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téresse, nous touche; et dans ce passage, comme partout ailleurs, il est le sublime interprète des misères et des tribulations qui sont le triste apanage de notre pauvre nature.

CHAPITRE XI.

S.I.

SOMMAIRE: Le vingt-troisième livre de l'Iliade. Examen des principales beautés de ce livre; apparition de l'ombre de Patrocle; deux points curieux de la théologie grecque; les ombres des anciens et les revenants. Homère paraît avoir eu une notion de l'immortalité de l'âme. Achille conduit les funérailles de Patrocle; rapprochements: encore une scène du poëme des Nibelungen; les funérailles de Pallas, dans Virgile. Le bûcher; la mythologie des anciens. Achille et les Grecs recueillent les cendres de Patrocle; rapprochement; Homère et Tacite.

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Hector tué, l'action de l'Iliade semble terminée. En effet, la mort de Patrocle se trouve ainsi vengée, et du même coup, la colère d'Achille doit être éteinte. Mais quand on songe à l'importance que les anciens attachaient aux honneurs de la sépulture, des tragédies entières, nous l'avons fait remarquer ailleurs déjà, roulaient souvent sur ce douloureux sujet, on comprendra aisément que le poëte était tenu de dire à ses auditeurs, et avec détails, ce que devinrent les cadavres de Patrocle et d'Hector. Donc loin d'être en dehors du sujet, comme la critique l'a quelquefois avancé, les deux derniers livres en sont la suite na

turelle, indispensable, au point de vue des mœurs anciennes; car ils complètent ainsi le poëme. L'amitié demandait qu'Achille fit de magnifiques funérailles à Patrocle; d'un autre côté aussi, l'humanité exigeait qu'après tous les outrages dont il avait accablé le corps d'Hector, Achille rendît ce cadavre à la prière et aux larmes d'un père. Le vingt-troisième chant sera donc naturellement consacré aux honneurs funèbres rendus à Patrocle, et le vingt-quatrième, à la rançon d'Hector que ses parents et ses amis enseveliront ensuite à leur tour avec tous les honneurs dus à son rang. De là des scènes d'une rare beauté, des tableaux empreints d'une profonde douleur, des morceaux d'une touchante poésie. Occupons-nous tout d'abord du vingt-troisième chant.

Le premier tiers de ce livre, qui a pour objet les funérailles proprement dites de Patrocle, fait naître en nous de fortes impressions. Il est plein de situations vraiment pathétiques, de passages émouvants. Homère possède à un haut degré le don de faire couler les pleurs; il sait peindre et faire parler admirablement les grandes douleurs du cœur; il connaît à fond les tristesses de l'âme, et, pour les exprimer, il rencontre une éloquence attendrissante.

Pendant que les Troyens et la royale famille se lamentaient et gémissaient dans Ilion, les Grecs étaient revenus victorieux sur les bords de l'Hellespont et s'étaient dispersés dans leurs tentes et dans leurs navires. Mais le moment de se reposer n'est pas encore venu pour Achille. Le cadavre de Patrocle n'estil point étendu depuis la veille dans la tente du fils de Pélée? Achille ne permet donc pas encore à ses soldats de descendre de leurs chars ni de dételer

leurs chevaux; il veut qu'auparavant tous s'approchent du corps de Patrocle et l'honorent de leurs larmes. « A ces mots, tous, en foule, s'avancent en « gémissant. A leur tête marche Achille. Trois fois « ces guerriers affligés conduisent autour du cadavre << leurs chevaux à la flottante crinière. Au milieu d'eux, Thétis excite le désir des larmes. Le sable << du rivage est mouillé de pleurs, les pleurs inondent << les armes des soldats, tant ils regrettent un héros qui inspirait la terreur aux ennemis 1. >>

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Ce récit est comme le prélude de tout ce qui va suivre; c'est, pour ainsi dire, l'ouverture mélancolique d'un chant si plein de mélancolie; c'est comme la première note du ton qui régnera dans tout le reste du morceau. Achille pose ensuite ses mains homicides sur la poitrine de son ami et lui renouvelle les promesses que déjà il lui a faites, le jour même de sa mort, de lui immoler sur son bûcher douze illustres Troyens et de laisser Hector en proie aux chiens. En même temps, Achille accable de nouveaux outrages le corps d'Hector, toujours attaché à son char; puis il le jette sur le sable en face du cadavre de Patrocle. Le contraste est aussi heureux que touchant. Le corps de Patrocle est, et sera tout à l'heure encore, de la part des siens, l'objet des soins les plus tendres, et des hommages les plus respectueux, tandis que le cadavre du malheureux Hector, maltraité déjà comme on le sait, gît là sur le rivage, sans honneur et sans sépulture.

Cependant les compagnons d'Achille déposent maintenant leurs armes, détellent leurs chevaux, et

1. Il., XXIII, v. 12-16.

assis près des vaisseaux de leur chef, ils prennent, selon l'usage des temps antiques, un repas funèbre, auquel les a conviés Achille. Pour distraire la douleur d'Achille, les rois l'emmènent ensuite dans la tente d'Agamemnon. En vain on le presse d'enlever de son corps le sang qui le couvre. Achille, par un scrupule d'amitié qui l'honore, refuse absolument de s'occuper de lui, de sa personne, de son corps, avant d'avoir placé Patrocle sur le bûcher funèbre et avant de lui avoir consacré l'offrande de sa chevelure. Les princes grecs néanmoins prennent le repas dans la tente du roi; Achille, toujours occupé d'une seule et unique idée, prie le roi de veiller à ce que, dès le lendemain, on aille couper dans la forêt voisine le bois nécessaire au bûcher de Patrocle. Le corps de Patrocle une fois consumé, les troupes pourront alors retourner aux travaux de la guerre.

Nous voici arrivés à une suite de scènes d'une grande beauté et que nous allons essayer d'analyser. Nous citerons le plus souvent le poëte.

La nuit est survenue. Nous sommes à la fin de la première journée des funérailles qui dureront trois jours entiers, selon l'usage de ces temps reculés. Les Grecs, rentrés tous dans leurs tentes, se livrent au repos. Achille a quitté la tente du roi ; il est retourné auprès de ses vaisseaux, et là, entouré de ses nombreux Thessaliens, il s'est étendu sur les bords de la mer bruyante. Le sommeil les gagne bientôt, et surtout Achille, dont les membres, dit le poëte, étaient brisés de fatigue, car tout le jour il avait combattu et poursuivi Hector autour des murs d'Ilion.

En cet endroit, un incident heureusement imaginé et conforme en tous points aux idées antiques : je

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