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qui ne soit mis en registre et en compte; et où |
le moindre bien faire porte sur tant de gents; et
où votre suffisance, comme celle des prescheurs,
s'addresse principalement au peuple, iuge peu
exact, facile à piper, facile à contenter. Il est peu
de choses ausquelles nous puissions donner le iu-
gement sincere, parce qu'il en est peu ausquel-
les, en quelque façon, nous n'ayons particulier
interest. La superiorité et inferiorité, la mais-
trise et la subiection, sont obligees à une natu-
relle envie et contestation; il fault qu'elles s'en-
trepillent perpetuellement. Ie ne croy ny l'une,
ny l'aultre, des droicts de sa compaigne: laissons
en dire à la raison, qui est inflexible et impassible,
quand nous en pourrons finer . Ie feuilletoy,
il n'y a pas un mois, deux livres escossois se
combattants sur ce subiect: le populaire rend
le roy de pire condition qu'un charretier; le mo-
narchique le loge quelques brasses au dessus de
Dieu, en puissance et souveraineté.

2

2

faces. Brisson courant contre Alexandre, se feignit en la course: Alexandre l'en tansa; mais il luy en debvoit faire donner le fouet. Pour cette consideration, Carneades disoit 3: « Que les enfants des princes n'apprennent rien à droict, qu'à manier des chevaulx; d'autant qu'en tout aultre exercice, chascun fleschit soubs eulx, et leur donne gaigné : mais un cheval, qui n'est ny flatteur ny courtisan, verse le fils du roy par terre, comme il feroit le fils d'un crocheteur. >>

Homere a esté contrainct de consentir que Venus feust blecee au combat de Troye, une si doulce saincte et si delicate, pour luy donner du courage et de la hardiesse; qualitez qui ne tumbent aulcunement en ceulx qui sont exempts de dangier: on faict courroucer, craindre, fuyr les dieux, s'enialouser, se douloir et se passionner, pour les honnorer des vertus qui se bastissent entre nous de ces imperfections. Qui ne participe au hazard et difficulté, ne peult pretendre interest à l'honneur et plaisir qui suit les actions hazardeuses. C'est pitié de pouvoir tant, qu'il advienne que toutes choses vous cedent: vostre fortune reiecte trop loing de vous la societé et la compaignie; elle vous plante trop à l'escart. Cette aysance et lasche facilité de faire tout baisser soubs soy, est ennemie de toute sorte de plaisir : c'est glisser cela, ce n'est pas aller ; c'est dormir, ce n'est pas vivre. Concevez l'homme accompaigné d'omnipotence, vous l'abysmez: il fault qu'il vous demande, par aumosne, de l'empeschement et de la resistance; son estre et son bien est en indigence.

Or l'incommodité de la grandeur, que i'ay prins icy à remarquer par quelque occasion qui vient de m'en advertir, est cette cy: Il n'est, à l'adventure, rien plus plaisant au commerce des hommes que les essais que nous faisons les uns contre les aultres, par ialousie d'honneur et de valeur, soit aux exercices du corps ou de l'esprit ; ausquels la grandeur souveraine n'a aulcune vraye part. A la verité, il m'a semblé souvent qu'à force de respect on y traicte les princes desdaigneusement et iniurieusement; car ce dequoy ie m'offensois infiniement en mon enfance, que ceulx qui s'exerceoient avecques moy espargnassent de s'y employer à bon escient, pour me trouver indigne contre qui ils s'efforceassent, c'est ce qu'on veoid leur advenir touts les iours, chascun sela vraye louange, estants battus d'une si contitrouvant indigne de s'efforcer contre eulx: si on recognoist qu'ils ayent tant soit peu d'affection à la victoire, il n'est celuy qui ne se travaille à la leur prester, et qui n'ayme mieulx trahir sa gloire que d'offenser la leur; on n'y employe qu'autant d'effort qu'il en fault pour servir à leur honneur. Quelle part ont ils à la meslee, en laquelle chascun est pour eulx? Il me semble veoir ces paladins du temps passé, se presentants aux ioustes et aux combats avecques des corps et des armes

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Leurs bonnes qualitez 5 sont mortes et perdues; car elles ne se sentent que par comparaison, et on les en met hors: ils ont peu de cognoissance de

nuelle approbation et uniforme. Ont ils affaire au plus sot de leurs subiects? ils n'ont aulcun moyen de prendre advantage sur luy : en disant, « C'est pource qu'il est mon roy,» il luy semble avoir assez dict qu'il a presté la main à se laisser vaincre. Cette qualité estouffe et consomme les aultres qualitez vrayes et essentielles, elles sont enfon

