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étude particuliere des beaux arts; mais l'expression dont brillent les chefs-d'œuvre en ce genre saisit infailliblement tout homme de génie. Accoutumé à étudier la nature, il la reconnoît quand elle est iraitée, comme un portrait ressemblant frappe tous ceux à qui l'original est familier. Malheur aux productions de l'art dont toute la beauté n'est que pour les artistes!

Après avoir parcouru l'Italie, M. de Montesquieu vint en Suisse. Il examina soigneusement les vastes pays arrosés par le Rhin. Et il ne lui resta plus rien à voir en Allemagne, car Frédéric ne régnoit pas' encore. Il s'arrêta ensuite quelque temps dans les Provinces-Unies, monument admirable de ce que peut l'industrie humaine animée par l'amour de la liberté. Enfin il se rendit en Angleterre, où il demeura deux ans. Digne de voir et d'entretenir les plus grands hommes, il n'eut à regretter que de n'avoir pas fait plutôt ce voyage. Locke et Newton étoient morts. Mais il eut souvent l'honneur de faire sa cour à leur protectrice, la célebre reine d'Angleterre, qui cultivoit la philosophie sur le trône, et qui goûta, comme elle le devoit, M. de Montesquieu. Il ne fut pas moins accueilli par la nation, qui n'avoit pas besoin sur cela de prendre le ton de ses maîtres. Il forma à Londres des liaisons intimes avec des hommes exercés à méditer et à se préparer aux grandes choses par des études profondes. Il s'instruisit avec eux de la nature du gouvernement, et parvint à le bien connoître. Nous parlons ici d'après les témoignages publics que lui en ont rendus les Anglais eux-mêmes, si jaloux d

nos avantages, et si peu disposés à reconnoître en nous aucune supériorité.

Comme il n'avoit rien examiné ni avec la prévention d'un enthousiaste ni avec l'austérité d'un cynique, il n'avoit remporté de ses voyages, ni un dédain outrageant pour les étrangers, ni un mépris encore plus déplacé pour son propre pays. Il résultoit de ses observations que l'Allemagne étoit faite pour y voyager, l'Italie pour y séjourner, l'Angleterre pour y penser, et la France pour y vivre.

De retour enfin dans sa patrie, M. de Montesquieu se retira pendant deux ans à sa terre de la Brede. Il y jouit en paix de cette solitude que le spectacle et le tumulte du monde servent à rendre plus agréable: il vécut avec lui-même, après en être sorti si longtemps; et, ce qui nous intéresse le plus, il mit la derniere main à son ouvrage sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains, qui parut en 1734.

Les empires, ainsi que les hommes, doivent croître, dépérir, et s'éteindre. Mais cette révolution nécessaire a souvent des causes cachées que la nuit des temps nous dérobe, et que le mystere ou leur petitesse apparente a même quelquefois voilées aux yeux des contemporains. Rien ne ressemble plus sur ce point à l'histoire moderne que l'histoire ancienne. Celle des Romains mérite néanmoins à cet égard quelque exception: elle présente une politique raisonnée, un systême suivi d'agrandissement qui nc permet pas d'attribuer la fortune de ce peuple à des ressorts obscurs et subalternes. Les causes de la grandeur romaine se trouvent donc dans l'his

toire ; et c'est au philosophe à les y découvrir. D'ailleurs il n'en est pas des systêmes dans cette étude comme dans celle de la physique. Ceux-ci sont presque toujours précipités, parcequ'une observation nouvelle et imprévue peut les renverser en un instant; au contraire, quand on recueille avec soin les faits que nous transmet l'histoire ancienne d'un pays, si on ne rassemble pas toujours tous les matériaux qu'on peut desirer, on ne sauroit du moins espérer d'en avoir un jour davantage. L'étude réfléchie de l'histoire, étude si importante et si difficile, consiste à combiner de la maniere la plus parfaite ces matériaux défectueux: tel seroit le mérite d'un architecte qui, sur des ruines savantes, traceroit de la maniere la plus vraisemblable le plan d'un édifice antique en suppléant par le génie et par d'heureuses conjectures à des restes informes et tronqués.

