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qu'en garde : ils l'auront produicte à l'adventure et à tastons; nous la leur mettons en credit et en prix. Vous leur prestez la main; à quoy faire? ils ne vous en sçavent nul gré, et en deviennent plus ineptes : ne les secondez pas, laissez les aller; ils manieront cette matiere comme gents qui ont peur de s'eschaulder; ils n'osent luy changer d'assiette et de iour, ny l'enfoncer croulez' la tant soit peu, elle leur eschappe; ils vous la quittent, toute forte et belle qu'elle est : ce sont belles armes, mais elles sont mal emmanchees. Combien de fois en ay ie veu l'experience! Or si vous venez à les esclaircir et confirmer, ils vous saisissent et desrobbent incontinent cet advantage de vostre interpretation : « C'estoit ce que ie vouloy dire : voyla iustement ma conception; si ie ne l'ay ainsin exprimé, ce n'est que faulte de langue. » Soufflez. Il fault employer la malice mesme, à corriger cette fiere bestise. Le dogme d'Hegesias 2, « Qu'il ne fault ny haïr ny accuser, ains instruire, » a de la raison ailleurs; mais ici c'est iniustice et inhumanité de secourir et redresser celuy qui n'en a que faire, et qui en vault moins. I'ayme à les laisser embourber et empestrer encores plus qu'ils ne sont, et si avant, s'il est possible, qu'enfin ils se recognoissent.

mon desseing et mon esperance: ie ne les donnoy qu'en nombre, on les recevoit en poids. Tout ainsi comme, quand ie debats contre un homme vigoreux, ie me plais d'anticiper ses conclusions, ie luy oste la peine de s'interpreter, i'essaye de prevenir son imagination imparfaicte encores et naissante; l'ordre et la pertinence de son entendement m'advertit et menace de loing: de ces aultres le fois tout le rebours; il ne fault rien entendre que par eulx, ny rien presupposer. S'ils iugent en paroles universelles, « Cecy est bon, cela ne l'est pas, » et qu'ils rencontrent; veoyez si c'est la fortune qui rencontre pour eulx : qu'ils circonscrivent et restreignent un peu leur sentence; pourquoy c'est ; par où c'est. Ces iugements universels, que ie veoy si ordinaires, ne disent rien; ce sont gents qui saluent tout un peuple en foule et en trouppe: ceulx qui en ont vraye cognoissance, le saluent et remarquent nommeement et particulierement; mais c'est une hazardeuse entreprinse: d'où l'ay veu, plus souvent que touts les iours, advenir que les esprits foiblement fondez, voulants faire les ingenieux à remarquer en la lecture de quelque ouvrage le poinct de la beaulté, arrestent leur admiration d'un si mauvais chois, qu'au lieu de nous apprendre l'excellence de l'aucteur, ils nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation est seure, « Voylà qui est beau!» ayant ouy une entiere page de Virgile; par là se sauvent les fins: mais d'entreprendre à le suyvre par espaulettes; et de iugement exprez et trié, vouloir remarquer par où un bon aucteur se surmonte, poisant les mots, les phrases, les inventions, et ses diverses vertus, l'une aprez l'aultre: ostez vous de là. Videndum est, non modo quid quisque loquatur, sed etiam quid quisque sentiat, atque etiam qua de causa quisque sentiat'. I'oy iour-par longue et constante institution. Nous debvons nellement dire à des sots des mots non sots; ils ce soing aux nostres, et cette assiduité de cordisent une bonne chose scachons iusques où ils rection et d'instruction; mais d'aller prescher le la cognoissent; veoyons par où ils la tiennent. premier passant, et regenter l'ignorance ou inepNous les aydons à employer ce beau mot et cette tie du premier rencontré, c'est un usage auquel belle raison, qu'ils ne possedent pas; ils ne l'ontie veulx grand mal. Rarement le fois ie, aux mot tout à fait inusité, et qui n'a peut-être jamais été français. Je le crois purement gascon. Le peuple du Languedoc s'en sert fort communément encore. C. L'Académie donne revirade comme terme du jeu de trictrac. On s'en sert aussi à la paume.

