Page images
PDF
EPUB

Le corps est encores soupple; on le doibt, à cette cause, plier à toutes façons et coustumes; et pourveu qu'on puisse tenir l'appetit et la volonté soubs boucle, qu'on rende hardiement un ieune homme commode à toutes nations et compaignies, voire au desreiglement et aux excez, si besoing est. Son exercitation suyve l'usage qu'il puisse faire toutes choses, et n'ayme à faire que les bonnes. Les philosophes mesmes ne treuvent pas louable en Callisthenes d'avoir perdu la bonne grace du grand Alexandre, son maistre, pour n'avoir voulu boire d'autant à luy. Il rira, il folastrera, il se desbauchera avecques son prince. le veulx qu'en la desbauche mesme il surpasse en vigueur et en fermeté ses compaignons; et qu'il ne laisse à faire le mal ny à faulte de force ny de science, mais à faulte de volonté : multum in

l'indulgence. C'est une vraye geaule de ieunesse | soing) que, sauf la biere, mon appetit est accaptifve: on la rend desbauchee, l'en punissant commodable indifferemment à toutes choses deavant qu'elle le soit. Arrivez y sur le poinct de quoy on se paist. leur office'; vous n'oyez que cris, et d'enfants suppliciez, et de maistres enyvrez en leur cholere. Quelle maniere pour esveiller l'appetit envers leur leçon, à ces tendres ames et craintifves, de les y guider d'une trongne effroyable, les mains armees de fouets! Inique et pernicieuse forme! ioinct, ce que Quintilian3 en a tres bien remarqué, que cette imperieuse auctorité tire des suittes perilleuses, et nommeement à nostre façon de chastiement. Combien leurs classes seroient plus decemment ionchees de fleurs et de feuillees, que de tronçons d'osier sanglants! I'y feroy pourtraire la loie, l'Alaigresse, et Flora, et les Graces, comme feit en son eschole le philosophe Speusippus1. Où est leur proufit, que là feust aussi leur esbat: on doibt ensucrer les viandes salubres à l'enfant, et enfieller celles qui luy sont nuisibles. C'est merveille combien Platon se monstre soigneux, en ses loix, de la gayeté et passe-terest, utrum peccare aliquis nolit, an nesciat1. temps de la ieunesse de sa cité; et combien il s'arreste à leurs courses, ieux, chansons, saults et danses, desquelles il dict que l'antiquité a donné la conduicte et le patronnage aux dieux mesmes, Apollon, les Muses et Minerve il s'estend à mille preceptes pour ses gymnases; pour les sciences lettrees, il s'y amuse fort peu, et semble ne recommender particulierement la poësie que pour la musique.

Toute estrangeté et particularité en nos mœurs et conditions est evitable, comme ennemie de societé. Qui ne s'estonneroit de la complexion de Demophon, maistre d'hostel d'Alexandre, qui suoit à l'umbre, et trembloit au soleil 5? I'en ay veu fuyr la senteur des pommes plus que les arquebusades; d'aultres s'effrayer pour une souris; d'aultres rendre la gorge à veoir de la cresme; d'aultres, à veoir brasser un lict de plume; comme Germanicus ne pouvoit souffrir ny la veue ny le chant des coqs. Il y peult avoir, à l'adventure, à cela quelque proprieté occulte; mais on l'esteindroit, à mon advis, qui s'y prendroit de bonne heure. L'institution a gaigné cela sur moy (il est vray que ce n'a point esté sans quelque

6

Prison, de l'italien gabbia, gabbiola, cage. BOREL, dans son Thresor des Recherches gauloises, etc. C.

2De leur devoir (pendant leurs études ou leçons). 3 Instit. orat. I, 3. C.

