Page images
PDF
EPUB

nètre sous la tente du roi, « plongé dans les douces << vapeurs du sommeil,» se place au-dessus de la tête d'Agamemnon, et, prenant les traits de Nestor, il parle au fils d'Atrée en des termes bien propres, il faut en convenir, à l'induire en erreur, et à le faire tomber dans le piége que lui prépare Jupiter, pour honorer Achille et servir sa colère : il ne faut pas que le héros à qui sont confiées les destinées de tant de peuples, se livre toute la nuit au sommeil. Qu'il se lève et ordonne aux Grecs de s'armer à l'instant même; les dieux ne sont plus irrités entre eux, et ce jour même, il sera donné aux Grecs de s'emparer d'Ilion; telle est la volonté de Jupiter.

[ocr errors]

Et le Songe reprend son vol vers l'Olympe.

«

Agamemnon, quand le songe l'a quitté, réfléchit à ces promesses qui ne doivent point s'accomplir; il croyait ce jour-même renverser Ilion. Hélas! il ne << connaissait pas les projets de Jupiter, qui préparait aux Grecs, ainsi qu'aux Troyens, bien des douleurs << et bien des larmes 1. » Le roi s'arraché enfin au sommeil, tandis qu'il lui semble entendre encore la voix divine résonner à ses côtés.

Voici maintenant quelques-uns de ces traits pittoresques, romanesques même, familiers à Homère, et à l'aide desquels il nous fait faire connaissance avec ses personnages. On assiste à la toilette militaire d'Agamemnon : il se lève, revêt une tunique moelleuse, nouvellement achevée; il s'enveloppe ensuite dans un large manteau, attache à ses pieds de superbes brodequins; il suspend à ses épaules un glaive étincelant d'argent, et prenant en main le sceptre in

1. I., II, v. 36-39.

corruptible de ses pères, il s'avance vers les vaisseaux des Grecs.

L'aurore commence à paraître, et le roi ordonne aux hérauts d'armes de convoquer d'abord les chefs de l'armée. Le vaisseau de Nestor est indiqué comme lieu de rendez-vous. Les chefs arrivent successivement; une sorte de conseil de guerre se trouve donc réuni. Agamemnon fait part aux chefs du songe qui lui a laissé entrevoir, il y croit du moins, de si brillantes espérances pour la journée qui va commencer; et arrivant au moyen d'armer les soldats, il propose de les éprouver d'abord, en les engageant à fuir, et ce sera ensuite aux chefs, ici présents, à contenir les troupes par leurs reproches.

[ocr errors]
[ocr errors]

Cette résolution a paru étrange à bien des commentateurs. Quoi! a-t-on dit, Agamemnon, le chef toutpuissant de cette armée, n'était donc pas le maître de commander aux Grecs, comme et quand il le jugeait convenable? On peut répondre que l'éloignement d'Achille pouvait avoir indisposé les troupes contre le roi; voilà pourquoi, craignant sans doute un échec pour son amour-propre, il n'osait leur proposer ouvertement de marcher à l'ennemi. Il recourt donc à une sorte de biais, capable de mettre à couvert son autorité de généralissime. Si l'armée rejette sa proposition, tant mieux; il n'y aura là rien de blessant pour un chef qui doit aimer voir ses soldats refuser de reculer; s'ils obéissent, eh bien! la dignité du roi n'en sera nullement compromise; et ce seront les autres chefs qui arrêteront l'armée dans sa fuite. Dans le premier cas donc, la désobéissance des Grecs n'aura, après tout, rien d'offensant pour leur chef; dans le second cas, celui-ci s'effacera derrière les au

tres généraux agissant ou semblant agir d'après leur propre autorité. Et c'est là ce dont on convient dans le conseil avant de se séparer 1.

2

Accourent maintenant, également convoqués par les hérauts d'armes, tous les Grecs qui composent l'armée. Homère les compare pour leur nombre à ces essaims d'abeilles toujours renaissants, qui s'élancent d'une roche caverneuse, voltigent de tous côtés dans les airs et se groupent sur les fleurs du printemps. Le poëte ne raconte plus; il peint. Nous sommes au milieu du camp des Grecs, qui s'étend, à la droite des vaisseaux et des tentes, le long du vaste rivage de la

1. L'auteur déjà cité d'un livre intéressant sur Homère, M. S. Delorme, attribue cette conduite d'Agamemnon à cet esprit d'astuce qui faisait, selon lui, comme le fond du caractère des Grecs des temps héroïques : « Il est telle occurrence où tout ce qu'il y a de plus éminent parmi les chefs use envers l'armée, sur la proposition du roi des rois, et après mûre délibération, d'une ruse à laquelle le penchant et l'habitude semblaient, en conscience, avoir plus de part que la nécessité.