J. V. L.

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La sottise et desreiglement de sens n'est pas chose guarissable par un traict d'advertissement : et pouvons proprement dire de cette reparation ce que Cyrus respond à celuy qui le presse d'enhorter son ost3, sur le poinct d'une battaille : Que les hommes ne se rendent pas courageux et belliqueux sur le champ par une bonne harangue; non plus qu'on ne devient incontinent musicien, pour ouyr une bonne chanson 4. » Ce sont apprentissages qui ont à estre faicts avant la main,

propos mesme qui se passent avecques moy; et
quitte plustost tout, que de venir à ces instructions
reculees et magistrales; mon humeur n'est propre
non plus à parler qu'à escrire pour les princi-
piants 5 : mais aux choses qui se disent en com-
mun,
ou entre aultres, pour faulses et absurdes

1 Remuez-la. E. J.

2 DIOG. LAERCE, II, 95, C.

3 D'exhorter, d'encourager son armée. E J.

4 XENOPHON, Cyrop. III, 3, 23. C.

5 Pour les commençants. E. J.

que ie les iuge, ie ne me iecte iamais à la traverse, ny de parole ny de signe.

Au demourant, rien ne me despite tant en la sottise, que dequoy elle se plaist plus que aulcune raison ne se peult raisonnablement plaire. C'est malheur, que la prudence vous deffend de vous satisfaire et fier de vous, et vous renvoye | tousiours mal content et craintif; là où l'opiniastreté et la temerité remplissent leurs hostes d'esiouïssance et d'asseurance. C'est aux plus mal habiles de regarder les aultres hommes par dessus l'espaule, s'en retournants tousiours du combat pleins de gloire et d'alaigresse; et le plus souvent encores, cette oultrecuidance de langage et gayeté de visage leur donne gaigné, à l'endroict de l'assistance, qui est communement foible et incapable de bien iuger et discerner les vrays advantages. L'obstination et ardeur d'opinion est la plus seure preuve de bestise: est il rien certain, resolu, desdaigneux, contemplatif, grave, serieux, comme l'asne?

Pouvons nous pas mesler au titre de la conference et communication, les devis poinctus et couppez que l'alaigresse et la privauté introduict entre les amis, gaussants et gaudissants' plaisam

ment et vifvement les uns les aultres? exercice auquel ma gayeté naturelle me rend assez propre; et s'il n'est aussi tendu et serieux que cet aultre exercice que ie viens de dire, il n'est pas moins aigu et ingenieux, ny moins proufitable, comme il sembloit à Lycurgus. Pour mon regard, apporte plus de liberté que d'esprit, et y ay plus

rassis, nous ne pouvons toucher sans offense; et nous entr'advertissons utilement de nos defaults. Il y a d'aultres ieux de main, indiscrets et aspres, à la françoise, que ie hay mortellement ; i'ay la peau tendre et sensible: i'en ay veu, en ma vie, enterrer deux princes de nostre sang royal. Il faict laid se battre en s'esbattant.

Au reste, quand ie veulx iuger de quelqu'un, ie luy demande combien il se contente de soy; iusques où son parler ou son escript luy plaist. Ie veulx eviter ces belles excuses : « Ie le feis en me iouant;

Ablatum mediis opus est incudibus istud1;

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le n'y feus pas une heure; Ie ne l'ay reveu depuis. Or, dis ie, laissons doncques ces pieces; donnez m'en une qui vous represente bien entier, par laquelle il vous plaise qu'on vous mesure : et puis, que trouvez vous le plus beau en vostre ouvrage? est ce ou cette partie, ou cette cy? la grace, ou la matiere, ou l'invention, ou le iugement, ou la science ? Car ordinairement ie m'apperceoy qu'on fault autant à iuger de sa propre besongne, que de celle d'aultruy, non seulement pour l'affection qu'on y mesle, mais pour n'avoir la suffisance de la cognoistre et distinguer : l'ouvrage, de sa propre force et fortune, peult seconder l'ouvrier et le devancer oultre son invention et cognoissance. Pour moy, ie ne iuge la valeur d'aultre besongne plus obscurement que de la i'ymienne; et loge les Essais tantost bas, tantost hault, fort inconstamment et doubteusement. Il y a plusieurs livres utiles, à raison de leurs subiects, desquels l'aucteur ne tire aulcune recommendation; et des bons livres, comme des bons la facon de nos convives et de nos vestements, ouvrages, qui font honte à l'ouvrier. l'escriray les edicts de mon temps, et les lettres des princes et l'escriray de mauvaise grace; ie publieray qui passent ez mains publicques; ie feray un abbregé sur un bon livre (et tout abbregé sur un bon livre est un sot abbregé 2), lequel livre viendra à se perdre; et choses semblables : la posterité retirera utilité singuliere de telles compositions; moy, quel honneur, si ce n'est de ma