4 DIOGÈNE LAERCE, IV, 1. C.

5 SEXTUS EMPIRICUS, Pyrrh. Hyp. I, 14. C.

6 PLUTARQUE, de l'Envie et de la Haine, vers le commencement. C.

le pensoy faire honneur à un seigneur aussi esloingné de ces desbordements qu'il en soit en France, de m'enquerir à luy en bonne compaignie, combien de fois en sa vie il s'estoit enyvré pour la necessité des affaires du roy en Allemaigne: il le print de cette façon, et me respondit que c'estoit trois fois, lesquelles il recita. I'en sçay qui, à faulte de cette faculté, se sont mis en grand'peine, ayants à practiquer cette nation. l'ay souvent remarqué avecques grande admiration la merveilleuse nature d'Alcibiades2, de se transformer si ayseement à des façons si diverses, sans interest de sa santé; surpassant tantost la sumptuosité et pompe persienne, tantost l'austerité et frugalité lacedemonienne; autant reformé à Sparte comme voluptueux en Ionie :

[blocks in formation]

Il y a une grande différence entre ne vouloir pas et ne savoir pas faire le mal. SÉNÈQUE, Epist. 90.

2 PLUTARQUE, Vie d'Alcibiade, c. 14. C.

3 Aristippe sut s'accommoder de tout état et de toute fortune. HOR. Epist. I, 17, 23.

4 J'admirerai celui qui ne rougit pas de ses haillons, qui change de fortune sans s'étonner, et qui joue les deux rôles avec grâce. HOR. Epist. I, 17, 25. — Montaigne prête à ces vers un sens directement opposé à celui que leur donne Ho

race.

Voycy mes leçons: celuy là y a mieulx prou- | qu'à parler. Le monde n'est que babil; et ne veis fité, qui les faict, que qui les sçait. Si vous le iamais homme qui ne die plustost plus, que moins veoyez, vous l'oyez; si vous l'oyez, vous le qu'il ne doibt. Toutesfois la moitié de nostre aage veoyez. Ia à Dieu ne plaise, dict quelqu'un en s'en va là: on nous tient quatre ou cinq ans à Platon', que philosopher ce soit apprendre entendre les mots et les coudre en clauses1; enplusieurs choses, et traicter les arts! Hanc cores autant à en proportionner un grand corps, amplissimam omnium artium bene vivendi dis- estendu en quatre ou cinq parties; aultres cinq, ciplinam, vita magis, quam litteris, persecuti pour le moins, à les sçavoir briefvement mesler sunt! Leon, prince des Phliasiens, s'enquerant et entrelacer de quelque subtile façon : laissons à Heraclides Ponticus3, de quelle science, de le à ceulx qui en font profession expresse. quelle art il faisoit profession : « Ie ne sçay, dict il, ny art ny science; mais ie suis philosophe. On reprochoit à Diogenes, comment estant ignorant, il se mesloit de la philosophie : « Ie m'en mesle, dict il, d'autant mieulx à propos. » Hegesias le prioit de luy lire quelque chose : « Vous estes plaisant, luy respondit il vous choisissez les figues vrayes et naturelles, non peinctes; que ne choisissez vous aussi les exercitations naturelles, vrayes, et non escriptes 4?» Il ne dira pas tant sa leçon comme il la fera; il la repetera en ses actions: on verra s'il y a de la prudence en ses entreprinses; s'il y a de la bonté, de la iustice en ses deportements; s'il a du iugement et de la grace en son parler, de la vigueur en ses maladies, de la modestie en ses ieux, de la temperance en ses voluptez, de l'ordre en son œconomie, de l'indifference en son goust, soit chair, poisson, vin ou eau qui disciplinam suam non ostentationem scientiæ, sed legem vitæ putet; quique obtemperet ipse sibi, et decretis pareat. Le vrai mirouer de nos discours est le cours de nos vies. Zeuxidamus respondit à un qui luy demanda pourquoy les Lacedemoniens ne redigeoient par escript les ordonnances de la prouesse, et ne les donnoient à lire à leurs ieunes gents, Que c'estoit parce qu'ils les vouloient accoustumer aux faicts, non pas aux paroles 6. Comparez, au bout de quinze ou seize ans, à cettuy cy un de ces latineurs de college, qui aura mis autant de temps à n'apprendre simplement

[ocr errors]