1 Des armes féées, enchantées. C.

2 PLUTARQUE, Du contentement ou repos de l'esprit, c. 12 de la traduction d'Amyot. Ce même homme est appelé Crisson dans un autre ouvrage de Plutarque, Comment on pourra dis cerner le flatteur d'avecques l'amy, c. 15. Comme toutes les anciennes éditions de Montaigne portent Brisson, et qu'il avait trouvé l'un et l'autre dans Amyot, il convient peut-être de ne rien changer. J. V. L.

3 PLUTARQUE, Comment on pourra discerner le flatter d'avecques l'amy, c. 15. C.

4 Déesse.

5 Les bonnes qualités des princes. C.

I

cees dans la royauté; et ne leur laisse à eulx | nius Pollio : « Et moy, dit Pollio', ie me tais; faire valoir, que les actions qui la touchent di- ce n'est pas sagesse d'escrire à l'envy de celuy qui rectement et qui luy servent, les offices de leur peult proscrire: » et avoient raison; car Dionycharge: c'est tant estre roy, qu'il n'est que par sius, pour ne pouvoir egualer Philoxenus en la là. Cette lueur estrangiere qui l'environne, le poësie, et Platon en discours, en condemna l'un cache et nous le desrobbe; nostre veue s'y rompt aux carrieres, en envoya vendre l'aultre esclave et s'y dissipe, estant remplie et arrestee par cette en l'isle d'Acgine. forte lumiere. Lesenat ordonna le prix d'eloquence à Tibere: il le refusa, n'estimant pas que d'un ingement si peu libre, quand bien il eust esté veritable, il s'en peust ressentir 2.

CHAPITRE VIII.

De l'art de conferer.

C'est un usage de nostre iustice d'en condemner aulcuns pour l'advertissement des aultres. De les condemner, parce qu'ils ont failly, ce se

faict ne se peult desfaire; mais c'est à fin qu'ils ne faillent plus de mesme, ou qu'on fuye l'exemple de leur faulte: on ne corrige pas celuy qu'on prend; on corrige les aultres par luy. Ie fois de

mesme mes erreurs sont tantost naturelles et

Comme on leur cede touts advantages d'honneur, aussi conforte lon et auctorise les defaults et vices qu'ils ont, non seulement par approbation, mais aussi par imitation. Chascun des suy-roit bestise, comme dict Platon3, car ce qui est vants d'Alexandre portoit, comme luy, la teste à costé 3; et les flatteurs de Dionysius s'entreheurtoient en sa presence, poulsoient et versoient ce qui se rencontroit à leurs pieds, pour dire qu'ils avoient la veue aussi courte que luy 4. Les greveures 5 ont aussi par fois servy de recommendation et faveur: i'en ay veu la surdité en affectation; et parce que le maistre haïssoit sa femme, Plutarque a veu les courtisans repudier les leurs, qu'ils aymoient : qui plus est, la paillardise s'en est veue en credit, et toute dissolution, comme aussi la desloyauté, les blasphemes, la cruauté, comme l'heresie, comme la superstition, l'irreligion, la mollesse, et pis, si pis il y a ; par un exemple encores plus dangereux que celuy des flatteurs de Mithridates?, qui, d'autant que leur maistre

pretendoit à l'honneur de bon medecin, luy por

toient à inciser et cauterizer leurs membres; car ces aultres souffrent cauterizer leur ame, partie plus delicate et plus noble.

Mais pour achever par où i'ay commencé, Adrian l'empereur, debattant avecques le philosophe Favorinus de l'interpretation de quelque mot, Favorinus luy en quitta bientost la victoire : ses amis se plaignants à luy : « Vous vous mocquez, feit il; vouldriez vous qu'il ne feust pas plus sçavant que moy, luy qui commande à trente legions? » Auguste escrivit des vers contre Asi

Cette qualité, dis-je, ne laisse aux rois, pour se faire valoir, que les actions qui la touchent et l'intéressent directement; savoir, les offices de leur charge. C.

