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sera temps, et facent tant de mal d'ailleurs, qu'ils ne puissent durer que soubs leur umbre, ny s'exempter que par leur moyen, des loix et de la peine. Grande est la suitte qui vient aprez de cela. Et qui vouldra s'amuser à devuider ce filet, il verra que non pas les six mille, mais les cent mille, les millions, par cette chorde, se tiennent au tyran, s'aydant d'icelle; comme en Homere, Iupiter qui se vante, s'il tire la chaisne, d'amener vers soy touts les dieux. De là venoit la creue du senat soubs Iule, l'establissement de nouveaux estats, eslection d'offices; non pas certes, à bien prendre, reformation de la iustice, mais nouveaux soustiens de la tyrannie. En somme, l'on en vient là, par les faveurs, par les gaings ou regaings' que l'on a avecques les tyrans, qu'il se treuve quasi autant de gents ausquels la tyrannie semble estre proufitable, comme de ceulx à qui la liberté seroit agreable. Tout ainsi que les medecins disent qu'à nostre corps, s'il y a quelque chose de gasté, dez lors qu'en aultre endroict il s'y bouge rien, il se vient aussitost rendre vers cette partie vereuse pareillement, dez lors qu'un roy s'est declaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, ie ne dis pas un tas de larronneaux et d'essaurillez3, qui ne peuvent gueres faire mal ny bien en une republique, mais ceulx qui sont taxez d'une ardente ambition et d'une notable avarice, s'amassent autour de luy, et le soustiennent, pour avoir part au butin, et estre, sous le grand tyran, tyranneaux eulx mesmes. Ainsi font les grands voleurs et les fameux coursaires : les uns descouvrent le païs, les aultres chevalent les voyageurs; les uns sont en embusche, les aultres au guet; les uns massacrent, les aultres despouillent; et encores qu'il y ayt entre eulx des preeminences, et que les uns ne soyent que valets, et les aultres les chefs de l'assemblee, si n'en y a il à la fin pas un qui ne se sente du principal butin, au moins de la recherche. On dict bien que les pirates ciliciens ne s'assemblerent pas seulement en si grand nombre, qu'il fallut envoyer contre eulx Pompee le grand; mais encores tirerent a

la tour de Minerve. Certes ie serois oultrageux de | avarice et cruauté, et qu'ils l'executent quand it vouloir desmentir nos livres, et de courir ainsi sur les terres de nos poëtes. Mais pour revenir, d'où ie ne sçay comment i'avoy destourné le fil de mon propos, a il iamais esté que les tyrans, pour s'asseurer, n'ayent tousiours tasché d'accoustumer le peuple envers eulx, non pas seulement à l'obeïssance et servitude, mais encores à devotion? Doncques ce que i'ay dict iusques icy, qui apprend les gents à servir volontiers, ne sert gueres aux tyrans que pour le menu et grossier populaire. Mais maintenant ie viens, à mon advis, à un poinct lequel est le secret et le resourd1 de la domination, le soustien et fondement de la tyrannie. Qui pense que les hallebardes des gardes, l'assiette du guet garde les tyrans, à mon iugement se trompe fort ils s'en aydent, comme ie croy, plus pour la formalité et espoventail, que pour fiance qu'ils y ayent. Les archers gardent d'entrer dans les palais les mal habiles qui n'ont nul moyen, non pas les bien armez qui peuvent faire quelque entreprinse. Certes, des empereurs romains il est aysé à compter, qu'il n'y en a pas eu tant qui ayent eschappé quelque dangier par le secours de leurs archers, comme de ceulx là qui ont esté tuez par leurs gardes. Ce ne sont pas les bandes de gents à cheval, ce ne sont pas les compaignies de gents à pied, ce ne sont pas les armes, qui deffendent le tyran; mais (on ne le croira pas du premier coup, toutesfois il est vray) ce sont tousiours quatre ou cinq qui maintiennent le tyran, quatre ou cinq qui luy tiennent le païs tout en servage. Tousiours il a esté que cinq ou six ont eu l'aureille du tyran, et s'y sont approchez d'eulx mesmes, ou bien ont esté appellez par luy, pour estre les complices de ses cruautez, les compaignons de ses plaisirs, maquereaux de ses voluptez, et communs au bien de ses pilleries. Ces six addressent si bien leur chef, qu'il fault, pour la societé, qu'il soit meschant, non pas seulement de ses meschancetez, mais encores des leurs. Ces six ont six cents, qui proufitent soubs eulx, et font de leurs six cents ce que les six font au tyran. Ces six cents tiennent soubs eulx six mille, qu'ils ont eslevez en estat, ausquels ils ont faict donner ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers, à fin qu'ils tiennent la main à leur

