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donc regarder les Grecs comme une société d'athletes et de combattants. Or, ces exercices, si propres à faire des gens durs et sauvages (1), avoient besoin d'être tempérés par d'autres qui pussent adoucir les mœurs. La musique, qui tient à l'esprit par les organes du corps, étoit très propre à cela. C'est un milieu entre les exercices du corps qui rendent les hommes durs, et les sciences de spéculation qui les rendent sauvages. On ne peut pas dire que la musique inspirât la vertu; cela seroit inconcevable: mais elle empêchoit l'effet de la férocité de l'institution, et faisoit que l'ame avoit dans l'éducation une part qu'elle n'y auroit point eue.

Je suppose qu'il y ait parmi nous une société de gens si passionnés pour la chasse qu'ils s'en occupassent uniquement; il est sûr qu'ils en contracteroient une certaine rudesse. Si ces mêmes gens venoient à prendre encore du goût pour la musique, on trouveroit bientôt de la différence dans leurs manieres et dans leurs mœurs. Enfin les exercices des Grecs n'excitoient en eux qu'un genre de passions; la rudesse, la colere, la cruauté. La musique les excite toutes, et peut faire sentir à l'ame la douceur, la pitié, la tendresse, le doux plai

(1) Aristote dit que les enfants des Lacédémoniens, qui commençoient ces exercices dès l'âge le plus tendre, en contractoient trop de férocité. Polit. liv. VIII, ch. IV.

sir. Nos auteurs de morale, qui parmi nous proscrivent si fort les théâtres, nous font assez sentir le pouvoir que la musique a sur nos

ames.

Si à la société dont j'ai parlé on ne donnoit que des tambours et des airs de trompettes, n'est-il pas vrai que l'on parviendroit moins à son but que si l'on donnoit une musique tendre? Les anciens avoient donc raison, lorsque, dans certaines circonstances, ils préféroient pour les mœurs un mode à un autre.

Mais, dira-t-on, pourquoi choisir la musique par préférence? C'est que de tous les plaisirs des sens il n'y en a aucun qui corrompe moins l'ame. Nous rougissons de lire dans Plutarque (1) que les Thébains, pour adoucir les mœurs de leurs jeunes gens, établirent par les lois un amour qui devroit être proscrit par toutes les nations du monde.

(1) Vie de Pélopidas.

LIVRE V.

QUE LES LOIS QUE LE LÉGISLATEUR DONNE DOIVENT ÊTRE RELATIVES AU PRINCIPE DU GOUVERNEMENT.

CHAPITRE PREMIER.
Idée de ce livre.

Nous venons de voir que les lois de l'éducation doivent être relatives au principe de chaque gouvernement. Celles que le législateur donne à toute la société sont de même. Ce rapport des lois avec ce principe tend tous les ressorts du gouvernement; et ce principe en reçoit à son tour une nouvelle force. C'est ainsi que, dans les mouvements physiques, l'action est toujours suivie d'une réaction.

Nous allons examiner ce rapport dans chaque gouvernement; et nous commencerons par l'état républicain, qui a la vertu pour principe.

CHAPITRE II.

Ce que c'est que la vertu dans l'état politique. L▲ vertu, dans une république, est une chose très simple; c'est l'amour de la république : c'est un sentiment, et non une suite de connoissances; le dernier homme de l'état peut

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avoir ce sentiment comme le premier. Quand le peuple a une fois de bonnes maximes, il s'y tient plus long-temps que ce qu'on appelle les honnêtes gens. Il est rare que la corruption commence par lui; souvent il a tiré de la médiocrité de ses lumieres un attachement plus fort pour ce qui est établi.

L'amour de la patrie conduit à la bonté des mœurs, et la bonté des mœurs mene à l'amour de la patrie. Moins nous pouvons satisfaire nos passions particulieres, plus nous nous livrons aux générales. Pourquoi les moines aiment-ils tant leur ordre? c'est justement par l'endroit qui fait qu'il leur est insupportable. Leur regle les prive de toutes les choses sur lesquelles les passions ordinaires s'appuient: reste donc cette passion pour la regle même qui les afflige. Plus elle est austere, c'est-àdire plus elle retranche de leurs penchants, plus elle donne de force à ceux qu'elle leur laisse.

CHAPITRE III.

Ce que c'est que l'amour de la république dans

L'AMO

la démocratie.

MOUR de la république, dans une démocratie, est celui de la démocratie: l'amour de la démocratie est celui de l'égalité.

L'amour de la démocratie est encore l'amour de la frugalité. Chacun, devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages, y doit

goûter les mêmes plaisirs et former les mêmes espérances; chose qu'on ne peut attendre que de la frugalité générale.

L'amour de l'égalité, dans une démocratie, borne l'ambition au seul desir, au seul bonheur, de rendre à sa patrie de plus grands services que les autres citoyens. Ils ne peuvent pas lui rendre tous des services égaux, mais ils doivent tous également lui en rendre. En naissant on contracte envers elle une dette immense, dont on ne peut jamais s'acquitter.

Ainsi les distinctions y naissent du principe de l'égalité, lors même qu'elle paroît ôtée par des services heureux ou par des talents supérieurs.

L'amour de la frugalité borne le desir d'avoir à l'attention que demande le nécessaire pour sa famille, et même le superflu pour sa patrie. Les richesses donnent une puissance dont un citoyen ne peut pas user pour lui; car il ne seroit pas égal. Elles procurent des délices dont il ne doit pas jouir non plus, parcequ'elles choqueroient l'égalité tout de même.

Aussi les bonnes démocraties, en établissant la frugalité domestique, ont-elles ouvert la porte aux dépenses publiques, comme on fit à Athenes et à Rome. Pour lors la magnificence et la profusion naissoient du fonds de la frugalité même: et, comme la religion demande qu'on ait les mains pures pour faire des offrandes aux dieux, les lois vouloient des mœurs frugales pour que l'on pût donner à sa patrie.

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