2 Prévaloir. C.

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incorrigibles 4; mais ce que les honnestes hommes
proufitent au publicque en se faisant imiter, ie le
proufiteray à l'adventure à me faire eviter;

Nonne vides, Albi ut male vivat filius? utque
Barrus inops? magnum documentum, ne patriam rem
Perdere quis velit5;

publiant et accusant mes imperfections, quelqu'un
apprendra de les craindre. Les parties que i'es-
time le plus en moy, tirent plus d'honneur de m'ac-
cuser que de me recommender : voylà pourquoy
i'y retumbe et m'y arreste plus souvent. Mais

quand tout est compté, on ne parle iamais de soy

sans perte les propres condemnations sont tousiours accreues; les louanges, mescreues. Il en peult estre aulcuns de ma complexion, qui m'instruis mieulx par contrarieté que par similitude, et par fuitte que par suitte à cette sorte de discipline regardoit le vieux Caton 6, quand il dict«< que les sages ont plus à apprendre des fols, que les fols des sages; » et cet ancien ioueur de lyre, que Pausanias recite avoir accoustumé contraindre ses disciples d'aller ouyr un mauvais sonneur, qui

I MACROBE, Saturn. II, 4. C.

2 PLUTARQUE, Du contentement ou repos de l'esprit, c. 10. Mais la conduite du tyran de Sicile à l'égard de Philoxène et de Platon est rapportée avec plus d'exactitude par DIODORE, XV, 6 et 7; Diog. Laerce, III, 18 et 19. J. V. L.

3 Traité des Lois, XI, pag. 934. C.

4 Les éditions de 1595 et de 1635 ajoutent, et irremediables: mais ce mot a été effacé par Montaigne dans un des exemplaires qu'il a revus.

5 Voyez-vous le fils d'Albius? qu'il a de peine à vivre! Voyezvous la misère de Barrus? exemples qui nous apprennent à ne pas dissiper notre patrimoine. HOR. Sat. I, 4, 109.

6 Voyez sa Vie par PLUTARQUE, c. 4. C.

logeoit vis à vis de luy, où ils apprinssent à haïr ses desaccords et faulses mesures : l'horreur de la cruauté me reiecte plus avant en la clemence, qu'aulcun patron de clemence ne me sçauroit attirer; un bon escuyer ne redresse pas tant mon assiette, comme faict un procureur ou un Venitien à cheval; et une mauvaise façon de langage reforme mieulx la mienne, que ne faict la bonne. Touts les iours, la sotte contenance d'un aultre m'advertit et m'advise : ce qui poinct, touche et esveille mieulx que ce qui plaist. Ce temps est propre à nous amender à reculons; par disconvenance plus que par convenance, par difference que par accord. Estant peu apprins par les bons exemples, ie me sers des mauvais, desquels la leçon est ordinaire: ie me suis efforcé de me rendre autant agreable, comme i'en veoyoy de fascheux; aussi ferme, que i'en veoyoy de mols; aussi doulx, que i'en veoyoy d'aspres; aussi bon, que i'en veoyoy de meschants: mais ie me proposoy des mesures invincibles 2.

:

Le plus fructueux et naturel exercice de nostre esprit, c'est, à mon gré, la conference: i'en treuve l'usage plus doulx que d'aulcune aultre action de nostre vie; et c'est la raison pourquoy, si i'estois asture forcé de choisir, ie consentiroy plustost, ce croy ie, de perdre la veue, que l'ouyr ou le parler. Les Atheniens, et encores les Romains, conservoient en grand honneur cet exercice en leurs academies de nostre temps, les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand proufit, comme il se veoid par la comparaison de nos entendements aux leurs. L'estude des livres, c'est un mouvement languissant et foible qui n'eschauffe point: là où la conference apprend et exerce en un coup. Si ie confere avecques une ame forte et un roide iousteur, il me presse les flancs, me picque à gauche et à ́dextre; ses imaginations eslancent les miennes : la ialousie, la gloire, la contention, me poulsent et rehaulsent au dessus de moy mesme; et l'unisson est qualité du tout ennuyeuse en la conference. Mais comme nostre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoreux et reiglez, il ne se peult dire combien il perd et s'abbastardit par le continuel commerce et frequentation que nous avons avecques les esprits bas et maladifs: il n'est contagion qui s'espande comme celle là; ie sçay

Au lieu du développement qui suit, l'auteur, dans l'édition de 1588, fol. 405 verso, disait seulement : « La veue ordinaire de la volerie, de la perfidie, a reiglé mes mœurs et contenu. »> 2 Montaigne veut dire, je crois : Mais en me proposant d'être aussi bon que ceux que je voyais étaient méchants, je me proposais des mesures au-dessus de ma portée. J. V. L.

| par assez d'experience combien en vault l'aulne. l'ayme à contester et à discourir; mais c'est avecques peu d'hommes, et pour moy: car de servir de spectacle aux grands, et faire à l'envy parade de son esprit et de son caquet, ie treuve que c'est un mestier tres messeant à un homme d'honneur.