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1 Les gains ou parts de gains. E. J.

2 Il s'y fait quelque fermentation, quelque tumeur. -De bouge, qui, selon Nicot, signifie ce qui est comme renflé, et sortant en tumeur, est venu bouger dans le sens qu'on l'explique ici. C.

condamnés à avoir les oreilles coupées.
3 De faquins, de gens perdus de réputation, qui ont été
Essaureillez, rei
auribus deminuti. NICOT. C.

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leur alliance plusieurs belles villes et grandes citez, aux havres desquelles ils se mettoient en grande seureté, revenants des courses; et pour recompense leur bailloient quelque proufit du recelement de leurs pilleries.

Ainsi le tyran asservit les subiects, les uns par le moyen des aultres, et est gardé par ceulx desquels, s'ils valoient rien, il se debvroit garder; mais, comme on dict, pour fendre le bois il se faict des coings du bois mesme : voylà ses archers, voylà ses gardes, voylà ses hallebardiers. Il n'est pas qu'eulx mesmes ne souffrent quelquesfois de luy mais ces perdus, ces abbandonnez de Dieu et des hommes, sont contents d'endurer du mal, pour en faire, non pas à celuy qui leur en faict, mais à ceulx qui en endurent comme eulx, et qui n'en peuvent mais. Et toutesfois, veoyant ces gents là qui naquettent le tyran, pour faire leurs besongnes de sa tyrannie et de la servitude du peuple, il me prend souvent esbahissement de leur meschanceté, et quelquesfois quelque pitié de leur grande sottise. Car, à dire vray, qu'est ce aultre chose de s'approcher du tyran, sinon que de se tirer plus arriere de leur liberté, et par maniere de dire, serrer à deux mains et embrasser la servitude? Qu'ils mettent un petit à part leur ambition, qu'ils se deschargent un peu de leur avarice; et puis, qu'ils se regardent eulx mesmes, qu'ils se recognoissent: et ils verront clairement que les villageois, les païsants, lesquels, tant qu'ils peuvent, ils foulent aux pieds, et en font pis que des forçats ou esclaves; ils verront, dís ie, que ceulx là, ainsi malmenez, sont toutesfois, au prix d'eulx, fortunez et aulcunement 2 libres. Le laboureur et l'artisan, pour tant qu'ils soyent asservis, en sont quittes, en faisant ce qu'on leur dict: mais le tyran veoid les aultres qui sont prez de luy, coquinants et mendiants sa faveur; il ne fault pas seulement qu'ils facent ce qu'il dict, mais qu'ils pensent ce qu'il veult, et souvent, pour luy satisfaire, qu'ils previennent encores ses pensees. Ce n'est pas tout à eulx de luy obeïr, il fault encores luy complaire; il fault qu'ils se rompent, qu'ils se tormentent, qu'ils se tuent à travailler en ses affaires, et puis, qu'ils se plaisent de son plaisir, qu'ils laissent leur goust pour le sien, qu'ils forcent leur complexion, qu'ils despouillent leur naturel; il fault qu'ils prennent garde à ses pa

