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Le pouvoir immense du prince y passe tout entier à ceux à qui il le confie. Des gens capables de s'estimer beaucoup eux-mêmes seraient en état d'y faire des révolutions. Il faut donc que la crainte y abatte tous les courages, et y éteigne jusqu'au moindre sentiment d'ambition.

Un gouvernement modéré peut, tant qu'il veut, et sans péril, relâcher ses ressorts: il se maintient par ses lois et par sa force même. Mais lorsque dans le gouvernement despotique le prince cesse un moment de lever le bras, quand il ne peut pas anéantir à l'instant ceux qui ont les premières places, tout est perdu : car le ressort du gouvernement, qui est la crainte, n'y étant plus, le peuple n'a plus de protecteur.

C'est apparemment dans ce sens que des cadis ont soutenu que le Grand-Seigneur n'était point obligé de tenir sa parole ou son serment, lorsqu'il bornait par là son autorité 2.

Il faut que le peuple soit jugé par les lois, et les grands par la fantaisie du prince ; que la tête du dernier sujet soit en sûreté, et celle des pachas toujours exposée. On ne peut parler sans frémir de ces gouvernements monstrueux. Le sophi de Perse, détrôné de nos jours par Mirivéis, vit le gouvernement périr avant la conquête, parce qu'il n'avait pas versé assez de sang33.

L'histoire nous dit que les horribles cruautés de Domitien effrayèrent les gouverneurs au point que le peuple se rétablit un peu sous son règne*. C'est ainsi qu'un torrent qui ravage tout d'un côté laisse de l'autre des campagnes où l'œil voit de loin quelques prairies.

CHAPITRE X.

Différence de l'obéissance dans les gouvernements modérés
et dans les gouvernements despotiques.

Dans les États despotiques la nature du gouvernement demande une obéissance extrême : et la volonté du prince, une fois connue, doit avoir aussi infailliblement son effet qu'une boule jetée contre une autre doit avoir le sien.

Il n'y a point de tempérament, de modification,

d'accommodements,

1 Comme il arrive souvent dans l'aris- Nous n'avons eu même aucune traduction tocratie militaire.

2RICAULT, de l'Empire Ottoman. — L'au teur de l'Esprit des Lois donne cette prétendue décision des cadis comme une preuve du despotisme du sultan. Il me cemble que ce serait au contraire une preuve qu'il est soumis aux lois, puisqu'il serait obligé de consulter des docteurs pour se mettre au-dessus des lois. Nous sommes voisins des Turcs; nous ne les connaissons pas. Le comte de Marsigli, qui a vécu si longtemps au milieu d'eux, dit qu'aucun anteur n'a donné une véritable connaissance ni de leur empire, ni de leurs lois

tolérable de l'Alcoran avant celle que nous a donnée l'Anglais Sale, en 1734. Presque tout ce qu'on a dit de leur religion et de leur jurisprudence est faux; et les conclusions que l'on en tire tous les jours contre eux sont trop peu fondées. On ne doit, dans l'examen des lois, citer que des lois reconnues. (VOLT.)

3 Voyez l'histoire de cette révolution, par le P. Ducerceau.

4 Son gouvernement était militaire; co qui est une des espèces du gouvernement despotique.

de termes, d'équivalents, de pourparlers, de remontrances, rien d'égal ou de meilleur à proposer. L'homme est une créature qui obéit à une créature qui veut.

On n'y peut pas plus représenter ses craintes sur un événement futur qu'excuser ses mauvais succès sur le caprice de la fortune. Le partage des hommes, comme des bêtes, y est l'instinct, l'obéissance, le châtiment.

Il ne sert de rien d'opposer les sentiments naturels, le respect pour un père, la tendresse pour ses enfants et ses femmes, les lois de l'honneur, l'état de sa santé; on a reçu l'ordre, et cela suffit.

I

En Perse, lorsque le roi a condamné quelqu'un, on ne peut plus lui en parler ni demander grace. S'il était ivre ou hors de sens, il faudrait que l'arrêt s'exécutât tout de même : sans cela il se contredirait, et la loi ne peut se contredire. Cette manière de penser y a été de tout temps: l'ordre que donna Assuérus d'exterminer les Juifs ne pouvant être révoqué, on prit le parti de leur donner la permission de se défendre 3.

Il y a pourtant une chose que l'on peut quelquefois opposer à la volonté du prince4: c'est la religion. On abandonnera son père, on le tuera même, si le prince l'ordonne; mais on ne boira pas de vin, s'il le veut et s'il l'ordonne. Les lois de la religion sont d'un précepte supérieur, parco qu'elles sont données sur la tête du prince comme sur celle des sujets. Mais, quant au droit naturel, il n'en est pas de même : le prince est supposé n'être plus un homme.