La sottise est une mauvaise qualité; mais de ne la pouvoir supporter, et s'en despiter et ronger comme il m'advient, c'est une aultre sorte de maladie qui ne doibt gueres à la sottise en importunité; et est ce qu'à present ie veulx accuser du mien. I'entre en conference et en dispute avecques grande liberté et facilité, d'autant que l'opinion treuve en moy le terrein mal propre à y penetrer et y poulser de haultes racines : nulles propositions m'estonnent, nulle creance me blece, quelque contrarieté qu'elle aye à la mienne; il n'est si frivole et si extravagante fantasie qui ne me semble bien sortable à la production de l'esprit humain. Nous aultres, qui privons nostre iugement du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions diverses; et si nous n'y prestons le iugement, nous y prestons ayseement l'aureille. Où l'un plat est vuide du tout en la balance, ie laisse vaciller l'aultre soubs les songes d'une vieille et me semble estre excusable, si i'accepte plustost le nombre impair, le ieudy au prix du vendredy; si ie m'ayme mieulx douziesme ou quatorziesme, que treiziesme, à table; si ie veoy plus volontiers un lievre costoyant que traversant mon chemin, quand ie voyage; et donne plustost le pied gauche que le droict à chausser. Toutes telles ravasseries, qui sont en credit autour de nous, meritent au moins qu'on les escoute pour moy, elles emportent seulement l'inanité, mais elles l'emportent. Encores sont, en poids, les opinions vulgaires et casuelles aultre chose que rien en nature; et qui ne s'y laisse aller iusques là, tumbe à l'adventure au vice de l'opiniastreté, pour eviter celuy de la superstition.

Les contradictions doncques des iugements ne m'offensent ny m'alterent; elles m'esveillent seulement et m'exercent. Nous fuyons la correction: il s'y fauldroit presenter et produire, notamment quand elle vient par forme de conference, non de regence. A chasque opposition, on ne regarde pas si elle est iuste; mais à tort ou à droict, comment on s'en desfera : au lieu d'y tendre les bras, nous y tendons les griffes. Ie souffrirois estre rudement heurté par mes amis : « Tu es un sot; tu resves.» l'ayme, entre les galants hommes, qu'on s'exprime courageusement; que les mots aillent

où va la pensee: il nous fault fortifier l'ouye, et la durcir contre cette tendreur du son cerimonieux des paroles. I'ayme une societé et familiarité forte et virile; une amitié qui se flatte en l'aspreté et vigueur de son commerce, comme l'amour aux morsures et aux esgratigneures sanglantes : elle n'est pas assez vigoreuse et genereuse, si elle n'est querelleuse, si elle est civilisee et artiste, si elle craint le hurt, et a ses allures contrainctes: neque enim disputari, sine reprehensione, potest2. Quand on me contrarie, on esveille mon attention, non pas ma cholere; ie m'advance vers celuy qui me contredict, qui m'instruit : la cause de la verité debvroit estre la cause commune à l'un et à l'aultre. Que respondra il? la passion du courroux luy a desia frappé le iugement; le trouble s'en est saisy avant la raison. Il seroit utile qu'on passast par gageure la decision de nos disputes; qu'il y eust une marque materielle de nos pertes, à fin que nous en teinssions estat; et que mon valet me peust dire : « Il vous cousta l'annee passee cent escus, à vingt fois, d'avoir esté ignorant et opiniastre. » Ie festoye et caresse la verité en quelque main que ie la treuve, et m'y rends alaigrement, et luy tends mes armes vaincues, de loing que ie la veoy approcher; et pourveu qu'on n'y procede point d'une trongne 3 trop imperieusement magistrale, ie prens plaisir à estre reprins et m'accommode aux accusateurs, souvent plus par raison de civilité que par raison d'amendement, aymant à gratifier et à nourrir la liberté de m'advertir, par la facilité de ceder; ouy, à mes despens.