1 Flattent le tyran, lui font servilement la cour. - Du temps de Nicot, on appelait naquet le garçon qui, dans le jeu de paume, sert les joueurs et c'est de ce mot, qui n'est plus en usage, qu'a été formé naqueter ou nacqueter, qu'on a conservé dans le Dictionnaire de l'Académie jusq'en 1835. 2 Et en quelque sorte libres. E. J.

roles, à sa voix, à ses signes, à ses yeulx; qu'ils n'ayent ny yeulx, ny pieds, ny mains, que tout ne soit au guet pour espier ses volontez, et pour descouvrir ses pensees. Cela est ce vivre heureusement? cela s'appelle il vivre ? est il au monde rien si insupportable que cela, ie ne dis pas à un homme bien nay, mais seulement à un qui ayt le sens commun, ou, sans plus, la face d'un homme? Quelle condition est plus miserable que de vivre ainsi, qu'on n'ayt rien à soy, tenant d'aultruy son ayse, sa liberté, son corps et sa vie?

Mais ils veulent servir, pour gaigner des biens: comme s'ils pouvoient rien gaigner qui feust à eulx, puis qu'ils ne peuvent pas dire d'eulx, qu'ils soyent à eulx mesmes; et comme si aulcun pouvoit rien avoir de propre soubs un tyran, ils veulent faire que les biens soyent à eulx, et ne se soubviennent pas que ce sont eulx qui luy donnent la force pour oster à touts, et ne laisser rien qu'on puisse dire estre à personne : ils veoyent que rien ne rend les hommes subiects à sa cruauté, que les biens; qu'il n'y a aulcun crime envers luy digne de mort, que le dequoy; qu'il n'ayme que les richesses; ne desfaict que les riches qui se viennent presenter comme devant le boucher, pour s'y offrir ainsi pleins et refaicts, et luy en faire envie. Ces favoris ne se doibvent pas tant soubvenir de ceulx qui ont gaigné autour des tyrans beaucoup de biens, comme de ceulx qui ayants quelque temps amassé, puis aprez y ont perdu et les biens et la vie : il ne leur doit pas venir en l'esprit combien d'aultres y ont gaigne de richesses, mais combien peu ceulx là les ont gardees. Qu'on descouvre toutes les anciennes histoires; qu'on regarde toutes celles de nostre soubvenance, et on verra, tout à plein, combien est grand le nombre de ceulx qui ayants gaigné par mauvais moyens l'aureille des princes, et ayants ou employé leur mauvaistié ou abusé de leur simplesse, à la fin par ceulx là mesmes ont esté aneantis, et autant qu'ils avoient treuvé de facilité pour les eslever, autant puis aprez y ont ils treuvé d'inconstance pour les y conserver. Certainement, en si grand nombre de gents qui ont esté iamais prez des mauvais roys, il en est peu, ou comme point, qui n'ayent essayé quelquesfois en eulx mesmes la cruauté du tyran qu'ils avoient, devant, attisee contre les aultres : le plus souvent, s'estants enrichis, soubs umbre de sa faveur, des despouilles d'aultruy, ils ont eulx mesmes enrichy les aultres de leur despouille.

Les gents de bien mesme, si quelquesfois il s'en treuve quelqu'un aymé du tyran, tant soient

ils avant en sa grace, tant reluise en eulx la vertu et integrité qui, voire aux plus meschants, donne quelque reverence de soy quand on la veoid de prez, mais ces gents de bien mesme ne sçauroient durer, et fault qu'ils se sentent du mal commun, et qu'à leurs despens ils esprouvent la tyrannie. Un Seneque, un Burre, un Trazee', cette terne de gents de bien, desquels mesme les deux leur mauvaise fortune les approcha d'un tyran, et leur meit en main le maniement de ses affaires; touts deux estimez de luy, et cheris, et encores l'un l'avoit nourry, et avoit pour gages de son amitié, la nourriture de son enfance: mais ces trois là sont suffisants tesmoings, par leur cruelle mort, combien il y a peu de fiance en la faveur des mauvais maistres. Et à la verité, quelle amitié peult on esperer en celuy qui a bien le cœur si dur, de haïr son royaume qui ne faict que luy obeïr, et lequel, pour ne se sçavoir pas encores aymer, s'appauvrit luy mesme, et destruit son empire?