d'heur que d'invention; mais ie suis parfaict en
la souffrance; car i̇'endure la revenche, non seu-
mais indiscrette aussi,
lement aspre,
sans altera-
tion : et à la charge qu'on me faict, si ie n'ay
dequoy repartir brusquement sur le champ, ie
ne vois pas3 m'amusant à suyvre cette poincte,
d'une contestation ennuyeuse et lasche, tirant à
l'opiniastreté; ie la laisse passer, et baissant ioyeu-
sement les aureilles, remets d'en avoir ma raison
à quelque heure meilleure n'est pas marchand
qui tousiours gaigne. La pluspart changent de
visage et de voix où la force leur fault, et par une
importune cholere, au lieu de se venger, accu-
sent leur foiblesse ensemble et leur impatience.
En cette gaillardise, nous pinceons par fois des
chordes secrettes de nos imperfections, lesquelles,

1 Gausser et gaudir, termes à peu près synonymes, qui signifient rire, se moquer, se railler les uns des autres. Gausser trouve encore sa place dans le burlesque. Gaudir, se gaudir, est tout à fait suranné. C.

2 PLUTARQUE, Lycurgue, c. 11 de la version d'Amyol, C. 3 Je ne vais pas. E. J.

bonne fortune? Bonne part des livres fameux sont de cette condition.

Quand ie leus Philippes de Comines, il y a

Cet ouvrage, imparfait encore, a été retiré du métier. OVIDE, Trist. I, 6, 29.

2 Cet axiome littéraire mériterait l'attention de nos compilateurs modernes ; ils l'ont oublié trop souvent. On a voulu faire un abrégé des ESSAIS (Esprit de Montaigne, par Pesselier, 1753); mais le sot abrégé n'a pas vécu. J. V. L.

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plusieurs annees, tres bon aucteur certes, i'y re-
marquay ce mot pour non vulgaire : « Qu'il se
fault bien garder de faire tant de service à son
maistre, qu'on l'empesche d'en trouver la iuste
recompense : » ie debvoy louer l'invention, non
pas luy 1; ie la rencontray en Tacitus il n'y a pas
long temps: Beneficia eo usque læta sunt, dum
videntur exsolvi posse; ubi multum antevenere,
pro gratia odium redditur2;
2; et Seneque vigo-
reusement: Nam qui putat esse turpe non red-
dere, non vult esse cui reddat 3; et Cicero,
d'un biais plus lasche: Qui se non putat
facere, amicus esse nullo modo potest 4. Le sub-
iect, selon qu'il est, peult faire trouver un homme
sçavant et memorieux 5; mais pour iuger en luy
les parties plus siennes et plus dignes, la force
et beaulté de son ame, il fault sçavoir ce qui est
sien, et ce qui ne l'est point: et en ce qui n'est
pas sien, combien on luy doibt, en consideration
du chois, disposition, ornement et langage qu'il
a fourny. Quoy, s'il a emprunté la matiere, et
emprunté la forme, comme il advient souvent?
Nous aultres, qui avons peu de practique avecques
les livres, sommes en cette peine, que quand nous
veoyons quelque belle invention en un poëte nou-
veau, quelque fort argument en un prescheur,
nous n'osons pourtant les en louer, que nous
n'ayons prins instruction, de quelque sçavant,
si cette piece leur est propre, ou si elle est estran-
giere: iusques lors ie me tiens tousiours sur mes
gardes.

semble le rebours de ce qu'il luy semble à luy 1, Qu'ayant specialement à suyvre les vies des empereurs de son temps, si diverses et extremes en toute sorte de formes, tant de notables actions que nommeement leur cruauté produisit en leurs subiects, il avoit une matiere plus forte et attirante à discourir et à narrer, que s'il eust eu à dire des battailles et agitations universelles; si que souvent ie le treuve sterile, courant par dessus ces belles morts, comme s'il craignoit nous fascher de leur multitude et longueur. Cette forme satis-d'histoire est de beaucoup la plus utile : les mouvements publicques dependent plus de la conduicte de la fortune; les privez, de la nostre. C'est plustost un iugement, que deduction d'histoire; il y a plus de preceptes que de contes : ce n'est pas un livre à lire, c'est un livre à estudier et apprendre; il est si plein de sentences, qu'il y en a à tort et à droict; c'est une pepiniere de discours ethiques et politiques, pour la provision et ornement de ceulx qui tiennent quelque reng au maniement du monde. Il plaide tousiours par raisons solides et vigoreuses, d'une façon poinctue et subtile, suyvant le style affecté du siecle; ils aymoient tant à s'enfler, qu'où ils ne trouvoient de la poincte et subtilité aux choses, ils l'empruntoient des paroles. Il ne retire pas mal à l'escrire de Seneque : il me semble plus charnu; Seneque plus aigu. Son service est plus propre à un estat trouble et malade, comme est le nostre present; vous diriez souvent qu'il nous peinct, et qu'il nous pince.