Toutesfois il est, certes, mal aysé d'y attirer les hommes de mon temps : ils n'ont pas le courage de corriger, parce qu'ils n'ont pas le courage de souffrir à l'estre; et parlent tousiours avec dissimulation en presence les uns des aultres. Ie prens si grand plaisir d'estre iugé et cogneu, qu'il m'est comme indifferent en quelle des deux formes ie le sois; mon imagination se contredict elle mesme si souventet condemne, que ce m'est tout un qu'un aultre le face, veu principalement que ie ne donne à sa reprehension que l'auctorité que ie veulx mais ie romps paille avec celuy qui se tient si

Le heurt, c'est-à-dire le choc. E. J.

2 Car il n'y a pas de discussion sans contradiction. CIC. de Finib. bon. et mal. I, 8.

3 D'une trogne, c'est-à-dire d'une mine arrogante et trop, etc. E. J.

4 Edition de 1802: « ie preste l'espaule aux reprehensions que l'on faict de mes escripts, et les ay souvent changez plus par raison de civilité, etc. » Ce texte, préféré par Naigeon, avait du etre abandonné par Montaigne; car il ne s'agit ici que de la conversation. J. V. L.

MONTAIGNE.

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3

hault à la main, comme i'en cognoy quelqu'un qui plainct son advertissement s'il n'en est creu, et prend à iniure si on estrive1 à le suyvre. Ce que Socrates recueilloit', tousiours riant, les contradictions qu'on faisoit à son discours, on pourroit dire que sa force en estoit cause; et que l'advantage ayant à tumber certainement de son costé, il les acceptoit comme matiere de nouvelle victoire. Mais nous veoyons, au rebours, qu'il n'est rien qui nous y rende le sentiment si delicat, que l'opinion de la preeminence, et le desdaing de l'adversaire ; et que par raison, c'est au foible plustost d'accepter de bon gré les oppositions qui le redressent et rabillent. Ie cherche, à la verité, plus la frequentation de ceulx qui me gourment, que de ceulx qui me craignent: c'est un plaisir fade et nuisible d'avoir affaire à gents qui nous admirent et facent place. Antisthenes commanda à ses enfants, « de ne sçavoir iamais gré ny grace à homme qui les louast. » Ie me sens bien plus fier de la victoire que ie gaigne sur moy, quand en l'ardeur mesme du combat, ie me fois plier soubs la force de la raison de mon advers ire, que ie ne me sens gré de la victoire que ie gaigne sur luy par sa foiblesse : enfin, ie reccoy et advoue toute sorte d'attainctes qui sont de droict fil, pour foibles qu'elles soient; mais ie suis par trop impatient de celles qui se donnent sans forme. Il me chault peu de la matiere, et me sont les opinions unes; et la victoire du subiect à peu prez indifferente. Tout un iour ie contesteray paisiblement, si la conduicte du debat se suit avecques ordre ce n'est pas tant la force et la subtilité que ie demande, comme l'ordre; l'ordre qui se veoid touts les iours aux altercations des bergers et des enfants de boutique, iamais entre nous : s'ils se destracquent, c'est en incivilité; si faisons nous bien mais leur tumulte et impatience ne les desvoye pas de leur theme 4, leur propos suit son cours; s'ils previennent l'un l'aultre, s'ils ne s'attendent pas, au moins ils s'entendent. On respond tousiours trop bien pour moy, si on respond à ce que ie dis; mais quand la dispute est troublee et desreiglee, ie quitte la chose, et m'attache à la forme avecques despit et indiscretion; et me iecte à une façon de debattre, testue, malicieuse et imperieuse, dequoy i'ay à rougir aprez. Il est impossible de traicter de bonne foy avecques un

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sot; mon iugement ne se corrompt pas seulement | societé et conference d'un esprit qui presse le sien; à la main d'un maistre si impetueux, mais aussi ma conscience.

