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Nostre monde vient d'en trouver un aultre (et ruses et battelages dequoy ils se sont servis à les qui nous respond si c'est le dernier de ses freres, piper, et le iuste estonnement qu'apportoit à ces puis que les daimons, les sibylles, et nous, avons nations là de veoir arriver si inopineement des ignoré cettuy cy iusques à cette heure?) non moins gents barbus, divers en langage, en religion, en grand, plain et membru, que luy; toutesfois si forme et en contenance, d'un endroict du monde nouveau et si enfant, qu'on luy apprend encores si esloingné, et où ils n'avoient iamais sceu qu'il son a, b, c : il n'y a pas cinquante ans qu'il ne y eust habitation quelconque, montez sur des sçavoit ny lettres, ny poids, ny mesures, ny ves- grands monstres incogneus, contre ceulx qui n'atements, ny bleds, ny vignes; il estoit encores voient non seulement iamais veu de cheval, mais tout nud, au giron, et ne vivoit que des moyens beste quelconque duicte à porter et soustenir de sa mere nourrice. Si nous concluons bien de homme ny aultre charge; garnis d'une peau luinostre fin, et ce poëte de la ieunesse de son sante et dure, et d'une arme trenchante et ressiecle, cet aultre monde ne fera qu'entrer en lu- plendissante, contre ceulx qui, pour le miracle miere, quand le nostre en sortira : l'univers tum- de la lueur d'un mirouer ou d'un coulteau, albera en paralysie; l'un membre sera perclus, loient eschangeant une grande richesse en or et l'aultre en vigueur. Bien crains ié que nous au- en perles, et qui n'avoient ny science, ny marons tres fort hasté sa declinaison et sa ruyne tiere par où tout à loisir ils sceussent percer par nostre contagion; et que nous luy aurons nostre acier; adioustez y les fouldres et tonnerres bien cher vendu nos opinions et nos arts. C'es- de nos pieces et harquebuses, capables de troutoit un monde enfant; si ne l'avons nous pas bler Cesar mesme, qui l'en eust surprins autant fouetté et soubmis à nostre discipline, par l'ad- inexperimenté et à cette heure, contre des peuples vantage de nostre valeur et forces naturelles, ny nuds, si ce n'est où l'invention estoit arrivee de ne l'avons practiqué par nostre iustice et bonté, quelque tissu de cotton, sans aultres armes, pour ny subiugué par nostre magnanimité. La plus- le plus, que d'arcs, pierres, bastons et boucliers part de leurs responses, et des negociations faictes de bois; des peuples surprins, soubs couleur d'aavecques eulx, tesmoignent qu'ils ne nous deb-mitié et de bonne foy, par la curiosité de veoir voient rien en clarté d'esprit naturelle et en pertinence l'espoventable magnificence des villes de Cusco et de Mexico, et entre plusieurs choses pareilles, le iardin de ce roy, où touts les arbres, les fruicts et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en un iardin, estoient excellemment formees en or, comme en son cabinet touts les animaulx qui naissoient en son estat et en ses mers, et la beaulté de leurs ouvrages en pierrerie, en plume, en cotton, en la peincture, monstrent qu'ils ne nous cedoient non plus en l'industrie. Mais quant à la devotion, observance des loix, bonté, liberalité, loyauté, franchise, il nous a bien servy de n'en avoir pas tant qu'eulx: ils se sont perdus par cet advantage, et vendus et trahis eulx mesmes.

des choses estrangieres et incogneues : ostez, dis ie, aux conquerants cette disparité, vous leur ostez toute l'occasion de tant de victoires. Quand ie regarde cette ardeur indomptable dequoy tant de milliers d'hommes, femmes et enfants, se presentent et reiectent à tant de fois aux dangiers inevitables, pour la deffense de leurs dieux et de leur liberté; cette genereuse obstination de souffrir toutes extremitez et difficultez, et la mort, plus volontiers que de se soubmettre à la domination de ceulx de qui ils ont esté si honteusement abusez, et aulcuns choisissants plustost de se laisser defaillir par faim et par ieusne, estants prins, que d'accepter le vivre des mains de leurs ennemis, si vilement victorieuses: ie preveoy que, à qui les eust attaquez pair à pair, et d'armes, et d'experience, et de nombre, il y eust faict aussi dangereux, et plus, qu'en aultre guerre que

Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté, constance, resolution contre les douleurs et la faim et la mort, ie ne craindroy pas d'op-nous veoyons. poser les exemples que ie trouveroy parmy eulx aux plus fameux exemples anciens que nous ayons aux memoires de nostre monde par deçà. Car pour ceulx qui les ont subiuguez, qu'ils ostent les

que de naitre : aussi voyons-nous que plusieurs arts se perfectionnent, et qu'on rend tous les jours celui de la navigation plus complet. LUCRÈCE, V, 331.