Or si on veut dire que ceulx là pour avoir bien vescu sont tumbez en ces inconvenients 3, qu'on regarde hardiement autour de celuy là mesme, et on verra que ceulx qui veinrent en sa grace, et s'y mainteinrent par meschancetez, ne feurent pas de plus longue duree. Qui a ouy parler d'amour si abbandonnee, d'affection si opiniastre? qui a iamais leu d'homme si obstineement acharné envers femme, que de celuy là envers Poppee? or feut elle aprez empoisonnee par luy mesme 5. Agrippine sa mere avoit tué son mary Claude pour luy faire place en l'empire; pour l'obliger, elle n'avoit iamais faict difficulté de rien faire ny de souffrir: doncques son fils mesme, son nourrisson, son empereur faict de sa main, aprez l'avoir souvent faillie, luy osta la vie : et n'y eut lors personne qui ne dist qu'elle avoit fort bien merité cette punition, si c'eust

Un Burrhus, un Thraséas. C.

2 Ce trio, pourrait-on dire aujourd'hui, s'il était permis d'employer le mot de trio dans un sens grave et sérieux. C. Cela n'est pas possible: il faudrait dire, cette trinité ou ce triumvirat de gens de bien. E. J.

3 Que Burrhus, Sénèque et Thraséas ne sont tombés dans ces inconvénients que pour avoir été gens de bien. C. 4 De Néron.

5 Selon Suétone et Tacite, Néron la tua d'un coup de pied qu'il lui donna dans le temps de sa grossesse. Poppæam (dit le premier dans la Vie de Néron, c. 35) dilexit unice. Et tamen ipsam quoque ictu calcis occidit. Pour Tacite, il ajoute que c'est plutôt par passion que sur un fondement raisonnable que quelques écrivains ont publié que Poppée avait été empoisonnée par Néron. Poppea, dit-il (Annal. XVI, 6), mortem obiit, fortuita mariti iracundia, a quo gravida ictu calcis afflicta est. Neque enim venenum crediderim, quamvis quidam scriptores tradant, odio magis, quam ex fide. C. 6 Voyez SULTONE, dans la Vie de Néron, c. 34. C.

esté par les mains de quelque aultre que de celuy qui la luy avoit baillee. Qui feut oncques plus aysé à manier, plus simple, pour le dire mieulx, plus vray niaiz, que Claude l'empereur? qui feut oncques plus coëffé de femme, que luy de Messaline? Il la meit enfin entre les mains du bourreau. La simplesse demeure tousiours aux tyrans, s'ils en ont, à ne sçavoir bien faire; mais ie ne sçay comment à la fin, pour user de cruauté, mesme envers ceulx qui leur sont prez, si peu qu'ils ayent d'esprit, cela mesme s'esveille. Assez commun est le beau mot de cettuy là ', qui veoyant la gorge descouverte de sa femme, qu'il aymoit le plus, et sans laquelle il sembloit qu'il n'eust sceu vivre, il la caressa de cette belle parole : « Ce beau col sera tantost couppé, si ie le commande. Voylà pourquoy la pluspart des tyrans anciens estoient communement tuez par leurs favoris, qui ayants cogneu la nature de la tyrannie, ne se pouvoient tant asseurer de la volonté du tyran, comme ils se desfioient de sa puissance. Ainsi feut tué Domitian par Estienne2; Commode, par une de ses amies mesme3; Antonin, par Macrin 4; et de mesme quasi touts les aultres.