<< Il est impossible, en effet, de ne pas se demander pourquoi, lorsque, assuré de la victoire par un message de Jupiter, Agamemnon a résolu de livrer bataille, il commence par jouer le découragement, déclare aux siens qu'il faut renoncer à l'espoir de s'emparer de Troie, et finit par proclamer officiellement que le seul parti à prendre est de faire voile pour la Grèce. Tel est cependant le moyen auquel il a recours. Et comme il n'y a certes à douter ni du génie d'Homère, ni de son expérience des hommes, on est ici nécessairement amené à conclure que la finesse et les subterfuges avaient chez ce peuple un attrait qui leur était propre, et s'y reproduisaient assez souvent pour ne sembler jamais assez invraisemblables ou hors de mise. (S. Delorme, Les hommes d'Homère, p. 241.)

2. On aura pu remarquer que dans le premier livre de l'Iliade il ne se trouve pas une seule comparaison : « cela prouve, dit << Mme Dacier, qu'Homère a cru que les commencements d'un « poëme épique ne sauraient être trop simples, et que les grandes a figures ne sont de saison qu'après que le fait est bien exposé et << le lecteur bien instruit.» (Remarques sur l'Iliade.)

mer. Quel empressement! l'ardente Renommée, marchant devant eux, précipite leur course. Quel tumulte ! le sol tremble sous leurs pas. Quel bruit encore pour se placer! Mais voici les hérauts d'armes qui se lèvent et commandent le silence à cette foule immense. Trêve de clameurs! qu'on écoute les rois, << enfants de Jupiter. » On s'assied, on se tait. Agamemnon alors, tenant dans ses mains, comme une marque de sa puissance, le sceptre qui lui vient de ses aïeux, prend la parole, fidèle à son dessein de sonder les dispositions de l'armée le maître de l'Olympe, qui lui promit autrefois la victoire sur Ilion, lui ordonne maintenant, par l'intermédiaire d'un songe, de retourner honteusement dans Argos. Ainsi le veut le dieu. Et pourtant quel opprobre pour les Grecs, quand on apprendra dans l'avenir, qu'après tant de peines et tant de travaux, ils sont revenus dans leur patrie sans avoir détruit Ilion, sans s'être vengés des Troyens dix fois moins nombreux qu'eux! Mais déjà neuf ans se sont écoulés ; le bois des navires commence à pourrir; les cordages sont consumés par le temps; leurs femmes, d'ailleurs, et leurs enfants languissent dans leurs foyers en attendant leur retour. Et cependant on est loin d'avoir accompli l'entreprise qui les mena tous sur ces bords! Mais il faut céder à la nécessité, puisque aussi bien on ne s'emparera jamais de Troie.

Agamemnon, selon qu'il l'avait annoncé, sonde l'esprit de l'armée; on le voit, il plaide, comme on le dit vulgairement, le faux pour savoir le vrai. Tout en proposant à l'armée de fuir, il fait à chaque mot sentir la honte et l'impossibilité de cette fuite. A chaque

mot il y a des restrictions et des réticences qui n'échappent pas au lecteur et qui n'ont pas dû échapper à beaucoup d'entre les soldats. Mais la majorité des Grecs prend au pied de la lettre le discours du roi. Ils n'en comprennent ou n'en veulent comprendre que la partie qui répond le mieux aux dispositions présentes de leur esprit. Fatigués par une longue guerre, ils acceptent avec empressement l'ouverture qui leur est faite, et, sans doute au grand désappointement du roi, ils se précipitent vers la flotte, poussent des cris de joie, prêts à rompre les câbles pour mettre à la mer1. Que va-t-il arriver? Junon, l'ennemie des Troyens, laissera-t-elle les Grecs fuir ainsi, sans s'être vengée? On ne le pense pas. Elle charge Minerve, intéressée, comme elle, à la même vengeance, de descendre de l'Olympe et d'empêcher le départ des Grecs. Le plan de Minerve est arrêté d'avance. Elle arrive dans le camp des Grecs. C'est là qu'elle trouve le prudent Ulysse. Lui seul ne fuyait pas. Immobile, il ne touchait pas à son navire; son âme était en

1. Un excellent esprit, M. Otfried Müller, fait à cet égard quelques remarques qui concordent tout à fait avec notre manière de voir, au sujet du passage dont nous nous occupons. Je traduis de l'allemand: « Jupiter se propose de tromper Agamemnon moyennant un songe et cherche à le pousser au combat. Après cela, Agamemnon se permet à son tour de tromper les Grecs; car bien qu'il ait le complet espoir de vaincre, il ne cherche pas moins à leur faire accroire qu'il est résolu à retourner dans ses foyers. Mais voici que, contrairement à ses prévisions, les Grecs viennent déjouer son attente et d'une façon tout à fait comique; car tandis qu'il ne s'était proposé que de les éprouver, pour les aiguillonner de la sorte plus vivement au combat, il les trouve déterminés à fuir en toute hâte et de laisser Troie debout et intacte derrière eux; et cela n'aurait pas manqué d'arriver, si Ulysse, d'après le conseil des dieux, ne les en eût empêchés. » (Geschichte der griechischen Litteratur, p. 92.)

« PreviousContinue »