Ie viens de courre d'un fil l'histoire de Tacitus (ce qui ne m'advient gueres; il y a vingt ans que ie ne meis en livre une heure de suitte); et l'ay faict à la suasion d'un gentilhomme que la France estime beaucoup, tant pour sa valeur propre, que pour une constante forme de suffisance et bonté qui se veoid en plusieurs freres qu'ils sont. Ie ne sçache point d'aucteur qui mesle à un registre publicque tant de consideration des mœurs et inclinations particulieres : et me

I Mais Comines lui-même, III, 12, ne s'attribue pas ce mot; car il déclare qu'il le tient de son maistre (Louis XI), qui lui en allegua son aucteur, et de qui il le tenoit. C.

Ceulx qui doubtent de sa foy, s'accusent assez de luy vouloir mal d'ailleurs. Il a les opinions saines, et prend du bon party aux affaires romaines. Ie me plains un peu toutesfois dequoy il a iugé de Pompeius plus aigrement que ne porte l'advis des gents de bien qui ont vescu et traicté avecques luy; de l'avoir estimé du tout pareil à Marius et à Sylla, sinon d'autant qu'il estoit plus couvert. On n'a pas exempté d'ambition son intention au gouvernement des affaires, ny de vengeance; et ont craint ses amis mesmes que la vietoire l'eust emporté oultre les bornes de la raison,

* Les bienfaits sont agréables tant que l'on croit pouvoir mais non pas iusques à une mesure si effrenee : il

s'acquitter; mais lorsqu'ils deviennent trop grands, loin de les reconnaitre, on les paye de hayne. TACITE, Annal. IV, 18.

3 Celui qui trouve honteux de ne pas rendre, voudrait qu'il p'y eût plus personne à qui il fût obligé. SÉNÈQUE, Epist. 81. 4 Celui qui ne croit pas être quitte envers vous, ne saurait être votre ami. Q. CIC. de Petitione consulatus, c. 9.

5 Que le mot de memorieux, qui se trouve dans Cotgrave, ait été forgé par Montaigne, ou usité de son temps, l'usage l'a entièrement rejeté sans nous donner un équivalent. Homo, dit Cicéron (de Leg. 1, 7), animal acutum, memor. Montaigne pouvait rendre ce dernier mot latin par un seul mot français; pous ne saurions le faire aujourd'hui. C.

n'y a rien, en sa vie, qui nous ayt menacé d'une si expresse cruauté et tyrannie. Encores ne fault il pas contrepoiser le souspeçon à l'evidence: ainsi ie ne l'en croy pas. Que ses narrations soient naïfves et droictes, il se pourroit à l'adventure argumenter de cecy mesme, Qu'elles ne s'appliquent Annal. XVI, 16. J. V. L.

2 Histor. II, 38. J. V. L.

pas tousiours exactement aux conclusions de ses ingements, lesquels il suit selon la pente qu'il y a prinse, souvent oultre la matiere qu'il nous monstre, laquelle il n'a daigné incliner d'un seul air. Il n'a pas besoing d'excuse d'avoir approuvé la religion de son temps, selon les loix qui luy commandoient, et ignoré la vraye: cela, c'est son malheur, non pas son default.

fais de bois, ses mains se roidirent de froid, et se collerent à sa charge, si qu'elles y demeurerent attachees et mortes, s'estants desparties des bras. l'ay accoustumé, en telles choses, de plier soubs l'auctorité de si grands tesmoings.

Ce qu'il dict aussi, que Vespasian, par la faveur du dieu Serapis, guarit en Alexandrie une femme aveugle, en luy oignant les yeux de sa salive, et ie ne sçay quel aultre miracle, il le faict par l'exemple et debvoir de touts bons historiens. Ils tiennent registre des evenements d'im

aussi les bruicts et opinions populaires. C'est leur roolle de reciter les communes creances, non pas de les reigler; cette part touche les theologiens et les philosophes directeurs des consciences :

l'ay principalement consideré son iugement, et n'en suis pas bien esclaircy par tout comme ces mots de la lettre que Tibere, vieil et malade, envoyoit au senat1 : « Que vous escriray ie, mes-portance: parmy les accidents publicques, sont sieurs, ou comment vous escriray ie, ou que ne vous escriray ie point, en ce temps? les dieux et les deesses me perdent pirement que ie ne me sens touts les iours perir, si ie le sçay!» le n'apperceoy pas pourquoy il les applique si certai-pourtant tres sagement, ce sien compaignon, et nement à un poignant remors qui tormente la conscience de Tibere; au moins lors que i'estois à mesme, ie ne le veis point.

