frappez son cerveau par deux ou trois mouvements, pas davantage.

Lorsque le prince est enfermé, il ne peut sortir du séjour de la volupté sans désoler tous ceux qui l'y retiennent. Ils ne peuvent souffrir que sa personne et son pouvoir passent en d'autres mains. Il fait donc rarement la guerre en personne, et il n'ose guere la faire par ses lieutenants.

Un prince pareil, accoutumé dans son palais à ne trouver aucune résistance, s'indigne de celle qu'on lui fait les armes à la main; il est donc ordinairement conduit par la colere ou par la vengeance. D'ailleurs il ne peut avoir d'idée de la vraie gloire. Les guerres doivent donc s'y faire dans toute leur fureur naturelle, et le droit des gens y avoir moins d'étendue qu'ailleurs.

Un tel prince a tant de défauts, qu'il faudroit

craindre d'exposer au grand jour sa stupidité naturelle. Il est caché, et l'on ignore l'état où il se trouve. Par bonheur les hommes sont tels dans ces pays, qu'ils n'ont besoin

nom qui les gouverne.

que d'un

Charles XII, étant à Bender, trouvant quel que résistance dans le sénat de Suede, écrivit qu'il leur enverroit une de ses bottes pour commander. Cette botte auroit gouverné comme un roi despotique.

Si le prince est prisonnier, il est censé être mort, et un autre monte sur le trône. Les traités que fait le prisonnier sont nuls; son successeur ne les ratifieroit pas. En effet, com me il est les lois, l'état et le prince, et que sitôt qu'il n'est plus le prince il n'est rien, s'il n'étoit pas censé mort, l'état seroit détruit.

Une des choses qui détermina le plus les Turcs à faire leur paix séparée avec Pierre I fut que les Moscovites dirent au visir qu'en Suede on avoit mis un autre roi sur le trône (1).

La conservation de l'état n'est que la conservation du prince, ou plutôt du palais où il est enfermé. Tout ce qui ne menace pas directement ce palais ou la ville capitale ne fait point d'impression sur des esprits ignorants, orgueilleux et prévenus; et, quant à l'enchaînement des évènements, ils ne peuvent le suivre, le prévoir, y penser même. La politique, ses

(1) Suite de Puffendorff, Histoire universelle, au traité de la Suede, chap. X.

ressorts et ses lois, y doivent être très bornés; et le gouvernement politique y est aussi simple que le gouvernement civil (1).

Tout se réduit à concilier le gouvernement politique et civil avec le gouvernement domestique, les officiers de l'état avec ceux du serrail.

Un pareil état sera dans la meilleure situation lorsqu'il pourra se regarder comme seul dans le monde, qu'il sera environné de déserts, et séparé des peuples qu'il appellera barbares. Ne pouvant compter sur la milice, il sera bon qu'il détruise une partie de lui

même.

Comme le principe du gouvernement despotique est la crainte, le but en est la tranquillité: mais ce n'est point une paix, c'est le silence de ces villes que l'ennemi est près d'occuper.

La force n'étant pas dans l'état, mais dans l'armée qui l'a fondé, il faudroit, pour défendre l'état, conserver cette armée; mais elle est formidable au prince. Comment donc concilier la sûreté de l'état avec la sûreté de la personne ?

Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gouvernement moscovite cherche à sortir du despotisme, qui lui est plus pesant qu'aux peuples mêmes. On a cassé les grands corps de troupes, on a diminué les peines des crimes on a établi des tribunaux, on a com

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(1) Selon M. Chardin, il n'y a point de conseil

d'état en Perse.

mencé à connoître les lois, on a instruit les peuples; mais il y a des causes particulieres qui le rameneront peut-être au malheur qu'il voudroit fuir.

Dans ces états la religion a plus d'influence que dans aucun autre; elle est une crainte ajoutée à la crainte. Dans les empires mahométans c'est de la religion que les peuples tirent en partie le respect étonnant qu'ils ont pour leur prince.

la con

C'est la religion qui corrige un peu stitution turque. Les sujets qui ne sont pas attachés à la gloire et à la grandeur de l'état par honneur, le sont par la force et par le principe de la religion.

De tous les gouvernements despotiques, il n'y en a point qui s'accable plus lui-même que celui où le prince se déclare propriétaire de tous les fonds de terres et l'héritier de tous ses sujets : il en résulte toujours l'abandon de la culture des terres; et, si d'ailleurs le prince est marchand, toute espece d'industrie est ruinée.

Dans ces états on ne répare, on n'améliore rien (1); on ne bâtit de maisons que pour la vie; on ne fait point de fossés, on ne plante point d'arbres; on tire tout de la terre, on ne lui rend rien; tout est en friche, tout est désert.

Pensez-vous que les lois qui ôtent la pro

(1) Voyez Ricaut, Etat de l'empire ottoman, p. 196,

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