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Plus loin, c'est Camarine, à qui l'ordre des cieux
Défend de déplacer et son peuple et ses dieux;
Et le riche Gélas, arrosant de ses ondes
La ville de son nom et ses plaines fécondes.
J'avance, et d'Acragas je vois de loin les tours;
Acragas, dont les prés, dans de plus heureux jours,
En foule nourrissoient, de leurs fécondes herbes,
Les troupeaux florissants de ces coursiers superbes
Qui dans les champs de Mars emportoient les guerriers.
Je te passe à ton tour, ô terre des palmiers!
Heureuse Sélinus! et vous, rochers terribles,
Que l'affreux Lilybée en pièges invisibles
Sous sa perfide mer déguise aux matelots.
De là, rapidement emporté sur les flots,
Drépane me reçoit; le malheureux Drépane,
Où le sort aux regrets pour jamais me condamne.
Là, périt mon vieux père, après tant de travaux;
Anchise, mon seul bien, seul espoir de mes maux!
Là, tu laisses ton fils, ô père vénérable,

Au moment où me rit un sort plus favorable!
Sauvé de tant d'écueils, tu péris dans le port!
Ah! le sage Hélénus, interprète du sort,
Des oracles divins les terribles ministres,
L'horrible Céléno, ses menaces sinistres,
Dont la voix m'annonça tant d'effroyables coups,
Ne m'avoient pas prédit le plus cruel de tous.

Là cessent mes travaux. De ce triste rivage,
Enfin les dieux plus doux m'ont porté dans Carthage.
Tel le héros troyen racontoit ses malheurs,

Et tous les cœurs émus partageoient ses douleurs.

NOTES

DU LIVRE TROISIÈME.

Ce livre, l'un des moins cités, des moins renommés de l'Énéide, est, à ce qu'il me semble, un de ceux où Virgile a montré le plus de goût, et quelquefois d'imagination. Ce livre, où sont racontées les aventures de la navigation d'Énée, comme Homère a raconté les voyages d'Ulysse, pourroit être appelé l'Odyssée de Virgile. Son imagination y a ajouté de nombreuses beautés. Le tombeau de Polydore; la veuve d'Hector, devenue l'épouse d'Hélénus, placée entre l'urne d'Astyanax et celle de son père, et se dédommageant, par une douce et consolante image de Troie, de tout ce qu'elle a perdu; le magnifique récit de Polyphème et des Cyclopes, si supérieur à celui d'Homère; la belle leçon d'humanité qu'il donne dans l'aventure du malheureux Grec reçu sur les vaisseaux troyens; tout cela est digne d'être mis à côté des plus grandes beautés de l'Enéide. Il régne d'ailleurs dans ce chant une grande variété de faits et de descriptions. La partie géographique devoit avoir pour les Romains un charme particulier: ils parcouroient sans cesse les mers de la Grèce, ou comme négociants, ou comme guerriers, ou comme vainqueurs; ils y retrouvoient par-tout les merveilles de la fable, les monuments de l'histoire, les trophées de leurs victoires, et le berceau de leurs dieux. Ces dieux leur étant communs avec les Grecs, on pourroit dire que leurs courses sur la mer étoient souvent des pèlerinages pieux, dont le charme et l'intérêt sont perdus pour les voyageurs modernes, qui ne font plus que voir en curieux obser

vateurs ce que les Romains adoroient en hommes religieux. Dans toute la partie géographique Virgile a fait un heureux choix des lieux les plus fameux, les plus poétiques, et qui réveilloient le plus de souvenirs intéressants; de manière qu'on pourroit dire encore:

Là tous les noms heureux semblent nés pour les vers.

BOILEAU, Art poét., ch. 111.

On pourroit seulement se plaindre de cette multiplicité d'oracles mal interprétés qui prolongent la navigation vagabonde des Troyens ; mais le poëte en a tiré parti, en prenant de là occasion de peindre des lieux célèbres, des aventures intéressantes, enfin les contrées habitées par leurs cruels ennemis. Tel est le charme de ce livre, qui réunit quelquefois l'intérêt de l'Odyssée à celui de l'Iliade.

(') Postquam res Asia Priamique evertere gentem
Immeritam visum Superis, ceciditque superbum
Ilium, et omnis humo fumat Neptunia Troja, etc.