Allant un iour à Orleans, ie trouvay dans cette »plaine, au deçà de Clery, deux regents qui venoient à Bourdeaux, environ à cinquante pas l'un de l'aultre: plus loing derriere eulx ie veoyois une trouppe, et un maistre en teste, qui estoit feu M. le comte de la Rochefoucault. Un de mes gents s'enquit au premier de ces regents, qui estoit ce gentilhomme qui venoit aprez luy : luy qui n'avoit pas veu ce train qui le suyvoit, et qui pensoit qu'on luy parlast de son compaignon, respondit plaisamment : « Il n'est pas gentilhomme; c'est un grammairien; et ie suis logicien. » Or nous qui cherchons icy, au rebours, de former, non un grammairien ou logicien, mais un gentilhomme, laissons les abuser de leur loisir : nous avons affaire ailleurs. Mais que nostre disciple soit bien pourveu de choses, les paroles ne suyvront que trop; il les traisnera, si elles ne veulent suyvre. l'en oy qui s'excusent de ne pas se pouvoir exprimer, et font contenance d'avoir la teste pleine de plusieurs belles choses, mais, à faulte d'eloquence, ne les pouvoir mettre en evidence: c'est une baye. Sçavez vous, à mon advis, que c'est que cela? ce sont des umbrages qui leur viennent de quelques conceptions informes, qu'ils ne peuvent desmesler et esclaircir au dedans, ny par consequent produire au dehors; ils ne s'entendent pas encores eulx mesmes; et veoyez les un peu bégayer sur le poinct de l'enfanter, vous iugez que leur travail n'est point à l'accouchement, mais à la conception, et qu'ils ne font que leicher cette matiere imparfaicte. De ma part, ie tiens, et Socrates l'ordonne, que qui a dans l'esprit une vifve imagination et claire, il la produira, soit en bergamasque, soit par mines, s'il est muet:

>>

1 Dans le dialogue intitulé les Rivaux, pag. 97 et suiv. édit. de Francfort, 1602. J. V. L.

2 C'est par leurs mœurs plutôt que par leurs études qu'ils se sont dévoués au plus grand de tous les arts, à celui de bien vivre. CIC. Tusc. Quæst. IV, 3.

3 Ce n'est pas Héraclide de Pont, Mais Pythagore, qui fit cette réponse à Léon, prince des Phliasiens; mais c'est d'ur livre d'Héraclide, disciple de Platon, que Cicéron a tiré ce fait, comme il nous l'apprend dans ses Tusculanes, V, 3, ut scribit auditor Platonis Ponticus Heraclides. Platon ne vint au monde que plus de cent ans après Pythagore. C. 4 DIOGÈNE LAERCE, VI, 48. C.

5 Si ce qu'il sait lui sert, non à montrer qu'il sait, mais à régler ses mœurs; s'il s'obéit à lui-même, et agit conformément à ses principes. CIC. Tusc. quæst. II, 4.

6 PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens. C.

Verbaque prævisam rem non invita sequentur 2.

En phrases, en périodes. Ainsi, dans le chap. 30 de ce premier livre : « Un des vieillards.... presche en commun toute la grangee, en se promenant d'un bout à aultre, et redisant une mesme clause à plusieurs fois. J. V. L.

* Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,

Et les mots pour le dire arrivent aisément.

Hor. Art. poet. v. 311, imité par Bolleau.

aux

|

Emunctæ naris, durus componere versus *.

toutes ses coustures et mesures,

Tempora certa modosque, et quod prius ordine verbum est,
Posterius facias, præponens ultima primis. . . .
Invenias etiam disiecti membra poetæ 2:

il ne se desmentira point pour cela; les pieces mes-
mes en seront belles. C'est ce que respondit Me-
nander, comme on le tansa, approchant le iour
auquel il avoit promis une comedie, dequoy il
n'y avoit encores mis la main : « Elle est com-
posee et preste; il ne reste qu'à y adiouster les
vers3.» Ayant les choses et la matiere disposee
en l'ame, il mettoit en peu de compte le demou-
rant. Depuis que Ronsard et du Bellay ont donné
credit à nostre poësie françoise, ie ne veoy si
petit apprenty qui n'enfle des mots, qui ne renge
les cadences à peu prez comme eulx : plus sonat,
quam valet1. Pour le vulgaire, il ne feut iamais
tant de poëtes; mais comme il leur a esté bien
aysé de representer leurs rhythmnes, ils demeu-
rent bien aussi court à imiter les riches des-
criptions de l'un, et les delicates inventions de
l'aultre.

