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soubs la verge, alloit et venoit souvent chez | de la ioye passee. Le naturel de l'homme est bien Sylla le dictateur, tant pource qu'à raison du lieu d'estre franc, et de le vouloir estre; mais aussi sa et maison dont il estoit, on ne luy fermoit iamais nature est telle, que naturellement il tient le ply les portes, qu'aussi ils estoient proches parents. que la nourriture luy donne. Il avoit tousiours son maistre quand il y alloit, comme avoient accoustumé les enfants de bonne part. Il s'apperceut que dans l'hostel de Sylla, en sa presence ou par son commandement, on emprisonnoit les uns, on condemnoit les aultres; l'un estoit banny, l'aultre estranglé; l'un demandoit le confisc d'un citoyen, et l'aultre la teste: en somme, tout y alloit, non comme chez un officier de la ville, mais comme chez un tyran du peuple; et c'estoit, non pas un parquet de iustice, mais une caverne de tyrannie. Ce noble enfant dit à son maistre : « Que ne me donnez vous un poignard? ie le cacheray soubs ma robbe: i'entre souvent dans la chambre de Sylla avant qu'il soit levé; l'ay le bras assez fort pour en despescher la ville 1. » Voylà vrayement une parole appartenante à Caton : c'estoit un commencement de ce personnage, digne de sa mort. Et neantmoins qu'on ne die ne son nom ne son pays, qu'on conte seulement le faict tel qu'il est; la chose mesme parlera, et iugera on, à belle adventure, qu'il estoit Romain, et nay dedans Rome, mais dans la vraye Rome, et lors qu'elle estoit libre.

Disons doncques: Ainsi qu'à l'homme toutes choses luy sont naturelles, à quoy il se nourrit et accoustume; mais seulement luy est naïf, à quoy sa nature simple et non alteree l'appelle : ainsi la premiere raison de la servitude volontaire, c'est la coustume; comme des plus braves courtaults', qui, au commencement, mordent le frein, et puis aprez s'en iouent, et là où nagueres ils ruoient contre la selle, ils se portent maintenant dans le harnois, et touts fiers se gorgiasent 2 sous la barde. Ils disent qu'ils ont esté tousiours subiects, que leurs peres ont ainsi vescu ; ils pensent qu'ils sont tenus d'endurer le mors, et le se font accroire par exemples; et fondent eulx mesmes sur la longueur, la possession de ceulx qui les tyrannizent; mais, pour vray, les ans ne donnent iamais droict de mal faire, ains aggrandissent l'iniure. Tousiours en demeure il quelques uns, mieulx nayz que les aultres, qui sentent le poids du ioug, et ne peuvent tenir de le crouler 3; qui ne s'apprivoisent iamais de la subiection, et qui tousiours, comme Ulysse, qui, par mer et par terre, cherchoit de veoir la fumee de sa case, ne se sçavent garder d'adviser à leurs naturels privileges, et de se soubvenir des predecesseurs et de leur premier estre : ce sont volontiers ceulx là, qui ayants l'entende

pas, comme le gros populas 4, de regarder ce qui est devant leurs pieds, s'ils n'advisent et derriere et devant, et ne rameinent encores les choses passees, pour iuger de celles du temps advenir, et pour mesurer les presentes; ce sont ceulx qui ayants la teste, d'eulx mesmes, bien faicte, l'ont encores polie par l'estude et le sçavoir : ceulx là, quand la liberté seroit entierement perdue, et toute hors du monde, l'imaginants et la sentants en leur esprit, et encores la savourants, la servitude ne leur est iamais de goust, pour si bien qu'on l'ac coustre.