Nos disputes debvroient estre deffendues et punies commes d'aultres crimes verbaux : quel vice n'esveillent elles et n'amoncellent, tousiours regies et commandees par la cholere? Nous entrons en inimitié, premierement contre les raisons, et puis contre les hommes. Nous n'apprenons à disputer que pour contredire et chascun contredisant et estant contredict, il en advient que le fruict du disputer, c'est perdre et aneantir la verité. Ainsi Platon, en sa republique', prohibe cet exercice aux esprits ineptes et mal nayz. A quoy faire vous mettez vous en voye de quester ce qui est, avecques celuy qui n'a ny pas ny allure qui vaille? On ne faict point tort au subiect, quand on le quitte pour veoir du moyen de le traicter; ie ne dis pas moyen scholastique et artiste, ie dis moyen naturel, d'un sain entendement. Que sera ce enfin ? l'un va en orient, l'aultre en occident; ils perdent le principal et l'escartent dans la presse des incidents au bout d'une heure de tempeste, ils ne scavent ce qu'ils cherchent; l'un est bas, l'aultre haut, l'aultre costier ; qui se prend à un mot et une similitude; qui ne sent plus ce qu'on luy oppose, tant il est engagé en sa course, et pense à se suyvre, non pas à vous; qui se trouvant foible de reins, craint tout, refuse tout, mesle dez l'entree et confond le propos, ou, sur l'effort 3 du debat, se mutine à se taire tout plat, par ignorance despite, affectant un orgueilleux mespris, ou une sottement modeste fuitte de contention pourveu que cettuy cy frappe, il ne luy chault combien il se descouvre; l'aultre compte ses mots, et les poise pour raisons; celuy là n'y employe que l'advantage de sa voix et de ses poulmons; en voylà un qui conclud contre soy mesme; et cettuy cy qui vous assourdit de prefaces et digressions inutiles; cet aultre s'arme de pures iniures, et cherche une querelle d'Allemaigne, pour se desfaire de la

Livre VII, vers la fin. C.

2 L'autre à côté. C.

3

3 Sur le fort du débat. C'est ainsi qu'on parle aujourd'hui, et qu'on a peut-être toujours parlé, Montaigne ayant été trompé par la prononciation gasconne, qui confond à tout moment l'e féminin, presque muet et obscur, avec l'e masculin, dont le son est clair et bien marqué. C. — - Dans l'Art de penser, à ces mots, sur l'effort du débat, on a substitué, au milieu de la contestation. C'est une traduction faible. J. V. L.

4 Montaigne ajoutait ici : « Aymant mieulx estre en querelle qu'en dispute, se trouvant plus fort de poings que de raisons, se fiant plus de son poing que de sa langue, ou aymant mieulx ceder par le corps que par l'esprit; et cherche, etc. >> Mais il a rayé cette addition sur l'exemplaire corrigé, où elle est néanmoins très-lisible, n'étant effacée que par un seul trait horizonfal. N.

ce dernier ne vcoid rien en la raison, mais il vous tient assiegé sur la closture dialectique de ses clauses, et sur les formules de son art.

Or qui n'entre en desfiance des sciences, et n'est en doubte s'il s'en peut tirer quelque solide fruict au besoing de la vie, à considerer l'usage que nous en avons? nihil sanantibus litteris1. Qui a pris de l'entendement en la logique ? où sont ses belles promesses? nec ad melius vivendum, nec ad commodius disserendum". Veoid on plus de barbouillage au caquet des harengieres, qu'aux disputes publicques des hommes de cette profession? l'aymeroy mieulx que mon fils apprinst aux tavernes à parler, qu'aux escholes de la parlerie. Ayez un maistre ez arts, conferez avecques luy; que ne nous faict il sentir cette excellence artificielle, et ne ravit les femmes et les ignorants comme nous sommes, par l'admiration de la fermeté de ses raisons, de la beaulté de son ordre ? que ne nous domine il et persuade comme il veult? un homme si advantageux en matiere et en conduicte, pourquoy mesle il à son escrime les iniures, l'indiscre tion et la rage? Qu'il oste son chapperon, sa robbe, et son latin, qu'il ne batte pas nos aureilles d'Aristote tout pur et tout crud : vous le prendrez pour l'un d'entre nous, ou pis. Il me semble de cette implication et entrelasseure du langage par où ils nous pressent, qu'il en va comme des ioueurs de passepasse; leur soupplesse combat et force nos sens, mais elle n'esbranle aulcunement nostre creance: hors ce battelage, ils ne font rien qui ne soit commun et vil; pour estre plus sçavants, ils n'en sont pas moins ineptes. I'ayme et honnore le sçavoir, autant que ceulx qui l'ont; et en son vray usage, c'est le plus noble et puissant acquest des hommes; mais en ceulx là (et il en est un nombre infiny de ce genre) qui en establissent leur fondamentale suffisance et valeur, qui se rapportent de leur entendement à leur memoire, sub aliena umbra latentes3, et ne peuvent rien que par livre; ie le hay, si ie l'ose dire, un peu plus que la bestise. En mon païs, et de mon temps, la doctrine amende assez les bourses, nullement les ames: si

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