Dans les États monarchiques et modérés, la puissance est bornée par ce qui en est le ressort, je veux dire l'honneur, qui règne, comme un monarque, sur le prince et sur le peuple. On n'ira point lui alléguer les lois de la religion, un courtisan se croirait ridicule : on lui alléguera sans cesse celles de l'honneur. De là résultent des modifications nécessaires dans l'obéissance; l'honneur est naturellement sujet à des bizarreries, et l'obéissance les suivra toutes.

Quoique la manière d'obéir soit différente dans ces deux gouvernements, le pouvoir est pourtant le même. De quelque côté que le monarque se tourne, il emporte et précipite la balance, et est obei. Toute la différence est que, dans la monarchie, le prince a des lumières, et que les ministres y sont infiniment plus habiles et plus rompus aux affaires que dans l'État despotique.

1 Voyez Chardin.

2 Cet ordre fut révequé par un nouvel édit, rapporté fort au long dans le livre d'Esther, et dont voici la principale disposition: Unde éas litteras, quas sub nomine nostro ille ( Aman) direxerat, scialis esse irritas. (Ch. XVI, vers. 7.)

311 fut permis aux Juifs, non pas de se défendre, comme le dit l'auteur, mais d'exterminer leurs ennemis, comme il

avait été permis à leurs ennemis de les
exterminer. Le jour de cette vengeance
fut fixé au 13 du mois Adar, qui était le
même jour auquel Aman avait fixé son
exécution. Celle des Juifs fut sanglante :
ils mirent à mort un grand nombre de
leurs ennemis avec les dix fils d'Aman ; et
ce fut en mémoire de cet événement qu'ils
instituèrent la fète de Purim. (D.)
4 Voyez Chardin.

CHAPITRE XI.

Réflexion sur tout ceci.

Tels sont les principes des trois gouvernements: ce qui ne signifie pas que dans une certaine république on soit vertueux; mais qu'on devrait l'être. Cela ne prouve pas non plus que dans une certaine monarchie on ait de l'honneur, et que dans un État despotique particulier on ait de la crainte; mais qu'il faudrait en avoir sans quoi le gouvernement sera imparfait.

LIVRE QUATRIÈME.

LES LOIS DE L'ÉDUCATION DOIVENT ÊTRE RELATIVES
AUX PRINCIPES DU GOUVERNEMENT.

CHAPITRE PREMIER.

Des lois de l'éducation.

Les lois de l'éducation sont les premières que nous recevons. Et comme elles nous préparent à être citoyens, chaque famille particulière doit être gouvernée sur le plan de la grande famille qui les comprend toutes.

Si le peuple en général a un principe, les parties qui le composent, c'est-à-dire les familles, l'auront aussi. Les lois de l'éducation seront donc différentes dans chaque espèce de gouvernement : dans les monarchies, elles auront pour objet l'honneur; dans les républiques, la vertu ; dans le despotisme, la crainte '.

CHAPITRE II.

De l'éducation dans les monarchies.

Ce n'est point dans les maisons publiques où l'on instruit l'enfance que l'on reçoit dans les monarchies la principale éducation; c'est lorsque l'on entre dans le monde que l'éducation, en quelque façon, commence. Là est l'école de ce que l'on appelle honneur, ce maître universel qui doit partout nous conduire.

C'est là que l'on voit et que l'on entend toujours dire trois choses: « Qu'il faut mettre dans les vertus une certaine noblesse; dans les mœurs, « une certaine franchise : dans les manières, une certaine politesse. Les vertus qu'on nous y montre sont toujours moins ce que l'on doit

'J'ai vu des enfants de valets de chambre à qui on disait : Monsieur le marquis, songez à plaire au roi; et j'ai ouï dire qu'à Venise les gouvernantes recommandent

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aux petits garçons de bien aimer la république, et que dans les sérails de Maroc et d'Alger on crie: Prends garde au grand eunuque noir! (VOLT.)

aux autres que ce que l'on se doit à soi-même : elles ne sont pas tant ce qui nous appelle vers nos concitoyens que ce qui nous en distingue.

On n'y juge pas les actions des hommes comme bonnes, mais comme belles; comme justes, mais comme grandes; comme raisonnables, mais comme extraordinaires.

Dès que l'honneur y peut trouver quelque chose de noble, il est ou le juge qui les rend légitimes, ou le sophiste qui les justifie.

Il permet la galanterie lorsqu'elle est unie à l'idée des sentiments du cœur, ou à l'idée de conquête; et c'est la vraie raison pour laquelle les mœurs ne sont jamais si pures dans les monarchies que dans les gouvernements républicains.

Il permet la ruse lorsqu'elle est jointe à l'idée de la grandeur de l'esprit ou de la grandeur des affaires, comme dans la politique, dont les finesses ne l'offensent pas.

Il ne défend l'adulation que lorsqu'elle est séparée de l'idée d'une grande fortune, et n'est jointe qu'au sentiment de sa propre bassesse.