A quel propos tout cecy? non pas certes que i'estime que le pays et le terrouer parfacent rien; car en toutes contrees, en tout air, est contrairement net et l'esprit clairvoyant, ne se contentent la subiection, et plaisant d'estre libre: mais parce que ie suis d'advis qu'on ayt pitié de ceulx qui, en naissant, se sont trouvez le ioug au col, et que ou bien on les excuse, ou bien qu'on leur pardonne, si n'ayants iamais veu seulement l'umbre de la liberté, et n'en estants point advertis, ils ne s'apperceoivent point du mal que ce leur est d'estre esclaves. S'il y a quelque pays (comme dict Homere des Cimmeriens) où le soleil se monstre aultrement qu'à nous, et aprez leur avoir esclairé six mois continuels, il les laisse sommeillants dans l'obscurité, sans les venir reveoir de l'aultre demie annee, ceulx qui naistroient pendant cette longue nuict, s'ils n'avoient ouy parler de la clarté, s'esbahiroit on, si n'ayant point veu de iour, ils s'accoustumoient aux tenebres où ils son nayz, sans desirer la lumiere? On ne plainct iamais ce qu'on n'a iamais eu, et le regret ne vient point, sinon aprez le plaisir; et tousiours est, avecques la cognoissance du bien, le soubvenir

1 En délivrer la ville. E. J.

Le Grand Turc s'est bien advisé de cela, que les livres et la doctrine donnent, plus que toute aultre chose, aux hommes le sens de se recognoistre

1 Courtault, cheval qui a crin et oreilles coupés, dit NICOT. Voyer le Dictionnaire de l'Académie française, au mot Cour taud. C.

Se pavanent sous l'armure qui les couvre. E. J.

3 Et ne peuvent s'empêcher de le secouer. Crouler on Crosler, quatere. NICOT.

4 Ce mot, assez expressif, ne se trouve dans aucun de nos vieux dictionnaires. C.

abuser du sainct nom de la liberté pour faire mauvaise entreprinse.

Mais pour revenir à mon propos, lequel i'avoy quasi perdu, la premiere raison pourquoy les hommes servent volontiers, est ce, Qu'ils naissent serfs, et sont nourris tels. De cette cy en vient une aultre, Que ayseement les gents deviennent, soubs les tyrans, lasches et effeminez: dont ie sçay merveilleusement bon gré à Hippocrates, le grand pere de la medecine, qui s'en est prins garde, et l'a ainsi dict en l'un de ses livres qu'il intitule « Des maladies'. » Ce personnage avoit certes le cœur en bon lieu, et le monstra bien alors que le grand roy le voulut attirer prez de luy à force d'offres et grands presents; et luy, respondit franche

et de hair la tyrannie: i'entens qu'il n'a en ses terres gueres de plus sçavants qu'il n'en demande. Or communement le bon zele et affection de ceulx qui ont gardé malgré le temps la devotion à la franchise, pour si grand nombre qu'il y en ayt, en demeure sans effect, pour ne s'entrecognoistre point: la liberté leur est toute ostee, soubs le tyran, de faire et de parler, et quasi de penser; ils demeurent touts singuliers en leurs fantasies: et pourtant Momus ne se mocqua pas trop, quand il trouva cela à redire en l'homme que Vulcan avoit faict, dequoy il ne luy avoit mis une petite fenestre au cœur, à fin que par là on peust veoir ses pensees'. L'on a voulu dire que Brute et Casse, lors qu'ils feirent l'entreprinse de la delivrance de Rome, ou plustost de tout le monde, ne voulurent pointment qu'il feroit grand' conscience de se mesler que Ciceron, ce grand zelateur du bien publicque, s'il en feut iamais, feust de la partie, et estimerent son cœur trop foible pour un faict si hault: ils se fioient bien de sa volonté, mais ils ne s'asseuroient point de son courage. Et toutesfois, qui vouldra discourir les faicts du temps passé et les annales anciennes, il s'en trouvera peu, ou point, de ceulx qui veoyants leur pays malmené et en mauvaises mains, ayants entreprins d'une bonne intention de le delivrer, qu'ils n'en soient venus à bout, et que la liberté, pour se faire apparoistre, ne se soit elle mesme faict espaule; Harmode, Aristogiton, Thrasybule, Brute le vieux, Valere et Dion, comme ils ont vertueusement pensé, l'executerent heureusement en tel cas, quasi iamais à bon vouloir ne default la fortune. Brute le ieune et Casse osterent bien heureusement la servitude: mais en ramenant la liberté, ils moururent; non pas miserablement, car quel blasme seroit ce de dire qu'il y ayt rien eu de miserable en ces gents là, ny en leur mort ny en leur vie! mais certes au grand dommage et perpetuel malheur et entiere ruyne de la republique ; laquelle certes feut, comme il me semble, enterree avecques eulx. Les aultres entreprinses qui ont esté faictes depuis contre les aultres empereurs romains, n'estoient que des coniurations de gents ambitieux, lesquels ne sont pas à plaindre des inconvenients qui leur sont advenus, estant bel à veoir qu'ils desiroient, non pas d'oster, mais de ruyner la couronne, pretendants chasser le tyran et retenir la tyrannie. A ceulx là ie ne vouldroy pas mesme qu'il leur en feust bien succedé ; et suis content qu'ils ayent monstré, par leur exemple, qu'il ne fault pas