C'est sous ce point de vue qu'il faut envisager l'ouvrage de M. de Montesquieu. Il trouve les causes de la grandeur des Romains dans l'amourde la liberté, du travail et de la patrie, qu'on leur inspiroit dès l'enfance; dans la sévérité de la discipline militaire; dans ces dissentions intestines qui donnoient du ressort aux esprits, et qui cessoient tout à coup à la vue de l'ennemi; dans cette constance après le malheur, qui ne désespéroit jamais de la république ; dans le principe où ils furent toujours de ne faire jamais la paix qu'après des victoires; dans l'honneur du triomphe, sujet d'émulation pour les généraux; dans la protection qu'ils accordoient aux peuples révoltés contre leurs rois; dans l'excellente politique de laisser aux vaincus

leurs dieux et leurs coutumes; dans celle de n'avoir jamais deux puissants ennemis sur les bras, et de tout souffrir de l'un jusqu'à ce qu'ils eussent anéanti l'autre. Il trouve les causes de leur décadence dans l'agrandissement mème de l'état, qui changea en guerres civiles les tumultes populaires; dans les guerres éloignées, qui, forçant les citoyens à unè trop longue absence, leur faisoient perdre insensiblement l'esprit républicain; dans le droit de bourgeoisie accordé à tant de nations, et qui ne fit plus du peuple romain qu'une espece de monstre à plnsieurs têtes ; dans la corruption introduite par le luxe de l'Asie; dans les proscriptions de Sylla, qui avilirent l'esprit de la nation et la préparerent à l'esclavage; dans la nécessité où les Romains se trouverent de souffrir des maîtres lorsque leur liberté leur fut devenue à charge; dans l'obligation où ils furent de changer de maximes en changeant de gouvernement; dans cette suite de monstres qui régnerent, presque sans interruption, depuis Tibere jusqu'à Nerva, et depuis Commode jusqu'à Constantin; enfin dans la translation et le partage de l'empire, qui périt d'abord en occident par la puissance des barbares, et qui, après avoir langui plusieurs siecles en orient sous des empereurs imbécilles ou féroces, s'anéantit insensiblement, comme ces fleuves qui disparoissent dans des sables.

Un assez petit volume a suffi à M. de Montesquieu pour développer un tableau si intéressant et si vaste. Comme l'auteur ne s'appesantit point sur les détails et ne saisit que les branches fécondes de son sujet, il a su renfermer en très peu d'espace un grand nom

bre d'objets distinctement apperçus et rapidement présentés, sans fatigue pour le lecteur. En laissant beaucoup voir, il laisse encore plus à penser; et il auroit pu intituler son livre, Histoire romaine à l'usage des hommes d'état et des philosophes.

Quelque réputation que M. de Montesquieu se fût acquise par ce dernier ouvrage et par ceux qui l'avoient précédé, il n'avoit fait que se frayer le chemin à une plus grande entreprise, à celle qui doit immortaliser son nom et le rendre respectable aux siecles futurs. Il en avoit dès long-temps formé le dessein : il en médita pendant vingt ans l'exécution; ou, pour parler plus exactement, toute sa vie en avoit été la méditation continuelle. D'abord il s'étoit fait en quelque façon étranger dans son propre pays, afin de le mieux connoître ; il avoit ensuite parcouru toute l'Europe et profondément étudié les différents peuples qui l'habitent. L'isle fameuse qui se glorifie tant de ses lois et qui en profite si mal avoit été pour lui, dans ce long voyage, ce que l'isle de Crete fut autrefois pour Lycurgue, une école où il avoit su s'instruire saus tout approuver. Enfin il avoit, si on peut parler ainsi, interrogé et jugé les nations et les hommes célebres qui n'existent plus aujourd'hui que dans les annales du monde. Ce fut ainsi qu'il s'éleva par degrés au plus beau titre qu'un sage puisse mériter, celui de législateur des nations.

S'il étoit animé par l'importance de la matiere, il étoit effrayé en même temps par son étendue: il l'abandonna, et y revint à plusieurs reprises. Il sentit plus d'une fois, comme il l'avoue lui-même,

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