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C'est apparemment dans ce sens que des cadis ont soutenu que le grand seigneur n'étoit point obligé de tenir sa parole ou son serment, lorsqu'il bornoit par-là son autorité (1).

Il faut que le peuple soit jugé par les lois, et les grands par la fantaisie du prince; que la tête du dernier sujet soit en sûreté, et celle des bachas toujours exposée. On ne peut parler sans frémir de ces gouvernements monstrueux. Le sophi de Perse, détrôné de nos jours par Miriveis, vit le gouvernement périr avant la conquête, parcequ'il n'avoit pas versé assez de sang (2).

L'histoire nous dit que les horribles cruautés de Domitien effrayerent les gouverneurs au point que le peuple se rétablit un peu sous son regne (3). C'est ainsi qu'un torrent qui ravage tout d'un côté laisse de l'autre des campagnes où l'œil voit de loin quelques prairies.

CHAPITRE X.

Différence de l'obéissance dans les gouvernements modérés et dans les gouvernements despotiques.

DANS

ANS les états despotiques, la nature du gouvernement demande une obéissance extrême; et la volonté du prince, une fois connue,

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(1) Ricault, de l'Empire ottoman. (2) Voyez l'histoire de cette révolution, par le P. Ducerceau. -(3) Son gouvernement étoit militaire, ce qui est une des especes du gouvernement despotique.

doit avoir aussi infailliblement son effet qu'une boule jetée contre une autre doit avoir le sien.

Il n'y a point de tempérament, de modifications, d'accommodements, de termes, d'équivalents, de pourparlers, de remontrances; rien d'égal ou de meilleur à proposer. L'homme est une créature qui obéit à une créature qui veut.

On n'y peut pas plus représenter ses craintes sur un évènement futur, qu'excuser ses mauvais succès sur le caprice de la fortune. Le partage des hommes, comme des bêtes, y est l'instinct, l'obéissance, le châtiment.

Il ne sert de rien d'opposer les sentiments naturels, le respect pour un pere, la tendresse pour ses enfants et ses femmes, les lois de l'honneur, l'état de sa santé; on a reçu l'ordre, et cela suffit.

En Perse, lorsque le roi a condamné quelqu'un, on ne peut plus lui en parler, ni demander grace. S'il étoit ivre ou hors de sens, il faudroit que l'arrêt s'exécutât tout de même (1); sans cela il se contrediroit, et la loi ne peut se contredire. Cette maniere de penser y a été de tout temps: l'ordre que donna Assuérus d'exterminer les Juifs ne pouvant être révoqué, on prit le parti de leur donner la permission de se défendre.

Il y a pourtant une chose que l'on peut quelquefois opposer à la volonté du prince (2),

(1) Voyez Chardin.—(»} Ibid.

c'est la religion. On abandonnera son pere, on le tuera même, sile prince l'ordonne : mais on ne boira pas de vin, s'il le veut et s'il l'ordonne. Les lois de la religion sont d'un précepte supérieur, parcequ'elles sont données sur la tête du prince comme sur celle des sujets. Mais, quant au droit naturel, il n'en est pas de même; le prince est supposé n'être plus un homme.

Dans les états monarchiques et modérés, la puissance est bornée par ce qui en est le ressort; je veux dire l'honneur, qui regne, comme un monarque, sur le prince et sur le peuple. On n'ira point lui alléguer les lois de la religion; un courtisan se croiroit ridicule : on lui alléguera sans cesse celles de l'honneur. De là résultent des modifications nécessaires dans l'obéissance; l'honneur est naturellement sujet à des bizarreries, et l'obéissance les suivra

toutes.

Quoique la maniere d'obéir soit différente dans ces deux gouvernements, le pouvoir est pourtant le même. De quelque côté que le monarque se tourne, il emporte et précipite la balance, et est obéi. Toute la différence est que, dans la monarchie, le prince a des lumieres, et que les ministres y sont infiniment plus habiles et plus rompus aux affaires que dans l'état despotique.

ESPR. DES LOIS. 1.

ΤΟ

TELS

CHAPITRE XI.

Réflexion sur tout ceci.

Ls sont les principes des trois gouvernements: ce qui ne signifie pas que, dans une certaine république, on soit vertueux; mais qu'on devroit l'être. Cela ne prouve pas non plus que, dans une certaine monarchie, on ait de l'honneur, et que, dans un état despotique particulier, on ait de la crainte; mais qu'il faudroit en avoir: sans quoi le gouvernement sera imparfait.

LIVRE IV.

QUE LES LOIS DE L'ÉDUCATION DOIVENT ÊTRE RELATIVES

AUX PRINCIPES DU GOUVERNEMENT.

CHAPITRE PREMIER.

Des lois de l'éducation.

Les lois de l'éducation sont les premiers que nous recevons; et comme elles nous préparent à être citoyens, chaque famille particuliere doit être gouvernée sur le plan de la grande famille qui les comprend toutes.

Si le peuple en général a un principe, les parties qui le composent, c'est-à-dire les fa

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milles, l'auront aussi. Les lois de l'éducation seront donc différentes dans chaque espece de gouvernement. Dans les monarchies, elles auront pour objet l'honneur; dans les républiques, la vertu; dans le despotisme, la crainte.

CHAPITRE II.

De l'éducation dans les monarchies.

Ce n'est point dans les maisons publiques où l'on instruit l'enfance que l'on reçoit, dans les monarchies, la principale éducation; c'est lorsque l'on entre dans le monde que l'éducation en quelque façon commence. Là est l'école de ce que l'on appelle l'honneur, ce maître universel qui doit par-tout nous conduire.

C'est là que l'on voit et que l'on entend toujours dire trois choses, « qu'il faut mettre dans « les vertus une certaine noblesse, dans les << mœurs une certaine franchise, dans les ma« nieres une certaine politesse.

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Les vertus qu'on nous y montre sont toujours moins ce que l'on doit aux autres que ce que l'on se doit à soi-même: elles ne sont pas tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens que ce qui nous en distingue.

On n'y juge pas les actions des hommes comme bonnes, mais comme belles; commne justes, mais comme grandes; comme raisonnables, mais comme extraordinaires.

Dès que l'honneur y peut trouver quelque

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