LUCIEN, Hermotime, ou le Choix des sectes; ÉRASME, Sur le proverbe, Momo satisfacere, etc. J. V. L.

MONTAIGNE.

de guarir les barbares qui vouloient tuer les Grecs, et de rien servir par son art à luy qui entreprenoit d'asservir la Grece. La lettre qu'il luy envoya se veoid encores auiourd'huy parmy ses aultres œuvres, et tesmoignera pour iamais de son bon cœur et de sa noble nature. Or il est doncques certain qu'avecques la liberté, tout à un coup se perd la vaillance. Les gents subiects n'ont point d'alaigresse au combat, ny d'aspreté : ils vont au dangier comme attachez, et touts engourdis, et par maniere d'acquit ; et ne sentent point bouillir dans le cœur l'ardeur de la franchise qui faict mespriser le peril, et donne envie d'achepter, par une belle mort entre ses compaignons, l'honneur de la gloire. Entre les gents libres, c'est à l'envy, à qui mieulx mieulx, chascun pour le bien commun, chascun pour soy, là où ils s'attendent d'avoir toute leur part au mal de la desfaicte, ou au bien de la victoire : mais les gents assubiectis, oultre ce courage guerrier, ils perdent encores en toutes aultres choses la vivacité, et ont le cœur bas et mol, et sont incapables de toutes choses grandes. Les tyrans cognoissent bien cela et veoyants qu'ils prennent ce ply, pour les faire mieulx avachir 3 encores, leur y aydent ils.

'Ce n'est point dans celui Des maladies, allégué par la Boë tie, mais dans un autre, intitulé, Περὶ ἀέρων, ὑδάτων, τόpeuples d'Asie, Grecs ou barbares, sont ceux qui n'étant Tv, où Hippocrate dit, § 41, « Que les plus belliqueux des

pas gouvernés despotiquement, vivent sous les lois qu'ils s'imposent à eux-mêmes; et que là où les hommes vivent sous des rois absolus, ils sont nécessairement timides. >> On trouve les mêmes pensées plus particulièrement détaillées dans le § 40 du même ouvrage. C.

2 Voyez, à la fin des OEuvres d'Hippocrate, la lettre d'Artaxerxe à Hystanes, celle d'Hystanes à Hippocrate, et la réponse d'Hippocrate, d'où sont tirés tous les détails de cet exemple. C.

3 Avachir, devenir lasche comme une vache, frangi viri bus ac debilitari. NICOT.

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Xenophon, historien grave, et du premier reng entre les Grecs, a faict un livret', auquel il faict parler Simonides avecques Hieron, le roy de Syracuse, des miseres du tyran. Ce livret est plein de bonnes et graves remonstrances, et qui ont aussi bonne grace, à mon advis, qu'il est possible. Que pleust à Dieu que touts les tyrans qui ont iamais esté, l'eussent mis devant les yeulx, et s'en feussent servis de mirouer! ie ne puis pas croire qu'ils n'eussent recogneu leurs verrues, et eu quelque honte de leurs taches. En ce traicté il conte la peine en quoy sont les tyrans, qui sont contraincts, faisants mal à touts. Entre aultres choses il dict cela, Que les mauvais roys se servent d'estrangiers à la guerre, et les souldoyent, ne s'osants fier de mettre à leurs gents, ausquels ils ont faict tort, les armes en la main. Il y a eu de bons roys qui ont bien eu à leur solde des nations estranges, comme des François mesmes, et plus encores d'aultres fois qu'auiourd'huy, mais à une aultre intention; pour garder les leurs, n'estimants rien le dommage de l'argent pour espargner les hommes. C'est ce que disoit Scipion (ce croy ie le grand Afriquain), Qu'il aymeroit mieulx avoir sauvé la vie à un citoyen, que desfaict cent ennemis. Mais certes cela est bien asseuré, que le tyran ne pense iamais que sa puissance luy soit asseuree, sinon quand il est venu à ce poinct qu'il n'a soubs luy homme qui vaille : doncque sà bon droict luy dira on cela que Thrason, en Terence, se vante avoir reproché au maistre des elephants,