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C'est cela, que certainement le tyran n'est iamais aymé, ny n'ayme. L'amitié, c'est un nom sacré, c'est une chose saincte; elle ne se met iamais qu'entre gents de bien, ne se prend que par une mutuelle estime; elle s'entretient, non tant par un bienfaict, que par la bonne vie. Ce qui rend un amy asseuré de l'aultre, c'est la cognoissance qu'il a de son integrité : les respondants qu'il en a, c'est son bon naturel, la foy, et la constance. Il n'y peult avoir d'amitié là où est la cruauté, là où est la desloyauté, là où est l'iniustice. Entre les meschants quand ils s'assemblent, c'est un complot, non pas compaignie; ils ne s'entretiennent pas, mais ils s'entrecraignent; ils ne sont pas amis, mais ils sont complices 5.

Or quand bien cela n'empescheroit point, en

De Caligula, lequel, dit SUÉTONE, dans sa Vie, c. 33, Quoties uxoris, vel amiculæ collum exoscularetur, addebąt: Tam bona cervix, simul ac jussero, demetur. 2 SUÉTONE, dans la Vie de Domitien, c. 17. 3 Qui se nommait Marcia. HÉRODIEN, liv. I.

4 Antonin Caracalla, qu'un centurion, nommé Martial, tua d'un coup de poignard, à l'instigation de Macrin, comme on peut voir dans HÉRODIEN, liv. IV, vers la fin. Le premier imprimeur de ce discours a mis ici Marin au lieu de Macrin; faute évidente. La Boëtie ne pouvait pas se tromper au nom de Macrin, trop connu dans l'histoire, puisqu'il fut élu empereur à la place d'Antonin Caracalla. C.

5 Hæc inter bonos amicitia, inter malos factio est. SALLUST. Jugurth. c. 31.

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cores seroit il mal aysé de trouver en un tyran une amour asseuree, parce qu'estant au dessus de touts, et n'ayant point de compaignon, il est desia au delà des bornes de l'amitié, qui a son gibbier en l'equité, qui ne veult iamais clocher, ains est tousiours eguale. Voylà pourquoy il y a bien (ce dict on) entre les voleurs quelque foy au partage du butin, pource qu'ils sont pairs et compaignons, et que s'ils ne s'entr'ayment, au moins ils s'entrecraignent, et ne veulent pas, en se desunissant, rendre la force moindre : mais du tyran ceulx qui sont les favoris ne peuvent iamais avoir aulcune asseurance; de tant qu'il a apprins d'eulx mesmes qu'il peult tout, et qu'il n'y a ny droict ny debvoir aulcun qui | l'oblige; faisant son estat de compter sa volonté pour raison, et n'avoir compaignon aulcun, mais d'estre de touts maistre. Doncques n'est ce pas grand' pitié, que veoyant tant d'exemples apparents, veoyant le dangier si present, personne ne se vueille faire sage aux despens d'aultruy? et que de tant de gents qui s'approchent si volontiers des tyrans, il n'y en ayt pas un qui ayt l'advisement et la hardiesse de leur dire ce que dit (comme porte le conte) le renard au lion qui faisoit le malade: « le t'iroy veoir de bon cœur en ta taniere; mais ie veoy assez de traces de bestes qui vont en avant vers toy, mais en arriere qui reviennent, ie n'en veoy pas une ?

Ces miserables veoyent reluire les thresors du tyran, et regardent touts estonnez les rayons de sa braverie; et alleichez de cette clarté, ils s'approchent, et ne veoyent pas qu'ils se mettent dans la flamme, qui ne peult faillir à les consumer: ainsi le satyre indiscret ( comme disent les fables), veoyant esclairer le feu trouvé par le sage Promethee, le trouva si beau, qu'il l'alla baiser, et se brusler: ainsi le papillon, qui esperant iouyr de quelque plaisir, se met dans le feu pource qu'il reluict, il esprouve l'aultre vertu, cela qui brusle, ce dict le poëte toscan. Mais encores, mettons que ces mignons eschappent les mains de celuy qu'ils servent; ils ne se sauvent iamais du roy qui vient aprez: s'il est bon, il fault rendre compte, et recognoistre au moins lors la raison; s'il est mauvais, et pareil à leur maistre, il ne sera pas qu'il n'ayt aussi bien ses favoris, lesquels com