Ce commencement est d'une beauté simple, noble et touchante. On Y voit en peu de mots l'Asie bouleversée; le peuple de Priam détruit, quoique innocent; le superbe Ilion tombé du faîte des grandeurs, et Troie entière, Troic, l'ouvrage des dieux, fumante sur la terre. Cette dernière image est d'une grande beauté.

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Antandro et Phrygiæ molimur montibus Idæ.

Antandros subsiste encore au fond du golfe d'Adramitti ; elle a conservé son nom. Cette ville est située, suivant nos meilleures cartes, à dix-sept milles géographiques, au sud de Bounar-Bachy, où l'on a reconnu l'emplacement de l'ancienne Troie. Antandros est placée au pied du mont Gargara, le plus haut sommet de l'Ida, nommé aussi Alexandria, parceque ce fut sur cette montagne que, suivant la

T. III. ÉNÉIDe. i.

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tradition, Pâris décerna le prix de la beauté à Vénus. Hérodote, VII, 42; Thucydide, VIII, 108; Méla, I, 18; Pline, V, 30; Strabon, liv. XIII, 903 et 904, donnent d'intéressants détails sur Antandros.

C. A. WALCKENAER.

(3) Incerti quo fata ferant, ubi sistere detur, etc.

Ce vers renferme l'expression simple et forte d'un des plus grands malheurs qui puissent affliger l'homme; l'exil, et l'incertitude d'un asile.

(4) Litora quum patriæ lacrimans portusque relinquo, etc.

Virgile excelle à peindre les affections les plus douces de l'ame, et particulièrement l'amour de la patrie. Mélibée dit dans la première églogue:

Nos patriæ fines et dulcia linquimus arva, etc.

Dans un des derniers livres de l'Énéide, on ne peut lire sans attendrissement la mort de ce guerrier qui regarde encore une fois le ciel, et se rappelle, en expirant, le doux pays d'Argos: Et dulces moriens reminiscitur Argos. (Lib. X, v. 782.)

(5) Et campos ubi Troja fuit.

Ce passage est justement cité par le marquis de Beccaria, dans ses Recherches sur le style, comme un trait sublime. Quelle description diroit autant que le trait si précis, mais si profond, les champs où fut Troie ?

Ce seul mot de Troie rappelle la capitale de l'Asie, sa richesse et sa puissance, son long siège, sa longue résistance, et, comme le dit Virgile, la patrie des héros et des dieux. C'est une règle importante en poésie, de ne point dire ce que l'imagination peut suppléer; lui ôter ce travail, c'est lui ôter un plaisir ; et on peut dire que dans ce cas la poésie s'enrichit de tout ce que le poëte ne dit pas. Quelles idées

réunies de grandeur et de misère renferme ce peu de mots! Voltaire a heureusement imité ce passage dans sa Henriade:

Il découvre avec joie

Le faible Simoïs, et les champs où fut Troie.

Ch. IX.

On a mieux su distinguer de nos jours, qu'au temps de Virgile, les champs où fut Troie. Des voyageurs éclairés se sont empressés d'aller visiter ces lieux immortalisés par les vers d'Homère. En attendant le bel ouvrage que prépare M. de Choiseul-Gouffier sur cet objet, on peut consulter avec fruit ceux de M. Lechevalier, de Dallaway, de Morritt, et sur-tout celui de Gell, intitulé: Topography of Troy. A la page 107, cet auteur nous donne un plan topographique de la colline où fut Troie, et dont le village de Bounar-Ba chy n'occupe qu'une partie. M. Gell calcule que l'emplacement de l'ancienne Troie pouvoit contenir cinquante mille habitants.

C. A. WALCKENAER.

(6) Cum sociis, natoque, penatibus, et magnis dis.

Ce vers exprime avec une précision admirable tout ce qui accompagne Enée dans sa fuite: ce sont les objets à-lafois les plus saints et les plus chers. Ce vers spondaïque, quoique terminé par un monosyllabe, a de la majesté.

(7) Eneadasque meo nomen de nomine fingo.

Sur la rive des mers un nouvel Ilion,

« Élevé par mes mains, avoit reçu mon nom. »

Cette ville conserve encore ce nom, et elle l'a communiqué au golfe à l'entrée duquel elle se trouve, qui s'appelle Enos, comme la ville. La rivière de Marizza, qui se jette dans ce golfe, est l'ancien Hébre. M. de Choiseul, dans le second volume de son Voyage pittoresque de la Grèce, a donné des détails intéressants sur l'état actuel de cette ville.

C. A. WALCKENAER.

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