Pour cela si brave vous estes,

Que vous avez charge des bestes 2. Mais cette ruse des tyrans, d'abbestir leurs subiects, ne se peult cognoistre plus clairement que par ce que Cyrus feit aux Lydiens, aprez qu'il se feut emparé de Sardes, la maistresse ville de Lydie, et qu'il eut prins à mercy Cræsus, ce tant riche roy, et l'eut emmené captif quand et soy: on luy apporta les nouvelles que les Sardins s'estoient revoltez; il les eut bientost reduicts soubs sa main; mais ne voulant pas mettre à sac une tant belle ville, ny estre tousiours en peine d'y tenir une armee pour la garder, il s'advisa d'un grand expedient pour s'en asseurer : il y establit des bordeaux, des tavernes et ieux publicques, et feit publier cette ordonnance, Que les habitants eussent à en faire estat3. Il se trouva si bien de cette

Intitulé, Hiéron ou Portrait de la condition des rois. Coste a traduit cet ouvrage, et l'a publié en grec et en français, avec des notes; Amsterdam, 1711. N.

2 Eone es ferox, quia habes imperium in belluas?
TERENCE, Eunuq. act. III, sc. I, v. 25.

3 HERODOTE, liv. I, pag. 63, é" ion de Gronovius. C.

| garnison, qu'il ne lui fallut iamais depuis tiret un coup d'espee contre les Lydiens. Ces pauvres gents miserables s'amuserent à inventer toutes sortes de ieux, si bien que les Latins ont tiré leur mot, et ce que nous appellons Passetemps, ils l'appellent LUDI, comme s'ils vouloient dire LYDI'. Touts les tyrans n'ont pas ainsi declaré si exprez qu'ils voulussent effeminer leurs hommes; mais, pour vray, ce que celuy là ordonna formellement et en effect, soubs main ils l'ont pourchassé la pluspart. A la verité, c'est le naturel du menu populaire, duquel le nombre est tousiours plus grand dans les villes : il est souspeçonneux à l'endroict de celuy qui l'ayme, et simple envers celuy qui le trompe. Ne pensez pas qu'il y ayt nul oyseau qui se prenne mieulx à la pipee, ny poisson aulcun qui, pour la friandise, s'accroche plustost dans le haim2, que touts les peuples s'alleichent vistement à la servitude pour la moindre plume qu'on leur passe, comme on dict, devant la bouche et est chose merveilleuse qu'ils se laissent aller ainsi tost, mais3 seulement qu'on les chatouille. Les theatres, les ieux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bestes estranges, les medailles, les tableaux, et aultres telles drogueries, estoient aux peuples anciens ies appasts de la servitude, le prix de leur liberté, les utils de la tyrannie. Ce moyen, cette practique, ces alleichements avoient les anciens tyrans, pour endormir leurs anciens subiects soubs le ioug. Ainsi les peuples, assottis, trouvants beaux ces passetemps, amusez d'un vain plaisir qui leur passoit devant les yeulx, s'accoustumoient à servir aussi niaisement, mais plus mal, que les petits enfants, qui pour voir les luisants images de livres illuminez, apprennent à lire. Les romains tyrans s'adviserent encores d'un aultre poinct, De festoyer souvent les dizaines publicques, abusants cette canaille comme il falloit, qui se laisse aller, plus qu'à toute chose, au plaisir de la bouche : le plus entendu de touts n'eust pas quitté son escuelle de souppe, pour recouvrer la liberté de la republique de Platon. Les tyrans faisoient largesse du quart de bled, du sextier de vin, du sesterce : et lors c'estoit pitié d'ouyr crier VIVE LE ROY! Les lourdauts n'advisoient pas qu'ils ne faisoient que recouvrer partie du leur, et que cela mesme qu'ils recouvroient, le tyran ne leur eust peu donner,

1 Les jeux scéniques passèrent des Lydiens aux Étrusques, et des Étrusques aux Romains. TITE-LIVE, VII, 2; DENYS D'HALICARNASSE, II, 97, etc. J. V. L.

