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que avec éclat l'indépendance du génie et résume les opinions du maître en matière de critique :

<< Rien n'étouffe plus la doctrine que de mettre à toutes les choses une robe de docteur: les gens qui veulent toujours enseigner empêchent beaucoup d'apprendre ; il n'y a point de génie qu'on ne rétrécisse lorsqu'on l'enveloppera d'un million de scrupules vains. Avez-vous les meilleures intentions du monde ? on vous forcera vousmême d'en douter. Vous ne pouvez plus être occupé à bien dire quand vous êtes sans cesse effrayé par la crainte de dire mal, et qu'au lieu de suivre votre pensée, vous ne vous occupez que des termes qui peuvent échapper à la subtilité des critiques. On vient nous mettre un béguin sur la tête pour nous dire à chaque mot: « Prenez garde de tomber; vous voulez parler comme vous, je veux que vous parliez comme moi. » Va-t-on prendre l'essor? ils vous arrêtent par la manche. A-t-on de la force et de la vie? on vous l'ôte à coups d'épingle. Vous élevez-vous un peu? voilà des gens qui prennent leur pied ou leur toile, lèvent la tête et vous crient de descendre pour vous mesurer Courez-vous dans votre carrière ? ils voudront que vous regardiez toutes les pierres que les fourmis ont mises sur votre chemin. Il n'y a ni science ni littérature qui puisse résister à ce pédantisme. Notre siècle a formé des Académies; on voudra nous faire rentrer dans les écoles des siècles ténébreux. Descartes est bien propre à rassurer ceux qui, avec un génie infiniment moindre que

le sien, ont d'aussi bonnes intentions que lui; ce grand homme fut sans cesse accusé d'athéisme, et l'on n'emploie pas aujourd'hui contre les athées de plus forts arguments que les siens. »

Ce que Montesquieu dit de Descartes, on pourrait l'appliquer à lui-même. Il fut accusé d'athéisme, et l'on trouverait dans son Esprit des lois, dans sa Défense elle-même, des arguments contre les adversaires du christianisme, à plus forte raison contre les athées.

Quant à l'opinion de Montesquieu sur le rôle de la critique, elle paraîtra exclusive et étroite, si l'on songe à la critique de nos jours; elle est plus juste, appliquée à la critique du XVIII siècle.

C'est à Paris, au milieu de ces travaux, des jouissances de la gloire et des distractions du monde, le 10 février 1755, que la mort vint surprendre Montesquieu. Comme il l'écrivait, quelques années auparavant, le séjour de la capitale l'avait conduit au tombeau, « mais par un chemin de fleurs. >>

CONCLUSION.

Montesquieu était de taille moyenne, maigre et nerveux; ses portraits, de profil, rappellent le buste de Cicéron, celui de tous les anciens au quel, disait-il, il aurait le mieux aimé ressembler, Il avait les cheveux blonds, le nez long et fort, aux narines mobiles, l'œil surmonté d'une paupière puissante qui est la caractéristique de cette expressive physionomie, faite pour la médaille.

Nous voudrions, non pas formuler un jugement d'ensemble qui excéderait le cadre de cette étude, mais condenser en quelques pages les traits épars que nous avons présentés dans cette rapide analyse. L'homme, le penseur, l'écrivain en ressortiront mieux.

L'homme est moins connu que la plupart de ses contemporains; il a fait son portrait, mais il ne s'est pas confessé comme tant d'autres. Il

était de son siècle, du siècle de la Régence et de Louis XV, avec plus de sérieux et de gravité : sérieux et gravité qu'il ne devait pas à sa robe, sitôt quittée, mais à son caractère, surtout à ses études. Enfant, il travaille avec ardeur; jeune homme, il amasse déjà les matériaux du grand ouvrage qui occupera toute sa vie, et, en même temps, il répand son activité intellectuelle dans des recherches scientifiques étendues, sinon profondes; il est l'âme d'une Académie de province; il poursuit en tous sens ses investigations sur le droit, sur l'histoire, sur la politique. Quand il voyage, c'est encore pour étudier les hommes et les institutions, pour réunir des observations qu'il utilisera plus tard. Parvenu à l'âge mûr, puis à la vieillesse, il conserve les laborieuses habitudes de sa jeunesse, à peine modifiées par l'affaiblissement de sa vue. Il vit dans les livres, dans le passé, avec les grands écrivains de Rome, avec les compilateurs les plus dépourvus d'agréments. Il est tout entier, jusqu'en 1748, à son œuvre qu'il veut mener à bonne fin; après 1748, à son œuvre qu'il veut défendre. Ses lettres elles-mêmes, au lieu d'être un repos pour son esprit, ne sont que la continuation, que la suite

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