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munement ne sont pas contents d'avoir à leur tour la place des aultres, s'ils n'ont encores le plus souvent et les biens et la vie. Se peult il doncques faire qu'il se trouve aulcun qui, en si grand peril, avecques si peu d'asseurance, vueille prendre cette malheureuse place, de servir en si grand' peine un si dangereux maistre? Quelle peine, quel martyre est ce! vray Dieu! estre nuict et iour aprez pour songer pour plaire à un, et neantmoins se craindre de luy plus que d'homme du monde; avoir tousiours l'œil au guet, l'aureille aux escoutes, pour espier d'où viendra le coup, pour descouvrir les embusches, pour sentir la mine de ses compaignons, pour adviser qui le trahit, rire à chascun, se craindre de touts, n'avoir auleun ny ennemy ouvert, ny amy asseuré; ayant tousiours le visage riant et le cœur transy, ne pouvoir estre ioyeux, et n'oser estre triste!

Mais c'est plaisir de considerer, Qu'est ce qui leur revient de ce grand torment, et le bien qu'ils peuvent attendre de leur peine et de cette miserable vie. Volontiers le peuple, du mal qu'il souffre, n'en accuse pas le tyran, mais ceulx qui le gouvernent: ceulx là, les peuples, les nations, tout le monde, à l'envy, iusques aux païsants, iusques aux laboureurs, ils sçavent leurs noms, ils deschiffrent leurs vices, ils amassent sur eulx mille oultrages, mille vilenies, mille mauldissons; toutes leurs oraisons, touts leurs vœus sont contre ceulx là; touts les malheurs, toutes les pestes, toutes les famines, ils les leur reprochent; et si quelquesfois ils leur font par apparence quelque honneur, lors mesme ils les maugreent en leur cœur, et les ont en horreur plus estrange que les bestes sauvages. Voylà la gloire, voylà l'honneur qu'ils receoivent de leur service envers les gents, desquels quand chascun auroit une piece de leurs corps, ils ne seroient pas encores, ce semble, satisfaicts, ny à demy saoulez de leur peine; mais certes, encores aprez qu'ils sont morts, ceulx qui viennent aprez ne sont iamais si paresseux, que le nom de ces mangepeuples' ne soit noircy de l'encre de mille plumes, et leur reputation deschiree dans mille livres, et les os mesmes, par

1 Pour éventer la mine. E. J.

2 C'est le titre qu'on donne à un roi dans HOMÈRE ( SYμÇËSpos Baothrús, Iliud. I, 231), et dont la Boëtie régale trèsjustement ces premiers ministres, ces intendants ou surintendants des finances, qui par les impositions excessives et injustes dont ils accablent le peuple, gåtant et dépeuplant les pays dont on leur a abandonné le soin, font bientôt d'un puissant royaume où florissaient les arts, l'agriculture et le com merce, un désert affreux où règnent la barbarie et la pauvreté, jettent le prince dans l'indigence, le rendent odieux à ce qui lui reste de sujets, et méprisable à ses voisins. C.

maniere de dire, traisnez par la posterité, les punissant, encores aprez la mort, de leur meschante vie.

Apprenons doncques quelquesfois, apprenons à bien faire : levons les yeulx vers le ciel, ou bien pour nostre honneur, ou pour l'amour de la mesme

vertu, à Dieu tout puissant, asseuré tesmoing de nos faicts, et iuste iuge de nos faultes. De ma part, ie pense bien, et ne suis pas trompé, puis qu'il n'est rien si contraire à Dieu, tout liberal et debonnaire, que la tyrannie, qu'il reserve bien là bas à part pour les tyrans et leurs complices quelque peine particuliere.

FIN.

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