Cela m'a semblé aussi un peu lasche, qu'ayant eu à dire qu'il avoit exercé certain honnorable magistrat à Rome, il s'aille excusant que ce n'est poinct par ostentation qu'il l'a dịct: ce traict me semble bas de poil, pour une ame de sa sorte; car le n'oser parler rondement de soy, accuse quelque faulte de cœur : un iugement roide et haultain, et qui iuge sainement et seurement, il use à toutes mains des propres exemples, ainsi que de chose estrangiere; et tesmoigne franchement de luy, comme de chose tierce. Il fault passer par dessus ces reigles populaires de la civilité, en faveur de la verité et de la liberté. I'ose non seulement parler de moy, mais parler seulement de moy ie fourvoye quand l'escris d'aultre chose, et me desrobbe à mon subiect. Ie ne m'ayme pas si indiscrettement, et ne suis si attaché et meslé à moy, que ie ne me puisse distinguer et considerer à quartier, comme un voysin, comme un arbre : c'est pareillement faillir de ne veoir pas iusques où on vault, ou d'en dire plus qu'on n'en veoid. Nous debvons plus d'amour à Dieu qu'à nous, et le cognoissons moins; et si en parlons tout nostre saoul.

Si ses escripts rapportent aulcune chose de ses conditions, c'estoit un grand personnage, droicturier et courageux, non d'une vertu superstitieuse, mais philosophique et genereuse. On le pourra trouver hardy en ses tesmoignages; comme où il tient qu'un soldat portant un

1 TACITE, Annal. VI, 6. Suétone est du même avis que Tacite sur cette lettre, Tiber. c. 67. J. V. L.

2 Annal. XI, II. J. V. L.

grand homme comme luy Equidem plura transcribo, quam credo; nam nec affirmare sustineo, de quibus dubito, nec subducere, quæ accepi3; et l'aultre: Hæc neque affirmare, neque refellere operæ pretium est....famæ rerum standum est 4. Et escrivant en un siecle auquel la creance des prodiges commenceoit à diminuer, il dict ne vouloir pourtant laisser d'inserer en ses annales, et donner pied à chose receue de tant de gents de bien et avecques si grande reverence de l'antiquité : c'est tres bien dict. Qu'ils nous rendent l'histoire, plus selon qu'ils receoivent, qué selon qu'ils estiment. Moy qui suis roy de la matiere que ie traicte, et qui n'en dois compte à personne, ne m'en croy pourtant pas du tout: ie hazarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles ie me desfie, et certaines finesses verbales dequoy ie secoue les aureilles; mais ie les laisse courir à l'adventure. Ie veoy qu'on s'honnore de pareilles choses; ce n'est pas à moy seul d'en iuger. Je me presente debout et couché; le devant et le derriere; à droicte et à gauche, et en touts mes naturels plis. Les esprits, voire pareils en force, ne sont pas tousiours pareils en application et en goust.

Voylà ce que la memoire m'en presente en gros, et assez incertainement: touts iugements en gros sont lasches et imparfaicts,

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CHAPITRE IX.

De la vanité.

2

I

Il n'en est à l'adventure aulcune plus expresse que d'en escrire si vainement. Ce que la Divinité nous en a si divinement exprimé debvroit estre soigneusement et continuellement medité par les gents d'entendement. Qui ne veoid que i'ay prins une route par laquelle, sans cesse et sans travail, i'iray autant qu'il y aura d'encre et de papier au monde ? Ie ne puis tenir registre de ma vie par mes actions; fortune les met trop bas: ie le tiens par mes fantasies. Si ay ie veu un gentilhomme qui ne communiquoit sa vie que par les operations de son ventre: vous veoyiez chez luy, en monstre, un ordre de bassins de sept ou huict iours c'estoit son estude, ses discours; tout aultre propos luy puoit. Ce sont icy, un peu plus civilement, des excrements d'un vieil esprit, dur tantost, tantost lasche, et tousiours indigeste. Et quand seray ie à bout de representer une continuelle agitation et mutation de mes pensees, en quelque matiere qu'elles tumbent, puis que Diomedes 3 remplit six mille livres du seul subiect de la grammaire? Que doibt produire le babil, puis que le begayement et desnouement de la langue estouffa le monde d'une si horrible charge de volumes! Tant de paroles pour les paroles seules! O Pythagoras, que n'esconiuras tu cette tempeste! On accusoit un Galba, du temps passé, de ce qu'il vivoit oyseusement: il respondit « que chascun debvoit rendre raison de ses actions, non pas de son seiour 4. » Il se trompoit; car la iustice a cognoissance et animadversion aussi sur ceulx qui choment.

