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mais y renoncer parcequ'elle est vaincue, blesse profondément son orgueil.

Nec posse Italia Teucrorum avertere regem?

Que Junon ne puisse exterminer un roi des Troyens, sa fierté doit en être vivement blessée; mais elle ne demande qu'à lui fermer l'Italie, et ses efforts sont impuissants: aussi s'irrite-t-elle de l'opposition des destins. Tout le reste du discours est admirable: il est puisé dans une connoissance profonde du cœur humain; car le cœur des dieux, quand on le suppose passionné, c'est encore le cœur humain. En opposition avec l'impuissance où elle est de se venger, elle se représente l'éclatante et complète vengeance qu'une déesse inférieure a su tirer des Grecs. Déja aucun détail n'échappe à ses souvenirs jaloux; elle aggrave le supplice, elle atténue l'offense. Elle voit Pallas embrasant la flotte des Grecs, les submergeant dans les mers; saisissant la foudre de son père, dont elle a osé usurper l'empire; la lançant du haut des airs: les vaisseaux dispersés, la mer bouleversée, ont senti le pouvoir de cette divinité subalterne: le malheureux Ajax, percé des flèches de la foudre, les revomissant de son flanc sillonné, est emporté dans un tourbillon de flammes, et lancé contre un rocher aigu. Mais ce qui donne plus de force et de vérité à cette peinture, c'est le mot ipsa. Pallas ne confie point sa vengeance à des mains étrangères; c'est elle-même qui se venge, ellemême qui tonne. Si l'on doute de la vérité et de la force de ce sentiment, qu'on écoute Hermione songeant à assassiner elle-même Pyrrhus, si, malgré sa promesse, Oreste n'ose l'immoler:

Quel plaisir de venger moi-même mon injure!

RACINE, Andromaque, acte IV, scène IV.

Après s'être fait un tourment de l'infériorité triom

phante de Pallas, Junon s'en fait un de sa supériorité humiliée :

Et moi, qui marche égale au souverain des cieux...

Qui suis l'égale du souverain des cieux voilà le mot simple. Combien le mot marche est supérieur! Combien il ajoute à la beauté du vers! C'est la démarche, en effet, qui caractérise la noblesse des personnages: aussi Virgile dit-il, en parlant de Vénus:

Et vera incessu patuit dea,

I, v. 409.

Elle marche, et son port révèle une déesse. »

Racine a senti la beauté de cette expression, lorsqu'il fait dire à Mathan :

Je ceignis la tiare, et marchai son égal.

Athalie, act. III, sc. IV.

Et quisquam numen Junonis adoret

Præterea, aut supplex aris imponat honorem?

Ces deux derniers vers expriment vivement le dépit de la fierté humiliée et de l'orgueil au désespoir. Tout, dans ce discours, est animé; chaque mot a son effet : c'est le premier des poëtes faisant parler la première des déesses.

(12) Nimborum in patriam, loca feta furentibus austris,

Eoliam venit, etc.

La peinture du séjour des vents est d'une admirable beauté: mouvement, images, harmonie, sur-tout l'harmonie imitative, y sont prodigués. Suivant que le sujet l'exige, le vers s'arrête ou s'élance. Eoliam venit. Cette coupe brusque marque l'arrivée précipitée de Junon chez Éole.

(13) Luctantis ventos tempestatesque sonoras.

On entend, dans la répétition de la lettre t, les efforts

réitérés des vents luttant contre leurs chaines; car, dans l'harmonie imitative, il existe un heureux choix, non seulement de mots, comme l'a dit Despréaux, mais de lettres, qui frappent fortement ou caressent agréablement l'oreille. J'ai tâché de rendre l'harmonie de ce vers latin où la même lettre est également répétée:

Les vents tumultueux, les tempêtes bruyantes...

par celui-ci,

Je me suis aussi efforcé d'imiter, malgré la différence de la langue, la coupe de plusieurs autres vers, qu'il sembloit impossible de transporter dans la nôtre. Tout ce morceau, qui nous peint les vents soumis à un maître, assujettis à une police rigoureuse, nous plaît, parcequ'il nous rappelle les institutions humaines. En général, les dieux ne nous plaisent qu'autant qu'ils ressemblent aux hommes ; c'est un des premiers charmes des fables antiques.