2 A l'hameçon. C.

3 Aussitôt, pourvu. C.

4 Les décuries du petit peuple. E. J.

:

consequence, qu'ils ne facent passer devant quelque ioly propos du bien commun et soulagement publicque. Car vous sçavez bien, ô Longa, le formulaire; duquel en quelques endroicts ils pourroient user assez finement : mais en la pluspart, certes, il n'y peult avoir assez de finesse, là où il y a tant d'impudence.

Les roys d'Assyrie, et encores aprez eulx, ceulx de Mede, ne se presentoient en publicque que le plus tard qu'ils pouvoient, pour mettre en doubte ce populas s'ils estoient en quelque chose plus qu'hommes, et laisser en cette resverie les gents qui font volontiers les imaginatifs aux choses dequoy ils ne peuvent iuger de veue. Ainsi tant de nations, qui feurent assez long temps soubs cet empire assyrien, avecques ce mystere s'accoustumerent à servir, et servoient plus volontiers, pour ne sçavoir quel maistre ils avoient, ny à grand' peine s'ils en avoient ; et craignoient touts, à credit, un, que personne n'avoit veu. Les premiers roys d'Aegypte ne se monstroient gueres, qu'ils ne portassent tantost une branche, tantost du feu sur la teste, et se masquoient ainsin, et faisoient les batteleurs ; et en ce faisant, par l'estrangeté de la chose, ils donnoient à leurs subiects quelque reverence et admiration : où, aux gents qui n'eussent esté ou trop sots ou trop asservis, ils n'eussent appresté, ce m'est advis, sinon passetemps et risee. C'est pitié d'ouyr parler de combien de choses les tyrans du temps passé faisoient leur proufit pour fonder leur tyrannie; de combien de petits moyens ils se servoient grandement, ayants trouvé ce populas faict à leur poste; auquel ils ne sçavoient tendre filet, qu'il ne s'y veinst prendre; duquel ils ont eu tousiours si bon marché de tromper, qu'ils ne l'assubiecttissoient iamais tant, que lors qu'ils s'en mocquoient le plus.

si devant il ne l'avoit osté à eulx mesmes. Tel | mieulx ceulx qui ne font mal aulcun, mesme de eust amassé auiourd'huy le sesterce, tel se feust gorgé au festin publicque, en benissant Tibere et Neron de leur belle liberalité, qui le lendemain, estant contrainct d'abbandonner ses biens à l'avarice, ses enfants à la luxure, son sang mesme à la cruauté de ces magnifiques empereurs, ne disoit mot non plus qu'une pierre, et ne se remuoit non plus qu'une souche. Tousiours le populas a eu cela il est, au plaisir qu'il ne peult honnestement recevoir, tout ouvert et dissolu; et au tort et à la douleur qu'il ne peult honnestement souffrir, insensible. Ie ne veoy pas maintenant personne qui oyant parler de Neron, ne tremble mesme au surnom de ce vilain monstre, de cette orde et sale beste: on peult bien dire qu'aprez sa mort, aussi vilaine que sa vie, le noble peuple romain en receut tel desplaisir, se souvenant de ses ieux et festins, qu'il feut sur le poinct d'en porter le dueil; ainsi l'a escript Corneille Tacite1, aucteur bon, et grave des plus, et certes croyable. Ce qu'on ne trouvera pas estrange, si l'on considere ce que ce peuple là mesme avoit faict à la mort de Iules Cesar, qui donna congé aux loix et à la liberté auquel personnage ils n'y ont, ce me semble, trouvé rien qui valust: que son humanité; laquelle, quoy qu'on la preschast tant, feut plus dommageable que la plus grande cruauté du plus sauvage tyran qui feut oncques, pource que, à la verité, ce feut cette venimeuse doulceur qui, envers le peuple romain, sucra la servitude: mais aprez sa mort, ce peuple là 2, qui avoit encores à la bouche ses banquets, en l'esprit la soubvenance de ses prodigalitez, pour luy faire ses honneurs et le mettre en cendres, amoncelloit, à l'envy, les bancs de la place, et puis esleva une colonne, comme au Pere du peuple (ainsi portoit le chapiteau), et luy feit plus d'honneur, tout mort qu'il estoit, qu'il n'en debvoit faire à homme du monde, si ce n'estoit, possible, à ceulx qui l'avoient tué. Ils n'oublierent pas cela aussi les empereurs romains, de prendre communement le tiltre de tribun du peuple, tant pource que cet office estoit tenu pour sainct et sacré, que aussi qu'il estoit estably pour la deffense et protection du peuple, et soubs la faveur de l'estat : par ce moyen ils s'asseuroient que ce peuple se fieroit plus d'eulx; comme s'il debvoit encourir le nom, et non pas sentir les effects.

