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lorsque les nobles se donnent le privilege de n'en point payer; lorsqu'ils font des fraudes pour s'en exempter (1); lorsqu'ils les appellent à eux sous prétexte de rétributions ou d'appointements pour les emplois qu'ils exercent; enfin quand ils rendent le peuple tributaire, et se partagent les impôts qu'ils levent sur eux. Ce dernier cas est rare; une aristocratie, en cas pareil, est le plus dur de tous les gouver

nements.

Pendant que Rome inclina vers l'aristocratie, elle évita très bien ces inconvénients. Les magistrats ne tiroient jamais d'appointements de leur magistrature. Les principaux de la république furent taxés comme les autres; ils le furent même plus, et quelquefois ils le furent seuls. Enfin, bien loin de se partager les revenus de l'état, tout ce qu'ils purent tirer du trésor public, tout ce que la fortune leur envoya de richesses, ils le distribuerent au peuple pour se faire pardonner leurs honneurs (2).

C'est une maxime fondamentale, qu'autant que les distributions faites au peuple ont de pernicieux effets dans la démocratie, autant en ont-elles de bons dans le gouvernement aristocratique. Les premieres font perdre l'esprit de citoyen, les autres y ramenent.

(1) Comme dans quelques aristocraties de nos jours: rien n'affoiblit plus l'état.-(2) Voyez dans Strabon, livre XIV, comment les Rhodiens se conduisirent à cet égard,

Si l'on ne distribue point les revenus au peuple, il faut lui faire voir qu'ils sont bien administrés : les lui montrer, c'est en quelque maniere l'en faire jouir. Cette chaîne d'or que l'on tendoit à Venise, les richesses que l'on portoit à Rome dans les triomphes, les trésors que l'on gardoit dans le temple de Saturne, étoient véritablement les richesses du peuple.

Il est sur-tout essentiel, dans l'aristocratie, que les nobles ne levent pas les tributs. Le premier ordre de l'état ne s'en mêloit point à Rome; on en chargea le second, et cela même eut dans la suite de grands inconvénients. Dans une aristocratie où les nobles leveroient les tributs, tous les particuliers seroient à la discrétion des gens d'affaires; il n'y auroit point de tribunal supérieur qui les corrigeât. Ceux d'entre eux préposés pour ôter les abus aimeroient mieux jouir des abus. Les nobles seroient comme les princes des états despotiques, qui confisquent les biens de qui il leur plaît.

Bientôt les profits qu'on y feroit seroient regardés comme un patrimoine que l'avarice étendroit à sa fantaisie. On feroit tomber les fermes, on réduiroit à rien les revenus publics. C'est par-là que quelques états, sans avoir reçu d'échec qu'on puisse remarquer, tombent dans une foiblesse dont les voisins sont surpris, et qui étonne les citoyens mêmes.

Il faut que les lois leur défendent aussi le commerce: des marchands si accrédités fe

roient toute sorte de monopoles. Le commerce est la profession des gens égaux; et, dans les états despotiques, les plus misérables sont ceux où le prince est marchand.

Les lois de Venise (1) défendent aux nobles le commerce qui pourroit leur donner, même innocemment, des richesses exorbitantes.

Les lois doivent employer les moyens les plus efficaces pour que les nobles rendent justice au peuple. Si elles n'ont point établi un tribun, il faut qu'elles soient un tribun ellesmêmes.

Toute sorte d'asile contre l'exécution des lois perd l'aristocratie; et la tyrannie en est tout près.

Elles doivent mortifier, dans tous les temps, l'orgueil de la domination. Il faut qu'il y ait, pour un temps ou pour toujours, un magistrat qui fasse trembler les nobles, comme les éphores à Lacédémone, et les inquisiteurs d'état à Venise; magistratures qui ne sont soumises à aucunes formalités. Ce gouvernement a besoin de ressorts bien violents: une bouche de pierre (2) s'ouvre à tout délateur à Venise; vous diriez que c'est celle de la tyrannie.

Ces magistratures tyranniques dans l'aristocratie ont du rapport à la censure de la dé

(1) Amelot de la Houssaye, du gouvernement de Venise, part. III. La loi Claudia défendoit aux sénateurs d'avoir en mer aucun vaisseau qui tînt plus de quarante muids. Tite-Live, liv. XXI.—(2) Les délateurs y jettent leurs billets.

'mocratie, qui, par sa nature, n'est pas moins indépendante. En effet, les censeurs ne doivent point être recherchés sur les choses qu'ils ont faites pendant leur censure; il faut leur donner de la confiance, jamais du découragement. Les Romains étoient admirables; on pouvoit faire rendre à tous les magistrats (1) raison de leur conduite, excepté aux censeurs (2).

Deux choses sont pernicieuses dans l'aristocratie; la pauvreté extrême des nobles, et leurs richesses exorbitantes. Pour prévenir leur pauvreté, il faut sur-tout les obliger de bonne heure à payer leurs dettes. Pour modérer leurs richesses, il faut des dispositions sages et insensibles; non pas des confiscations, des lois agraires, des abolitions de dettes, qui font des maux infinis.

Les lois doivent ôter le droit d'aînesse entre les nobles (3), afin que, par le partage continuel des successions, les fortunes se remettent toujours dans l'égalité.

Il ne faut point de substitutions, de retraits lignagers, de majorats, d'adoptions. Tous les

(1) Voyez Tite-Live, liv. XLIX. Un censeur ne pouvoit pas même être troublé par un censeur : chacun faisoit sa note sans prendre l'avis de son collegue; et quand on fit autrement, la censure fut pour ainsi dire renversée.—(2) A Athenes, les logistes, qui faisoient rendre compte à tous les magistrats, ne reudoient point compte eux-mêmes. —(3) Cela est ainsi établi à Venise. Amelot de la Houssaye, pages 30 et 31.

moyens inventés pour perpétuer la grandeur des familles dans les états monarchiques ne sauroient être d'usage dans l'aristocratie (1).

Quand les lois ont égalisé les familles il leur reste à maintenir l'union entre elles. Les différents des nobles doivent être promptement décidés; sans cela les contestations entre les personnes deviennent des contestations entre les familles. Des arbitres peuvent terminer les procès, ou les empêcher de naître.

Enfin il ne faut point que les lois favorisent les distinctions que la vanité met entre les iamilles, sous prétexte qu'elles sont plus nobles ou plus anciennes ; cela doit être mis au rang des petitesses des particuliers.

On n'a qu'à jeter les yeux sur Lacédémone; on verra comment les éphores surent mortifier les foiblesses des rois, celles des grands, et celles du peuple.

CHAPITRE IX.

Comment les lois sont relatives à leur principe dans la monarchie.

L'HONNEUR étant le principe de ce gouvernement, les lois doivent s'y rapporter.

Il faut qu'elles y travaillent à soutenir cette noblesse, dont l'honneur est pour ainsi dire l'enfant et le pere.

(1) Il semble que l'objet de quelques aristocraties soit moins de maintenir l'etat, que ce qu'elles ap❤ pellent leur noblesse.

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