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A peine ai-je parlé : Cultivez vos prairies,
Et reprenez, dit-il, le soin des bergeries.
MÉLIBÉE.

Heureux vieillard! ainsi tu conserves tes biens!
Ce terrain te suffit, quoiqu'humide et sauvage :
Des troupeaux empestés ne nuiront pas aux tiens,
Tes brebis fouleront leur ancien pâturage.
Heureux vieillard ! ìci, sur ce même rivage,
De tes ruisseaux sacrés respirant la fraîcheur,
Souvent tu jouiras d'un sommeil enchanteur
Au doux frémissement de l'abeille volage
Qui des saules voisins vient picorer la fleur;
Et tandis qu'au sommet de ces hautes montagnes
Le chant de l'émondeur frappera les échos,
Tes ramiers favoris et leurs tendres compagnes
Roucouleront encore à l'ombre des ormeaux.

TITYRE.

On verra les poissons abandonner les flots,
Le daim fendre des airs la campagne azurée,
Les Parthes, de la Saône aller boire les eaux,
Et les Germains, du Tigre habiter la contrée,
Avant de voir mon cœur oublier son héros.

MÉLIBÉR.

Et nous, infortunés! le destin nous sépare!
L'un va chez les Bretons, au bout de l'univers ;
L'autre chez l'Africain, chez le Scythe barbare,
Dans la Crète, où l'Oaxe arrose des déserts.
Hélas! verrai-je encor mon toit couvert de chaume
Et le champ qui formoit mon rustique royaume?
Ces moissons, ces beaux lieux cultivés de ma main,
Vont devenir le lot d'un soldat inhumain !

O citoyens! voilà le malheur de vos guerres !
Voilà pour qui (bons dieux ! ) j'ensemençois mes terres!

Irai-je maintenant, autour de mes foyers,
Ou planter une vigne ou greffer des poiriers?
Adieu, troupeaux! adieu, chèvres jadis heureuses!
Je ne vous verrai plus, du fond des antres verds,
Pendre aux flancs éloignés de ces roches mousseuses :
Vous n'écouterez plus mes chansons amoureuses,
En broutant le cityse et les saules amers.

TITYRE.

Cependant, viens chez moi : j'ai des fruits, du laitage;
Tu passeras la nuit sur un lit de feuillage :

Je vois déjà fumer le toit de ces maisons,

Et l'ombre, qui s'accroît, tombe du haut des monts.

Nous avons cité de préférence cette traduction, parce qu'elle est moins connue que celles de nos poëtes modernes qui ont rendu en vers français toutes les Bucoliques : nous aurons plus d'une fois occasion de les comparer entre eux, et de faire ressortir leurs beautés et leurs défauts.

ÉGLOGUE II.

LYCIDAS, MÉRIS.

SUJET.

Le refus que fit Arius de rendre à Virgile ses terres, obligea ce poëte à retourner à Rome. Il y présenta cette églogue à Varus. En voici le sujet :

Pendant que Ménalque, c'est-à-dire Virgile, est à Rome, Méris, domestique un peu âgé, qu'il est supposé avoir laissé à Andès, va par son ordre à Mantoue, pour y porter des présens à Arius, qu'on avoit intérêt de ménager. Méris trouve Lycidas, berger de sa connoissance, qui est en chemin pour se rendre aussi à la même ville. Méris lui raconte que le centurion a voulu tuer Ménalque. Le poëte trouve moyen de mêler dans les discours de ses interlocuteurs les louanges de Jules-César, d'Octave et de Varus. Cette pièce fut composée la même année que la précédente. Elle est certainement la seconde dans l'ordre de la composition, quoiqu'elle soit la neuvième dans les éditions ordinaires,

LYCIDAS.

(1)Ou vas-tu, Méris? est-ce à la ville où conduit

ce chemin ?

MÉRIS.

O Lycidas! nous sommes parvenus (et nous vivons encore!) nous sommes parvenus à ce jour affreux, que nous n'avions jamais craint, où un usurpateur devoit nous dire : Ces champs sont à moi, fuyez, anciens habitans. Maintenant,

tristes, abattus, puisque le sort trouble et bouleverse tout, nous envoyons ces chevreaux à celui qui s'empare de nos biens puisse ce présent lui devenir funeste!

LYCIDAS.

Cependant j'avois entendu dire que les vers de Ménalque, ton maître, lui avoient conservé tout ce terrain, depuis l'endroit où la colline commence à s'abaisser doucement par une pente insensible, jusqu'au fleuve, et à ce vieux hêtre dont la tête est à moitié abattue.

MÉNALQUE.

On te l'avoit dit, et ce bruit s'étoit répandu. Mais, Lycidas, nos vers, parmi les armes et le tumulte de Mars, ont la même force que les colombes d'Épire à l'approche de l'aigle. Et si je n'eusse entendu à ma gauche (a) une corneille m'avertir par ses croassemens de couper dans la racine toute querelle avec l'oppresseur, ni Méris ton ami, ni Ménalque même, ne vivroient plus.

LYCIDAS. (2)

Ciel! dans quel esprit peut-il tomber un si grand crime? O Ménalque! nous aurions perdu avec toi toute notre consolation. (*) Qui chanteroit les

(*) Sans toi, qui chanteroit les nymphes de nos plaines
Et les ombrages verds qui couvrent ces fontaines?
Ou qui revêtiroit, dans des vers enchanteurs,
Et les prés de gazons, et les gazons de fleurs ?

nymphes? qui sauroit, dans ses chansons, semer la terre d'herbes fleuries, ou revêtir les fontaines d'ombrages verds? qui feroit des vers tels que ceux-ci, que je recueillis de ta bouche l'autre jour, à ton insu, lorsque tu partis pour aller voir notre chère Amaryllis? Tityre, fais paître tes chèvres jusqu'à mon retour, je tarderai peu; mène-les ensuite au bord des eaux; mais, dans le chemin, crains la rencontre du bouc, il frappe de la corne. (b)

MÉRIS.

Et ces autres vers non encore achevés, qu'il chantoit en l'honneur de Varus: O Varus, que l'on nous conserve Mantoue, Mantoue, hélas! trop voisine de l'infortunée Crémone; et nos cygnes porteront dans leurs chants ton nom sublime jusqu'aux astres. (*)

LYCIDAS.

Daigne, Méris, (ainsi puissent tes abeilles ne voler jamais sur les ifs de Corse! (c) ainsi puisse le cityse fleuri remplir les mamelles de tes genisses d'un lait abondant!) daigne m'apprendre encore quelques vers nouveaux, si tu en sais. Les Muses m'ont aussi inspiré quelquefois (3); j'ai aussi composé quelques chansons, et même nos pasteurs

(*) Des cygnes de ces bords les chants mélodieux Porteront, Varus! votre nom jusqu'aux cieux.

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