Et comme disoit celuy là, aussi poëtiquement en sez lul alonger une courte syllabe, s'il veult; sa prose, quum res animum occupavere, verba | pour cela, non force: si les inventions y rient, si ambiunt1; et cet aultre, ipsæ res verba rapiunt1. l'esprit et le iugement y ont bien faict leur office; Il ne sçait pas ablatif, coniunctif, substantif, voylà un bon poëte, diray ie, mais un mauvais ny la grammaire: ne faict3 pas son laquay ou versificateur, une harangiere du Petit pont; et si, vous entretiendront tout vostre saoul, si vous en avez envie, Qu'on face, dict Horace, perdre à son ouvrage et se desferreront aussi peu, à l'adventure, reigles de leur langage, que le meilleur maistre ez arts de France. Il ne sçait pas la rhetorique, ny, pour avant ieu, capter la benevolence du candide lecteur; ny ne luy chault de le sçavoir. De vray, toute cette belle peincture s'efface ayseement par le lustre d'une verité simple et naïfve: ces gentillesses ne servent que pour amuser le vulgaire, incapable de prendre la viande plus massifve et plus ferme, comme Afer monstre bien clairement chez Tacitus 4. Les ambassadeurs de Samos estoient venus à Cleomenes, roy de Sparte, preparez d'une belle et longue oraison, pour l'esmouvoir à la guerre contre le tyran Polycrates; aprez qu'il les eut bien laissez dire, il leur respondit : « Quant à vostre commencement et exorde, il ne m'en souvient plus, ny par consequent du milieu; et quant à vostre conclusion, ie n'en veulx rien faire 5. » Voylà une belle response, ce me semble, et des harangueurs bien camus! Et quoy cet aultre? Les Atheniens estoient à choisir de deux architectes à conduire une grande fabrique : le premier, plus affetté, se presenta avecques un beau discours premedité sur le subiect de cette besongne, et tiroit le iugement du peuple en sa faveur; mais l'aultre en trois mots : «< Seigneurs Atheniens, ce que cettuy a dict, ie le feray “. » Au fort de l'eloquence de Cicero, plusieurs en entroient en admiration; mais Caton n'en faisant que rire : « Nous avons, disoit il, un plaisant consul 7. » Aille devant ou aprez, une utile sentence, un beau traict, est tousiours de saison : s'il n'est pas bien pour ce qui va devant, ny pour ce qui vient aprez, il est bien en soy. Ie ne suis pas de ceulx qui pensent la bonne rhythme faire le bon poëme : lais

Quand les choses ont saisi l'esprit, les mots viennent en foule. SÉNÈQUE, Controvers. III, proem.

2 Les choses entraînent les paroles. CIC. de Finib. III, 5. 3 Toutes les éditions que j'ai pu consulter sont conformes cette leçon; mais comme elle est assez obscure, je proposerais de lire: Ne le sçait pas son laquay, ou, etc. C'est du moins ainsi que la phrase doit être entendue. LEF....

4 Dialogue des Orateurs, c. 19. Mais il faut lire Aper dans le texte de Montaigne. J. V. L.

5 PLUTARQUE, Apophthegmes des Lacédémoniens. C. 6 PLUTARQUE, Instruction pour ceulx qui manient affaires d'estat, chap. 4 d'Amyot. C.

