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MÉLIBÉE.

SUJET.

Cette églogue porte pour titre MÉLIBÉE, parce que Mélibée rapporte la dispute de deux autres bergers, dont il a été témoin et même juge avec Daphnis. Tyrsis et Corydon chantent tous deux alternativement. L'un dit presque toujours le contraire de ce qu'a dit l'autre, et dans le même nombre de vers. Ce chant dialogué s'appelle un poëme amébée. Ce n'est pas le poëte, c'est Mélibée qui est ici le narrateur. Il dit que Corydon remporta la victoire sur son rival. Pourquoi? c'est que les vers de Tyrsis, quoique très-beaux, sont cependant tristes, mordans, satiriques et pleins d'emportement, au lieu que ceux de Corydon marquent un caractère plus aimable et plus doux. On s'épuise en conjectures pour trouver le sens allégorique de cette églogue: peut-être en renferme-t-elle un, mais il est perdu pour nous, et il importe assez peu que nous le découvrions. Cette pièce ressemble à la huitième idylle de Théocrite. Elle peut avoir été composée l'an de Rome 714.

UN

MÉLIBÉE.

N jour Daphnis (1) étoit assis sous un chêne. (a) Corydon et Tyrsis avoient rassemblé leurs troupeaux en un seul, Tyrsis ses brebis, Corydon ses chèvres chargées de lait : tous deux dans la fleur de leur jeunesse, Arcadiens tous deux, égaux dans l'art de chanter, de s'attaquer et de se répondre.

Le chef de mon troupeau, le bouc lui-même, s'étoit égaré dans ce lieu, tandis que je m'occupois à défendre du froid mes tendres myrtes. J'arrive; je vois Daphnis : dès qu'il m'aperçut à son tour: Venez promptement, ô Mélibée! votre bouc et les chevreaux sont en sûreté : si vous pouvez donner quelques momens au loisir, reposez-vous à l'ombre; vos boeufs viendront d'euxmêmes, à travers la prairie, boire sur cette rive. Ici le Mincio couvre ses bords verdoyans de jeunes roseaux, et du haut de ce chêne sacré des essaims d'abeilles font retentir leurs bourdonnemens.

Que faire? je n'avois ni Alcippe, ni Philis pour renfermer à la maison les agneaux nouvellement sevrés, et, d'un autre côté, il y avoit un grand combat entre Corydon et Tyrsis. Je préférai cependant leurs jeux à mes occupations sérieuses. Tous deux commencèrent donc à combattre en vers alternatifs; c'étoient des vers alternatifs que les Muses leur ordonnoient de chanter. Voici ceux que faisoient entendre, l'un après l'autre, Corydon et Tyrsis.

CORYDON;

Nymphes que je chéris, souveraines de la fontaine de Libethre; (b) ou suggérez-moi des vers tels que vous en inspirez à mon cher Codrus (c) (il en fait qui approchent des vers d'Apollon); ou si nous ne pouvons tous l'égaler, je suspendrai ici ma flûte à ce pin sacré.

TYRSIS.

Pasteurs d'Arcadie, couronnez de lierre (d) un poëte naissant, et que Codrus en expire d'envie; ou s'il me loue malgré moi (e), ceignez mon front de baccar, de peur que sa langue pernicieuse ne nuise un jour à ma muse.

CORYDON.

Le jeune Mycon te consacre, ô Diane! cette hure hérissée de sanglier, et ce bois noueux d'un cerf léger. Si ta faveur s'attache à mes traits, je t'élèverai une statue entière d'un marbre poli, et la couleur de la pourpre éclatera sur ton brodequin. (f)

TYRSIS.

Un vase plein de lait, et ces gâteaux, sont, Ô Priape, tout ce que tu peux attendre de moi chaque année; tu es le gardien d'un jardin bien pauvre. Je t'ai fait de marbre, suivant mon pouvoir présent; mais si la fécondité des mères répare les pertes de mon troupeau, je veux que tu sois d'or.

CORYDON. (2)

Galatée, chère néréide dont l'haleine est plus douce pour moi que le thym du mont Hybla, toi qui surpasses la blancheur des cygnes et la beauté du lierre blanc: aussitôt que les taureaux, las de paître, retourneront à l'étable, viens à moi, si tu prends quelque intérêt à ton Corydon.

TYRSIS.

Pour moi, je veux te paroître plus amer que les herbes de Sardaigne (g), plus hérissé que le houx (3), plus vil que l'algue rejetée de la mer, si ce jour n'est déjà pour moi plus long qu'une année entière. Allez, mes boeufs, retournez enfin à l'étable: n'êtes-vous pas honteux de paître encore? (4)

pour

CORYDON.

Fontaines bordées de mousse, tendres gazons faits le sommeil, et vous, arboisiers verds qui les parsemez d'ombres, défendez mon troupeau contre les ardeurs du solstice. Déjà l'été brûlant arrive, déjà les bourgeons grossissent sur les branches fécondes de la vigne.

TYRSIS.

Ici, mon foyer est toujours chargé d'un bois résineux; ici brûle sans cesse un grand feu, et une fumée continuelle noircit les portes de ma cabane; ici je m'embarrasse autant du souffle de Borée, que le loup s'embarrasse du compte des brebis (h), ou que les fleuves qui se débordent se soucient de leurs rives.

CORYDON.

(i) Déjà les genevriers, déjà les châtaigniers, sont armés de leurs pointes hérissées; déjà de tous côtés les fruits tombés sont entassés sous leurs arbres; tout rit dans nos champs (k): mais si le

bel Alexis quittoit ces montagnes, vous verriez les fleuves mêmes se dessécher.

TYRSIS.

Les champs sont arides; l'air embrasé fait mourir l'herbe altérée : Bacchus envie à nos coteaux l'ombre de la vigne. A l'arrivée de ma Philis, tous les bois reverdiront; (1) Jupiter descendra sur nos campagnes en pluie bienfaisante.

CORYDON.

Le peuplier est agréable à Hercule, la vigne à Bacchus, le myrte à la belle Vénus, à Apollon son laurier; Philis aime les coudriers tant que Philis les aimera, rien ne l'emportera sur les coudriers, ni le myrte, ni le laurier d'Apollon.

TYRSIS.

Rien n'est plus beau que le frêne dans les forêts, le pin dans les jardins, le peuplier au bord des fleuves, le sapin sur les hautes montagnes; mais si tu viens plus souvent me voir, beau Lycidas, le frêne te cèdera dans nos forêts, et le pin dans nos jardins. (5)

MÉLIBÉE.

Telles furent leurs chansons, je m'ensouviens. Tyrsis vaincu, voulut encore, mais en vain, disputer le prix. Corydon, depuis ce jour, est pour moi Corydon.

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