1 Gagné. C.

Que n'est tumbee soubs Alexandre, ou soubs ces anciens Grecs et Romains, une si noble conqueste; et une si grande mutation et alteration de tant d'empires et de peuples, soubs des mains qui eussent doulcement poly et desfriché ce qu'il y avoit de sauvage, et eussent conforté et promeu les bonnes semences que nature y avoit produict; meslants non seulement à la culture des

terres et ornement des villes les arts de deçà, en tant qu'elles y eussent esté necessaires, mais aussi meslants les vertus grecques et romaines aux originelles du pays! Quelle reparation eust ce esté, et quel amendement à toute cette machine, que les premiers exemples et deportements nostres, qui se sont presentez par delà, eussent appellé ces peuples à l'admiration et imitation de la vertu, et eussent dressé, entre eulx et nous, une fraternelle societé et intelligence! Combien il eust esté aysé de faire son proufit d'ames si neufves, si affamees d'apprentissage, ayants, pour la pluspart, de si beaux commencements naturels ! Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance et inexperience à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice, et vers toute sorte d'inhumanité et de cruauté, à l'exemple et patron de nos mœurs. Qui meit iamais à tel prix le service de la mercadence et de la traficque ? tant de villes rasees, tant de nations exterminees, tant de millions de peuples passez au fil de l'espee, et la plus riche et belle partie du monde bouleversee, pour la negociation des perles et du poivre! Mechaniques victoires! Iamais l'ambition, iamais les inimitiez publicques, ne poulserent les hommes, les uns contre les aultres, à si horribles hostilitez et calamitez si miserables.

En costoyant la mer à la queste de leurs mines, aulcuns Espaignols prindrent terre en une contree fertile et plaisante, fort habitee; et feirent à ce peuple leurs remonstrances accoustumees : « Qu'ils estoient gents paisibles, venants de loingtains voyages, envoyez de la part du roy de Castille, le plus grand prince de la terre habitable, auquel le pape, representant Dieu en terre, avoit donné la principauté de toutes les Indes; Que s'ils vouloient luy estre tributaires, ils seroient tres benignement traictez : » leur demandoient des vivres pour leur nourriture, et de l'or pour le besoing de quelque medecine; leur remonstroient, au demourant, la creance d'un seul Dieu, et la verité de nostre religion, laquelle ils leur conseilloient d'accepter; y adioustants quelques menaces. La response feut telle : « Que quant à estre paisibles, ils n'en portoient pas la mine, s'ils l'estoient: Quant à leur roy, puis qu'il demandoit, il debvoit estre indigent et necessiteux; et celuy qui luy avoit faict cette distribution, homme aymant dissention, d'aller donner à un tiers chose qui n'estoit pas sienne, pour le mettre en debat contre les anciens possesseurs : Quant aux

1 Du commerce. E. J.

|

vivres, qu'ils leur en fourniroient : D'or, ils en avoient peu, et que c'estoit chose qu'ils mettoient en nulle estime, d'autant qu'elle estoit inutile au service de leur vie, là où tout leur soing regardoit seulement à la passer heureusement et plaisamment; pourtant ce qu'ils en pourroient trouver, sauf ce qui estoit employé au service de leurs dieux, qu'ils le prinssent hardiement : Quant à un seul Dieu, le discours leur en avoit pleu; mais qu'ils ne vouloient changer leur religion, s'en estants si utilement servis si long temps; et qu'ils n'avoient accoustumé prendre conseil que de leurs amis et cognoissants : Quant aux menaces, c'estoit signe de faulte de iugement, d'aller menaceant ceulx desquels la nature et les moyens estoient incogneus: Ainsi, qu'ils se despeschassent promptement de vuider leur terre; car ils n'estoient pas accoustumez de prendre en bonne part les honnestetez et remonstrances des gents armez et estrangiers; aultrement, qu'on feroit d'eulx comme de ces aultres (leur monstrant les testes d'aulcuns hommes iusticiez autour de leur ville). » Voylà un exemple de la balbucie de cette enfance. Mais tant y a, que ny en ce lieu là, ny en plusieurs aultres où les Espaignols ne trouverent les marchandises qu'ils cherchoient, ils ne feirent arrest ny entreprinse, quelque aultre commodité qu'il y eust tesmoing mes Cannibales 2.

Des deux les plus puissants monarques de ce monde là, et à l'adventure de cettuy cy, roys de tant de roys, les derniers qu'ils en chasserent: celuy du Peru 3, ayant esté prins en une battaille, et mis à une rençon si excessifve, qu'elle surpasse toute creance, et celle là fidelement payee, et avoir donné, par sa conversation, signe d'un courage franc, liberal et constant, et d'un entendement net et bien composé, il print envie aux vainqueurs, aprez en avoir tiré un million trois cents vingt cinq mille cinq cents poisant d'or, oultre l'argent, et aultres choses qui ne monterent pas moins (si que leurs chevaulx n'alloient plus ferrez que d'or massif), de veoir encores, au prix de quelque desloyauté que ce feust, quel pouvoit estre le reste des thresors de ce roy, et iouyr librement de ce qu'il avoit resserré. On luy apposta une faulse accusation et preuve, Qu'il desseignoit

