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cette vérité élémentaire, qui froisse les habitudes d'esprit prises - parce qu'imposées, - dans les collèges, où l'on n'enseigne qu'un français de convention, soufflé comme une baudruche, désossé comme un roastbeef, c'est-à-dire privé depuis longtemps de toute racine étymologique, grâce aux progrès croissants de la Réforme orthographique (1). Moi aussi, au début de ma vie, en

d'oc et d'oil, d'Orient et d'Occident, or et cuivre, fer et argent, avec beaucoup de scories à la surface.

Mais ce n'est pas dans une Note que l'on peut traiter comme il convient une question de cette importance; d'ailleurs je reconnais volontiers que, pour m'acquitter de cette tâche, je n'ai pas les reins assez fermes, et qu'il me serait impossible de marcher « front à front» avec les philologues passés, présents, et même futurs :

je ne vais «< que de loing après ». Je n'ai prétendu ici que constater l'introduction légitime des patois et l'intrusion naturelle de l'argot dans le français moderne, qui n'a pas le droit de faire le dédaigneux, car, en se dépouillant de tous ses mots d'emprunt, il courrait grand risque de rester ny comme un petit Saint Jean.

(1) Et comme si ce n'était pas encore assez, comme si la langue française actuelle n'était pas suffisamment éloignée de ses origines, il se produit à Paris, tous les dix ou quinze ans, des cacographes qui, sous prétexte d'en rendre l'étude plus accessible, veulent qu'on l'écrive comme on la prononce, c'est-à-dire en supprimant toutes les lettres aphônes. Je renonce aux plaisanteries qu'il me serait facile de faire en objectant précisément la prononciation, que modifient, dit Pascal, trois degrés d'élévation du pôle, et les accents de pays; je me contente de demander comment on reconnaîtrait nuptiæ si on l'écrivait noss, cor si keur, tempus si tan, maïus si mê, testa si tett, hostia si osti, mansio si mêzon, etc. Refaire en 1865 ce que Marle a fait si inutilement en 1830, et Laurent Joubert si vainement en 1579, quelle misère ! Et croire que cette orthographe nouvelle, ou plutôt cette absence de toute orthographe, — rendrait plus facile l'étude de la langue française, quelle sottise!

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b

entendant les vieux de mon faubourg natal employer des phrases d'antan, je souriais de pitié, presque de mépris, ne comprenant pas qu'on pût s'exprimer autrement que M. de Campistron en ses tragédies et M. de Marmontel en ses Contes moraux. J'avais alors de sourdes révoltes à propos de l'éloquence forcenée de mon aïeul, qui ne pouvait ouvrir la bouche sans commettre une hérésie, sans se rendre coupable du crime de lèsemajesté classique. Il me semblait qu'il parlait là une langue sauvage, une façon d'algonquin ou de topinambou, qui n'avait jamais été parlée avant lui et ne devait plus l'être après lui, et, pour un peu, à chaque mot tombé de ses lèvres sibyllines, je me fusse signé comme devant un blasphème. Hélas! ce vieux faubourien était un académicien de la bonne roche, celle d'où jaillit ce français si clair, si pur, si viril, si expressif, si sonore, si complet, si beau, dont il semble qu'on ait tout à fait perdu le secret, aujourd'hui que, langue verte à part, notre littérature est livrée à l'euphuisme, au gongorisme, aux concetti, à la préciosité et à je ne sais plus quelles autres bêtes qui la dévorent en la souillant.

Comme expiation, ou plutôt comme réparation de ron erreur, qui est encore celle de bien des honnêtes gens, j'ai dû donner large place dans le présent livre à

cette langue populacière, rejetée avec mépris hors de la littérature et de la conversation. Elle eût été plus convenablement ailleurs, dans le Dictionnaire de l'Académie par exemple, mais sans l'étiquette déshonorante et ridicule que vous savez; malheureusement, le Dictionnaire de l'Académie n'est hospitalier que pour les siens, et s'il a consenti à entre-bâiller ses feuillets pour laisser entrer, en rechignant, quelques-uns des mots du langage populaire, il les a bien vite refermés de peur d'en laisser entrer un trop grand nombre, qui eussent été, pourtant, sa richesse et son orgueil. L'Académie est myope de l'or elle ne voit que la gangue.