3

Mais il y debvroit avoir quelque coerction des loix contre les escrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et faineants; on banniroit des mains de nostre peuple, et moy, et cent aultres. Ce n'est pas mocquerie: l'escrivaillerie semble estre quelque symptome d'un siecle desbordé:quand escrivismes nous tant, que depuis que nous sommes en trouble? quand les Romains

Vanitas vanitatum, et omnia vanitas. Eccles. I, 2. J. V. L.

a Vases de nuit. E. J.

3 Montaigne parait prendre ici Diomède pour Didyme, à qui Sénèque (Epist. 88) attribue, non pas six mille, mais quatre mille ouvrages. On ne voit pas que le grammairien Dioinède, dont il reste des recherches sur la langue et la versification latine, en trois livres, ait été aussi fécond que ce Grec d'Alexandrie. J. V. L.

4 De son oisiveté, de son repos. Ce mot est de l'empereur Galba, et il est singulier que Montaigne le cite comme étant d'un homme inconnu. Voy. SUÉTONE, Galb. c. 9. C.

tant, que lors de leur ruyne? Oultre ce que l'affinement des esprits, ce n'en est pas l'assagissement', en une police: cet embesongnement' oysif naist de ce que chascun se prend laschement à l'office de sa vacation, et s'en desbauche. La corruption du siecle se faict par la contribution particuliere de chascun de nous : les uns y conferent la trahison, les aultres l'iniustice, l'irreligion, la tyrannie, l'avarice, la cruauté, selon qu'ils sont plus puissants : les plus foibles y apportent la sottise, la vanité, l'oysifveté; desquels ie suis. Il semble que ce soit la saison des choses vaines, quand les dommageables nous pressent: en un temps ou le meschamment faire est si commun, de ne faire qu'inutilement il est comme louable. Ie me console que ie seray des derniers sur qui il fauldra plus pressants, i'auray loy3 de m'amender; car mettre la main : ce pendant qu'on pourvoira aux il me semble que ce seroit contre raison de poursuyvre les menus inconvenients, quand les grands nous infestent. Et le medecin Philotimus, à un recognoissoit, au visage et à l'haleine, un ulcere qui luy presentoit le doigt à panser, auquel il aux poulmons : « Mon amy, feit il, ce n'est pas à cette heure le temps de t'amuser à tes ongles 1. » Ie veis pourtant sur ce propos, il y a quelques annees, qu'un personnage de qui i'ay la memoire grands maulx, qu'il n'y avoit ny loy ny iustice, en recommendation singuliere, au milieu de nos heure, alla publier ie ne sçay quelles chestifves ny magistrat qui feist son office non plus qu'à cette reformations sur les habillements, la cuisine et peuple malmené, pour dire qu'on ne l'a pas du la chicane. Ce sont amusoires dequoy on paist un tout mis en oubly. Ces aultres font de mesme, qui s'arrestent à deffendre, à toute instance, des formes de parler, les dances et les ieux, à un peuple abbandonné à toute sorte de vices exsecrables. Il n'est pas temps de se laver et descrasser, quand on est attainct d'une bonne fiebvre : c'est à faire testonner 5, sur le poinct qu'ils se vont precipiter aux seuls Spartiates, de se mettre à se peigner et à quelque extreme hazard de leur vie.

Quant à moy, i'ay cette aultre pire coustume, que si l'ay un escarpin de travers, ie laisse encores de travers et ma chemise et ma cappe : ie

Ce n'est pas ce qui les rend sages, dans un gouvernement. E. J.

2 Cette besogne ou occupation oisive nalt de ce que chacun se livre láchement aux devoirs de sa place. E. J. 3 J'aurai le loisir, la faculté de, etc.

4 PLUTARQUE, Comment on discerne le flatteur d'avec l'ami, c. 31. C.

5 Et à se friser les cheveux avec soin. E.

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