Au contraire auiourd'huy ne font pas beaucoup Plebs sordida, et circo ac theatris sueta, simul deterrimi servorum, aut qui, adesis bonis, per dedecus Neronis alebantur, masti. TACITE, Hist. 1, 4.

SCETONE, César, c. 84, 85. C.

Que diray ie d'une aultre belle bourde1 que les peuples anciens prindrent pour argent comp tant? ils creurent fermement que le gros doigt d'un pied de Pyrrhus, roy des Epirotes, faisoit miracles, et guarissoit les malades de la rate2 : ils enrichirent encores mieulx le conte, que ce doigt, aprez qu'on eut bruslé tout le corps mort, s'estoit trouvé entre les cendres, s'estant sauvé maugré le feu. Tousiours ainsi le peuple s'est faict

i Sornette, fable, tromperie.

2 Tout ce qu'on dit ici de Pyrrhus est rapporté dans sa Vie par PLUTARQUE, c. 2 de la traduction d'Amyot. C. 3 Le peuple sot faict, etc. - Cette leçon est une correction! manuscrite qu'on trouve, avec plusieurs autres, à la marga de l'exemplaire de la bibliothèque royale. N.

luy mesme les mensonges, pour puis aprez les croire. Prou de gents l'ont ainsin escript, mais de façon qu'il est bel à veoir qu'ils ont amassé cela des bruicts des villes et du vilain parler du populaire. Vespasian revenant d'Assyrie, et passant par Alexandrie pour aller à Rome s'emparer de l'empire, feit merveilles': il redressoit les boiteux, il rendoit clairvoyants les aveugles, et tout plein d'aultres belles choses, ausquelles qui ne pouvoit veoir la faulte qu'il y avoit, il estoit, à mon advis, plus aveugle que ceulx qu'il guarissoit. Les tyrans mesmes trouvoient fort estrange que les hommes peussent endurer un homme leur faisant mal: ils vouloient fort se mettre la religion devant, pour gardecorps, et s'il estoit possible, empruntoient quelque eschantillon de divinité, pour le soustien de leur meschante vie. Doncques Salmonee, si l'on croid à la sibylle de Virgile et son enfer, pour s'estre ainsi mocqué des gents, et avoir voulu faire du Iupiter, en rend maintenant compte, où elle le veid en l'arriere enfer,

Souffrant cruels torments, pour vouloir imiter
Les tonnerres du ciel et feux de Jupiter.

Dessus quatre coursiers il s'en alloit, branslant [lant,
(Haubt monté) dans son poing un grand flambeau brus-
Par les peuples gregeois et dans le plein marché,
En faisant sa bravad'; mais il entreprenoit
Sur l'honneur qui, sans plus, aux dieux appartenoit :
L'insensé, qui l'orage et fouldre inimitable
Contrefaisoit (d'airain, et d'un cours effroyable
De chevaulx cornepieds) du Pere tout puissant :
Lequel, bientost aprez, ce grand mal punissant,
Lancea, non un flambeau, non pas une lumiere
D'une torche de cire, avecques sa fumiere;
Mais par le rude coup d'une horrible tempeste,
Il le porta çà bas, les pieds par dessus teste 2.
Si celuy qui ne faisoit que le sot est à cette heure
si bien traicté là bas, ie croy que ceulx qui ont
abusé de la religion pour estre meschants, s'y
trouveront encores à meilleures enseignes.

Les nostres semerent en France ie ne sçay quoy de tel, des crapauds, des fleurs de liz, l'ampoule, l'oriflan3 ce que de ma part, comment qu'il en soit, ie ne veulx pas encores mescroire, puis que

I SUÉTONE, dans la Vie de Vespasien, c. 7. C. 2 Trad. de VIRGILE, Énéide, VI, 585. C.