Et, puisque je tiens l'Académie, je ne veux pas la lâcher sans me justifier, non pas devant elle, mais devant mes lecteurs, de l'irrévérence avec laquelle je n'ai pas craint de la traiter en introduisant dans le Dictionnaire de la Langue verte ce que je n'ai pas craint d'appeler l'argot des académiciens. Ce n'est pas là une malignité d'écrivain fantaisiste, mais une impérieuse nécessité de classification. Si les académiciens parlaient comme out le monde, je n'eusse jamais songé à leur consacrer une seule ligne dans ce Dictionnaire impertinemment édifié à côté du leur; mais ces pontifes du beau langage, s'imaginant sans doute qu'écrire c'est officier, ont de tout temps employé pour s'exprimer des expressions

dont l'emphase prudhommesque et l'inintelligibilité singulière semblent appartenir à ce qu'ou pourrait proprement appeler une langue bleue. Bleue ou verte, c'est la même chose, puisque ce n'est pas la langue française de nos aïeux; et, pour ma part, j'avoue ne voir aucune différence entre les périphrases de Commerson et celles de l'abbé Delille, entre l'argot de la rue et l'argot de l'Institut. En quoi, je vous prie, brouter les pâturages de l'erreur est-il plus singulier que le tube qui vomit la fumée? En quoi la plaine liquide est-elle moins burlesque que canonnier de la pièce humide? Et cet animal guerrier qui inventa le trident? Et les larmes de l'aurore? Et les nourrissons du Pinde (1)? Au lieu de confectionner ces tropes plus ridicules qu'ingénieux, MM. les Quarante auraient bien dû, depuis longtemps, s'occuper du Dictionnaire conçu par Charles Nodier et récemment entre

(1) Si j'avais quelque plaisir à remuer le bric-à-brac littéraire, je pourrais multiplier à l'infini mes exemples académiques; mais comme, au contraire, il s'exhale de toutes ces expressions une odeur de rance, de moisi qui m'écœure l'esprit, je m'en tiens à ces quelques citations.

Une dernière cependant qui me revient en mémoire : ce sera le bouquet. Je n'aime pas beaucoup les réalistes, mais j'aime la vérité et je dois dire que je préfère M. Champfleury écrivant « Je porte perruque et j'ai cinquante-huit ans » à Boileau écrivant :

« Mais aujourd'hui qu'enfin la vieillesse est venue
Sous mes faux cheveux blonds, déjà toute chenue
A jeté sur ma tête, avec ses doigts pesants,
Onze lustres complets surchargés de trois ans. »

pris par M. Littré « L'académie du Dictionnaire (dit l'auteur des Notions élémentaires de linguistique) ne nous doit que la langue littéraire, et la langue littéraire d'une nation, c'est tout bonnement la langue du peuple. Il ne faut pas sortir de là. »

V

Toutes les fois que je l'ai pu, j'ai accroché aux mots une étiquette constatant leur étymologie, leur origine, leur millésime, et disant quels sont leurs pères ou leurs parrains, afin d'éviter des tourments aux Saumaises futurs, aux lexicographes distingués ou bas de poil qui commenteront les livres parisiens du XIX siècle, spécialement de la seconde moitié du XIXe siècle. Nous serions plus avancés que nous ne le sommes, nous en saurions davantage sur notre langue, si l'on avait pris soin, dès l'origine, de nous conserver les extraits de baptême de certains mots, sinon de tous cette histoire des mots serait l'histoire des idées, c'est-à-dire l'histoire des mœurs, c'est-à-dire l'histoire de la nation parisienne écrite jour par jour (1).

(1) Nous savons que bibliomanie est un mot de la façon de Guy Patin, par conséquent du xviie siècle, époque de cette passion frénétique des livres qui poussait des Hollandais et des Anglais à

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