7 PLUTARQUE, Vie de Caton, c. 6. C.

Voire mais, que fera il 5 si on le presse de la subtilité sophistique de quelque syllogisme? «< Le iambon faict boire; le boire desaltere : parquoy le iambon desaltere. » Qu'il s'en mocque : il est plus subtil de s'en mocquer que d'y respondre. Qu'il emprunte d'Aristippus cette plaisante contrefinesse : « Pourquoy le deslieray ie, puis que tout lié il m'empesche?? » Quelqu'un proposoit contre Cleanthes des finesses dialectiques; à qui Chrysippus dict : « Ioue toy de ces battelages avecques les enfants; et ne destourne à cela les pensees serieuses d'un homme d'aage3. » Si ces

* Ses vers sont négligés, mais il a de la verve. HOR. Sat. I, 4,8.

2 Otez-en le rhythme et la mesure, changez l'ordre des mots; vous retrouverez le poête dans ses membres dispersés. HOR. Sat. I, 4, 58.

3 PLUTARQUE, Si les Atheniens ont esté plus excellents en armes qu'en lettres, c. 4, trad. d'Amyot. C.

4 Dans tout cela, plus de son que de sens. SÉNÈQUE, Epist. 40. 5 C'est-à-dire, Mais que fera notre jeune élève si on le Montaigne revient à son principal sujet, qu'il presse, etc. semblait avoir entièrement perdu de vue. C. 6 SÉNÈQUE, Epist. 49. C.

7 DIOCÈNE LAERCE, II, 70. C.
8 Id. VII, 183. C.

sottes arguties, contorta el aculeata sophismata', | glers, et nonchalante de l'art; mais ie la treuve. luy doibvent persuader un mensonge, cela est dangereux; mais si elles demeurent sans effect, et ne l'esmeuvent qu'à rire, ie ne veoy pas pourquoy il s'en doibve donner garde. Il en est de si sots, qu'ils se destournent de leur voye un quart de lieue pour courir aprez un beau mot; aut qui non verba rebus aptant, sed res extrinsecus arcessunt, quibus verba conveniant : et l'aultre, qui, alicuius verbi decore placentis, vocentur ad id, quod non proposuerant scribere3. Ie tors bien plus volontiers une bonne sentence, pour la coudre sur moy, que ie ne destors mon fil pour l'aller querir. Au rebours, c'est aux paroles à servir et à suyvre; et que le gascon y arrive, si le françois n'y peult aller4. Ie veulx que les choses surmontent, et qu'elles remplissent de façon l'imagination de celuy qui escoute, qu'il n'aye aulcune souvenance des mots. Le parler que l'ayme, c'est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'à la bouche; un parler succulent et nerveux, court et serré; non tant delicat et peigné, comme vehement et brusque;

encores mieulx employee en la forme de parler. Toute affectation, nommeement en la gayeté et liberté françoise, est mesadvenante au courtisan; et en une monarchie, tout gentilhomme doibt estre dressé au port d'un courtisan parquoy nous faisons bien de gauchir un peu sur le naïf et mesprisant. Ie n'ayme point de tissure où les liaisons et les coustures paroissent: tout ainsi qu'en un beau corps il ne fault pas qu'on y puisse compter les os et les veines. Quæ veritati operam dat oratio, incomposita sit et simplex1. Quis accurate loquitur, nisi qui vult putide loqui?? L'eloquence faict iniure aux choses, qui nous destourne à soy. Comme aux accoustrements, c'est pusillanimité de se vouloir marquer par quelque façon particuliere et inusitee: de mesme au langage, la recherche des frases nouvelles et des mots peu cogneus, vient d'une ambition scholastique et puerile. Peusse ie ne me servir que de ceulx qui servent aux hales à Paris! Aristophanes le grammairien n'y entendoit rien, de reprendre en Epicurus la simplicité de ses mots, et la fin de son art oratoire, qui estoit perspicuité de langage seulement 3. L'imitation du parler, par sa facilité, suit incontinent tout un peuple l'imitation du iuger, de l'inventer, ne va pas si viste. La pluspart des lecteurs, pour avoir trouvé une pareille robbe, pensent tres faull'ensement tenir un pareil corps : la force et les nerfs ne s'empruntent point; les atours et le manteau s'empruntent. La pluspart de ceulx qui me hantent parlent de mesme les Essais; mais ie ne scay s'ils pensent de mesme. Les Atheniens, dict Platon4, ont pour leur part le soing de l'abondance et elegance du parler; les Lacedemoniens, de la briefveté; et ceulx de Crete, de la fecondité des conceptions, plus que du langage: ceulx cy sont les meilleurs. Zenon disoit qu'il avoit deux sortes de disciples : les uns, qu'il nommoit picλoyous, curieux d'apprendre les choses, qui estoient ses mignons; les aultres cyopiacus, qui n'avoient soing que du langage. Ce n'est pas à dire que ce ne soit une belle et bonne chose que le bien dire; mais non pas si bonne qu'on la faict; et suis despit dequoy nostre vie s'embesongne