3 Par tout ce que la Boëtie nous dit ici des fleurs de liz, de l'ampoule, et de l'oriflan (l'oriflamme), il est aisé de deviner ce qu'il pense véritablement des choses merveilleuses qu'on en conte; et le bon Pasquier n'en jugeait point autrement que la Boëtie. « Il y a en chasque republique (nous dit-il dans «ses Recherches de la France, liv. VIII, c. 21) plusieurs his« toires que l'on tire d'une longue ancienneté, sans que le plus « du temps l'on en puisse sonder la vraye origine; et toutesfois « on les tient non seulement pour veritables, mais pour << grandement auctorisees et sacrosainctes. De telle marque << en trouvons nous plusieurs, tant en Grece qu'en la ville de "Rome; et de cette mesme façon avons nous presque tiré, <«entre nous, l'ancienne opinion que nous eusmes de l'ori

nous et nos ancestres n'avons eu aulcune occasion de l'avoir mescreu, ayants tousiours des roys si bons en la paix, si vaillants en la guerre, que encores qu'ils naissent roys, si semble il qu'ils ont esté, non pas faicts comme les aultres par la nature, mais choisis par le Dieu tout puissant, devant que naistre, pour le gouvernement et la garde de ce royaume. Encores quand cela n'y seroit pas, si ne vouldroy ie pas entrer en lice pour debattre la verité de nos histoires, ny l'espelucher si priveement, pour ne tollir' ce bel estat où se pourra fort escrimer nostre poësie françoise, maintenant non pas accoustree, mais comme il semble, faicte toute à neuf, par nostre Ronsard, nostre Baïf, nostre du Bellay; qui en cela advancent bien tant nostre langue, que i'ose esperer que bientost les Grecs ny les Latins n'auront gueres, pour ce regard, devant nous sinon possible que le droict d'aisnesse. Et certes ie feroy grand tort à nostre rhythme ( car i'use volontiers de ce mot, et il ne me desplaist), pour ce qu'encores que plusieurs l'eussent rendue mechanique, toutesfois ie veoy assez de gents qui sont à mesme pour la ranoblir, et luy rendre son premier honneur mais ie luy feroy, dis ie, grand tort de luy oster maintenant ces beaux contes du roy Clovis, ausquels desia ie veoy, ce me semble, combien plaisamment, combien à son ayse, s'y esgayera la veine de nostre Ronsard, en sa Franciade. l'entens sa portee, ie cognoy l'esprit aigu, ie sçay la grace de l'homme : il fera ses besongnes de l'oriflan, aussi bien que les Romains de leurs anciles, << et des boucliers du ciel en bas iectez, » ce dict Virgile: il mesnagera nostre ampoule aussi bien que les Atheniens leur panier d'Erisichthone3 il se parlera de nos armes encores dans

<< flamme, l'invention de nos fleurs de lys, que nous attri« buons à la Divinité, et plusieurs aultres belles choses, les« quelles bien qu'elles ne soient aydees d'aucteurs anciens, « si est ce qu'il est bien seant à tout bon citoyen de les croire « pour la maiesté de l'empire. » Tout cela, réduit à sa juste valeur, signifie que c'est par complaisance qu'il faut croire, ces sortes de choses, ch' il crederle è cortesia. Dans un autre endroit du même ouvrage (1. II, c. 17), Pasquier remarque qu'il y a eu des rois de France qui ont eu pour armoiries trois crapauds; mais « que Clovis, pour rendre son royaume plus << miraculeux, se tit apporter par un hermite, comme par «< advertissement du ciel, les fleurs de lys, lesquelles se sont «< continuees iusques à nous. » Ce dernier passage n'a pas besoin de commentaire : l'auteur y déclare fort nettement, et sans détour, à qui l'on doit attribuer l'invention des fleurs de lis. C.

1 Enlever, ternir. E. J.

2 Et lapsa ancilia cœlo. VIRG. Énéide, VIII, 664. C.

3 Callimaque, dans son Hymne à Cérès, parle d'une corbeille qu'on supposait descendre du ciel, et qui, aux fêtes de cette déesse, était portée sur le soir dans son temple. Sui

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