On ne sait ce qu'on doit le plus admirer dans Virgile, ou de la beauté des peintures, ou de l'éloquence des discours. Celui que Junon adresse à Éole est d'une grande vérité; il nous présente la grandeur s'humiliant devant le pouvoir subalterne, pour l'engager à servir ses passions: c'est l'humiliation volontaire de l'orgueil, admirablement exprimée par le mot supplex. La superbe Junon, naguère si orgueilleuse, devient suppliante; elle flatte adroitement. la vanité du dieu qu'elle implore. Peut-être n'a-t-on jamais fait un plus bel éloge de la beauté, que celui que contiennent ces vers: la reine des dieux n'a rien de mieux à promettre à Éole que la jeune Déïopée. Mais Virgile est toujours fidèle aux convenances; Vénus, déesse des amours, auroit pu lui promettre les faveurs passagères d'une belle nymphe; Junon, déesse de l'hymen, lui promet une union durable avec la belle Déïopée; elle joint à l'espoir de la jouissance celui des douceurs de la paternité:

Pulchra faciat te prole parentem.

La réponse d'Eole est ce qu'elle doit être, modeste et

respectueuse; mais, dans la pompe emphatique des derniers vers, on reconnoît l'infériorité enorgueillie par les éloges et par la prière de la reine des dieux:

Tu das epulis adcumbere divum,

Nimborumque facis tempestatumque potentem.

Parmi le grand nombre de descriptions de tempêtes répandues dans différents poëtes, aucune n'approche de celle de Virgile. Ce qui la distingue principalement, c'est la rapidité, le mouvement, la variété et la vérité des images. Ces sortes de sujets sont d'autant plus difficiles à traiter, qu'ils sont plus abondants: il s'agit moins d'inventer, que de choisir parmi cette foule d'accidents que présentent le ciel, la terre, et la mer. C'est lorsque la nature, dans toute sa majesté ou dans toute sa fureur, présente les plus frappants phénomènes, que les poëtes médiocres, non contents de ces sources fécondes de grandes images et de beaux mouvements, se précipitent dans la plus extravagante exagération; et, soit qu'ils peignent un incendie, un ouragan ou une tempête, toute la fureur des éléments ne peut leur suffire.

C'est dans Lucain sur-tout, que cette exagération ridicule est poussée le plus loin. Dans la fameuse tempête qui porte César en Épire, non seulement les planètes sont ébranlées, mais les étoiles sont prêtes à se détacher; la mer atteint les nues; les sommets des montagnes sont abattus; le pilote ne craint pas d'échouer contre les côtes, mais de se briser contre les plus hauts rochers des monts Acrocérauniens; la mer de Toscane passe dans la mer Égée; la mer Adriatique dans la mer Ionienne; et vingt autres exagérations de ce genre. Sans doute les admirateurs de Lucain doivent trouver les peintures de Virgile froides et communes auprès de celle-ci. Ce qui manque sur-tout à cette description, c'est la rapidité et le mouvement. Tandis que Lucain fait arriver les vents les uns après les autres, comme dans un

dénombrement d'armée; qu'il dit froidement : « C'est toi, «Corus, qui le premier t'élevas de la mer Atlantique; » et qu'il ajoute, plus froidement encore: « Je ne crois pas «que le Notus et le Zéphire soient restés enfermés dans « les prisons d'Éolie, etc.;» déja, dans l'imptéuosité des vers de Virgile, la montagne s'est renversée sous le sceptre d'Éole; les vents échappés et répandus en tourbillon se sont déchaînés en mugissant sur la mer, qu'ils bouleversent dans ses plus profonds abimes; déja les cris des matelots et le froissement des câbles se font entendre; le jour s'est éclipsé, la nuit couvre tout de ses ombres; on entend dans l'harmonie des vers le roulement de la foudre et le petillement répété des éclairs; toute la nature enfin est conjurée contre les Troyens.

Il n'est pas inutile non plus d'observer avec quelle sagesse Virgile évite de prolonger la description de la tempête, et la partage en deux par le discours pathétique où Enée témoigne un regret si noble et si naturel de n'avoir pas succombé les armes à la main, sous les remparts de Troie, au milieu de ses concitoyens. Tout ce qui suit est remarquable par la perfection de l'harmonie imitative.

Il faut le dire à ceux qui doutent encore de l'existence de cette harmonie: c'est sur-tout à l'aide de cette magie, que Virgile a su rendre présents et sensibles tous les objets, tantôt par la rencontre de deux syllabes, dont la prononciation péniblement aspirée, exprime un effort, comme illi indignantes, qui rappelle illi inter sese du quatrième livre des Géorgiques; tantôt par la rapidité impétueuse des dactyles, comme dans qua data porta, ruunt; tantôt par coupe de vers brusquement interrompue, pour marquer une secousse subite, comme dans impulit in latus, et plus bas dat latus; tantôt par la répétition d'une lettre dont la prononciation est plus fortement marquée, comme dans vastos volvunt ad litora fluctus: mettez magnos trudunt ad litora fluctus, l'harmonie s'évanouit; il n'y a plus là de

une

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