non

Hæc demum sapiet dictio, quæ feriet 5; plustost difficile qu'ennuyeux; esloingné d'affectation, desreiglé, descousu et hardy : chasque loppin y face son corps; non pedantesque, fratesque, non plaideresque, mais plustost soldatesque, comme Suetone appelle celuy de Iulius Cesar 7; et si, ne sens pas bien pourquoy il appelle.

l'ay volontiers imité cette desbauche qui se vcoid en nostre ieunesse au port de leurs vestements un manteau en escharpe, la cape sur une espaule, un bas mal tendu, qui represente une fierté desdaigneuse de ces parements estran

1 Ces sophismes entortillés et épineux. CIC. Acad. II, 24. 2 Ou qui ne choisissent pas les mots pour les choses, mais qui vont chercher, hors du sujet, des choses auxquelles les mots puissent convenir. QUINTIL. VIII, 3.

3 Qui, pour ne pas perdre un mot qui leur plaît, s'engagent dans une matière qu'ils n'avaient pas dessein de traiter. SÉNÈQUE, Epist. 59.

4 J. J. Rousseau a dit aussi quelque part : « Toutes les fois qu'à l'aide d'un solécisme je pourrai me faire mieux entendre, ne pensez pas que j'hésite. » Il s'est bien fait entendre sans avoir besoin de solécismes, et sa phrase est exagérée; mais elle prouve qu'il était aussi peu esclave du purisme que l'écrivain gascon. J. V. L.

5 Que l'expression frappe, elle plaira. Épitaphe de Lucain, citée dans la Bibliothèque latine de Fabricius, II, 10. C. 6 Non monacal. Fratesque, de l'italien fratesco, adjectif dérivé de fratre, moine. C.

7 C'est dans sa Vie, c. 55, au commencement. Mais Montaigne a été trompé par les éditions vulgaires, où on lisait Eloquentia militari; qua re aut aquavit, etc. au lieu que, dans les dernières et meilleures éditions, on lit aujourd'hui Eloquentia, militarique re, aut æquavit, etc. Ainsi, ce qui lui faisait de la peine disparaît avec la fausse leçon. C.

[blocks in formation]

toute à cela. Ie vouldroy premierement bien sçavoir ma langue, et celle de mes voysins où i'ay plus ordinaire commerce.