A l'égard des mœurs, j'ai dit que l'éducation des monarchies doit y mettre une certaine franchise. On y veut donc de la vérité dans les discours. Mais est-ce par amour pour elle? point du tout. On la veut, parce qu'un homme qui est accoutumé à la dire paraît être hardi et libre. En effet, un tel homme semble ne dépendre que des choses, et non pas de la manière dont un autre les reçoit.

C'est ce qui fait qu'autant qu'on y recommande cette espèce de franchise, autant on y méprise celle du peuple, qui n'a que la vérité et la simplicité pour objet.

Enfin, l'éducation dans les monarchies exige dans les manières une certaine politesse. Les hommes, nés pour vivre ensemble, sont nés aussi pour se plaire; et celui qui n'observerait pas les bienséances, choquant tous ceux avec qui il vivrait, se décréditerait au point qu'il deviendrait incapable de faire aucun bien.

Mais ce n'est pas d'une source si pure que la politesse a coutume de tirer son origine. Elle naît de l'envie de se distinguer. C'est par orgueil que nous sommes polis : nous nous sentons flattés d'avoir des manières qui prouvent que nous ne sommes pas dans la bassesse, et que nous n'avons pas vécu avec cette sorte de gens que l'on a abandonnés dans tous les âges.

Dans les monarchies, la politesse est naturalisée à la cour. Un homme excessivement grand rend tous les autres petits. De là les égards que l'on doit à tout le monde; de là nait la politesse, qui ffatte autant ceux qui sont polis que ceux à l'égard de qui ils le sont, parce qu'elle fait comprendre qu'on est de la cour, ou qu'on est digne d'en être.

L'air de la cour consiste à quitter sa grandeur propre pour une grandeur empruntée. Celle-ci flatte plus un courtisan que la sienne même. Elle donne une certaine modestie superbe qui se répand au loin, mais

dont l'orgueil diminue insensiblement, à proportion de la distance où l'on est de la source de cette grandeur.

On trouve à la cour une délicatesse de goût en toutes choses, qui vient d'un usage continuel des superfluités d'une grande fortune, de la variété et surtout de la lassitude des plaisirs, de la multiplicité, de la confusion même des fantaisies, qui, lorsqu'elles sont agréables, y sont toujours reçues.

C'est sur toutes ces choses que l'éducation se porte pour faire ce qu'on appelle l'honnête homme, qui a toutes les qualités et toutes les vertus que l'on demande dans ce gouvernement.

Là l'honneur, se mêlant partout, entre dans toutes les façons de penser et toutes les manières de sentir, et dirige même les principes.

Cet honneur bizarre fait que les vertus ne sont que ce qu'il veut, et comme il les veut; il met de son chef des règles à tout ce qui nous est prescrit; il étend ou il borne nos devoirs à sa fantaisie, soit qu'ils aient leur source dans la religion, dans la politique, ou dans la morale.

Il n'y a rien dans la monarchie que les lois, la religion et l'honneur prescrivent tant que l'obéissance aux volontés du prince; mais cet honneur nous dicte que le prince ne doit jamais nous prescrire une action qui nous déshonore, parce qu'elle nous rendrait incapables de le servir.

Crillon refusa d'assassiner le duc de Guise; mais il offrit à Henri III de se battre contre lui. Après la Saint-Barthélemi, Charles IX ayant écrit à tous les gouverneurs de faire massacrer les huguenots, le vicomte d'Orte, qui commandait dans Baïonne, écrivit au roi' : « SIRE, je n'ai « trouvé parmi les habitants et les gens de guerre que de bons citoyens, « de braves soldats, et pas un bourreau: ainsi, eux et moi supplions "Votre Majesté d'employer nos bras et nos vies à choses faisables. » Ce grand et généreux courage regardait une lâcheté comme une chose impossible.

Il n'y a rien que l'honneur prescrive plus à la noblesse que de servir le prince à la guerre en effet, c'est la profession distinguée, parce que ses hasards, ses succès et ses malheurs même, conduisent à la grandeur. Mais en imposant cette loi, l'honneur veut en être l'arbitre; et, s'il se trouve choqué, il exige ou permet qu'on se retire chez soi.

Il veut qu'on puisse indifféremment aspirer aux emplois, ou les refuser; il tient cette liberté au-dessus de la fortune même.

L'honneur a donc ses règles suprêmes, et l'éducation est obligée de s'y conformer. Les principales sont, qu'il nous est bien permis de faire cas de notre fortune, mais qu'il nous est souverainement défendu d'en faire aucun de notre vie.

La seconde est que, lorsque nous avons été une fois placés dans un

Voyez l'Histoire de d'Aubigné.

2 On dit ici ce qui est, et non pas ce qui doit être : l'honheur est un préjugé que

la religion travaille tantôt à détruire, tantôt à régler.

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