C'est un bel et grand adgencement sans doubte que le grec et latin, mais on l'achepte trop cher. Ie diray icy une façon d'en avoir meilleur marché que de coustume, qui a esté essayee en moy mesme : s'en servira qui vouldra. Feu mon pere ayant faict toutes les recherches qu'homme peult faire parmy les gents sçavants et d'entendement, d'une forme d'institution exquise, feut advisé de cet inconvenient qui estoit en usage; et luy disoit on que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues qui ne leur coustoient rien, est la seule cause pourquoy nous ne pouvons arriver à la grandeur d'ame et de cognoissance des anciens Grecs et Romains. Ie ne croy pas que c'en soit la seule cause. Tant y a que l'expedient que mon pere y trouva, ce feut qu'en nourrice, et avant le premier desnouement de ma langue, il me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux medecin en France, du tout ignorant de nostre langue, et tres bien versé en la latine. Cettuy cy, qu'il avoit faict venir exprez, et qui estoit bien cherement gagé, m'avoit continuellement entre les bras. Il en eut aussi avecques luy deux aultres moindres en sçavoir, pour me suyvre, et soulager le premier : ceulx cy ne m'entretenoient d'aultre langue que latine. Quant au reste de sa maison, c'estoit une reigle inviolable que ny luy mesme, ny ma mere, ny valet, ny chambriere, ne parloient en ma compaignie qu'autant de mots de latin que chascun avoit apprins pour iargonner avec moy. C'est merveille du fruict que chascun y feit: mon pere et ma mere y apprindrent assez de latin pour l'entendre, et en acquirent à suffisance pour s'en servir à la necessité, comme feirent aussi les aultres domestiques qui estoient plus attachez à mon service. Somme, nous nous latinizasmes tant, qu'il en regorgea iusques à nos villages tout autour, où il y a encores, et ont prins pied par l'usage, plusieurs appellations latines d'artisans et d'utils. Quant à moy, i̇'avoy plus de six ans avant que l'entendisse non plus de françois ou de perigordin que d'arabesque; et sans art, sans livre, sans grammaire ou precepte, sans fouet, et sans larmes, i'avois apprins du latin tout aussi pur que mon maistre d'eschole le sçavoit: car ie ne le pouvois avoir meslé ny alteré. Si par essay on me vouloit donner un theme, à la mode des colleges; on le donne aux aultres

|

en françois, mais à moy il me le falloit donner en mauvais latin pour le tourner en bon. Et Nicolas Grouchy, qui a escript de Comitiis Romanorum ; Guillaume Guerente, qui a commenté Aristote; George Buchanan, ce grand poëte escossois; Marc Antoine Muret, que la France et l'Italie recognoist pour le meilleur orateur du temps, mes precepteurs domestiques, m'ont dict souvent que i'avoy ce langage en mon enfance si prest et si à main, qu'ils craignoient à m'accoster. Buchanan, que ie veis depuis à la suitte de feu monsieur le mareschal de Brissac, me dict qu'il estoit aprez à escrire de l'institution des enfants, et qu'il prenoit l'exemplaire de la mienne; car il avait lors en charge ce comte de Brissac que nous avons veu depuis si valeureux et si brave.

Quant au grec, duquel ie n'ay quasi du tout point d'intelligence, mon pere desseigna me le faire apprendre par art, mais d'une voye nouvelle, par forme d'esbat et d'exercice : nous pelotions nos declinaisons, à la maniere de ceulx qui, par certains ieux de tablier2, apprennent l'arithmetique et la geometrie. Car entre aultres choses, il avoit esté conseillé de me faire gouster la science et le debvoir par une volonté non forcee, et de mon propre desir; et d'eslever mon ame en toute doulceur et liberté, sans rigueur et contraincte: ie dis iusques à telle superstition, que par ce qu'aulcuns tiennent que cela trouble la cervelle tendre des enfants de les esveiller le matin en sursault, et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongez beaucoup plus que nous ne sommes) tout à coup et par violence; il me faisoit esveiller par le son de quelque instrument; et ne feus iamais sans homme qui m'en servist.

Cet exemple suffira pour en iuger le reste, et pour recommender aussi et la prudence et l'affection d'un si bon pere; auquel il ne se fault prendre, s'il n'a recueilly aulcuns fruicts respondants à une si exquise culture. Deux choses en feurent cause: en premier, le champ sterile et incommode; car quoy que i'eusse la santé ferme et entiere, et quand et quand un naturel doulx et traictable, i'estoy parmy cela si poisant, mol et endormy, qu'on ne me pouvoit arracher de l'oysifveté, non pas pour me faire iouer. Ce que ie veoyoy, ie le veoyoy bien; et soubs cette

1 Ouvrage estimé. Paris, Vascosan, 1555, reproduit dans le tome Ier des Antiquités romaines de Grévius. J. V. L.

2 Damier. On appelait jadis le jeu de dames jeu de tables. A. D.

« PreviousContinue »