1 Du balbutiement. E. J.

2 C'est peut-être une allusion au chapitre des Cannibales, liv. I, chap. 30. Montaigne le termine ainsi : « Tout cela ne va pas trop mal; mais quoy! ils ne portent point de hault de chausses. >>

3 Atahualpa. Voyez ZARATE, II, 7; XERÈS, p. 233; GARCILASO DE LA VEGA, I, 36; GOMERA, c. 117; HERRERA, Decad. V, liv. III, c. 4, et les autres écrivains cités par ROBERTSON, liv. VI de l'Histoire de l'Amérique. J. V. L.

de faire soublever ses provinces pour se remet- | tre en liberté : sur quoy, par beau iugement de ceulx mesmes qui luy avoient dressé cette trahison, on le condemna à estre pendu et estranglé publicquement, luy ayant faict rachepter le torment d'estre bruslé tout vif, par le baptesme qu'on luy donna au supplice mesme; accident horrible et inouy, qu'il souffrit pourtant sans se desmentir ny de contenance, ny de parole, d'une forme et gravité vrayement royale. Et puis, pour endormir les peuples estonnez et transis de chose si estrange, on contrefeit un grand dueil de sa mort, et luy ordonna on des sumptueuses funerailles.

L'aultre, roy de Mexico 1, ayant long temps deffendu sa ville assiegee, et monstré en ce siege tout ce que peult et la souffrance et la perseverance, si oncques prince et peuple le monstra; et son malheur l'ayant rendu vif entre les mains des ennemis, avecques capitulation d'estre traicté en roy; aussi ne leur feit il rien veoir en la prison, indigne de ce tiltre: ne trouvants point, aprez cette victoire, tout l'or qu'ils s'estoient promis; quand ils eurent tout remué et tout fouillé, ils se meirent à en chercher des nouvelles par les plus aspres gehennes dequoy ils se peurent adviser, sur les prisonniers qu'ils tenoient; mais pour n'avoir rien proufité, trouvants des courages plus forts que leurs torments, ils en veinrent enfin à telle rage, que contre leur foy et contre tout droict des gents, ils condemnerent le roy mesme, et l'un des principaulx seigneurs de sa court, à la gehenne en presence l'un de l'aultre. Ce seigneur se trouvant forcé de la douleur, environné de braziers ardents, tourna sur la fin piteusement sa veue vers son maistre, comme pour luy demander mercy de ce qu'il n'en pouvoit plus : le roy plantant fierement et rigoreusement les yeux sur luy, pour reproche de sa lascheté et pusillanimité, luy dit seulement ces mots, d'une voix rude et ferme : Et moy, suis ie dans un baing? suis ie pas plus à mon ayse que toy? » Celuy là soubdain aprez succomba aux douleurs, et mourut sur la place. Le roy, à demy rosty, feut emporté de là, non tant par pitié (car quelle pitié toucha iamais des ames si barbares, qui pour la doubteuse information de quelque vase d'or à piller, feissent griller devant leurs yeulx un homme, non qu'un roy 3 si

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grand et en fortune et en merite), mais ce feut que sa constance rendoit de plus en plus honteuse leur cruauté. Ils le pendirent depuis, ayant courageusement entreprins de se delivrer, par armes, d'une si longue captivité et subiection: où il feit sa fin digne d'un magnanime prince.

A une aultre fois, ils meirent brusler pour un coup, en mesme feu, quatre cents soixante hommes touts vifs; les quatre cents, du commun peuple, les soixante, des principaulx seigneurs d'une province, prisonniers de guerre simplement. Nous tenons d'eulx mesmes ces narrations: car ils ne les advouent pas seulement; ils s'en vantent et les preschent. Seroit ce pour tesmoignage de leur iustice, ou zele envers la religion? certes, ce sont voies trop diverses et ennemies d'une si saincte fin. S'ils se feussent proposé d'estendre nostre foy, ils eussent consideré que ce n'est pas en possession de terres qu'elle s'amplifie, mais en possession d'hommes; et se feussent trop contentez des meurtres que la necessité de la guerre apporte, sans y mesler indifferemment une boucherie, comme sur des bestes sauvages, universelle autant que le fer et le feu y ont peu attaindre; n'en ayants conservé, par leur desseing, qu'autant qu'ils en ont voulu faire de miserables esclaves, pour l'ouvrage et service de leurs minieres: si que plusieurs des chefs ont esté punis à mort, sur les lieux de leur conqueste, par ordonnance des roys de Castille, iustement offensez de l'horreur de leurs deportements, et quasi touts desestimez et mal voulus1. Dieu a meritoirement permis que ces grands pillages se soient absorbez par la mer en les transportant, ou par les guerres intestines dequoy ils se sont mangez entre eulx : et la pluspart s'enterrerent sur les lieux, sans aulcun fruict de leur victoire.

Quant à ce que la recepte, et entre les mains d'un prince mesnagier et prudent2, respond si peu à l'esperance qu'on en donna à ses predecesseurs, et à cette premiere abondance de richesses qu'on rencontra à l'abord de ces nouvelles terres (car encores qu'on en retire beaucoup, nous veoyons que ce n'est rien, au prix de ce qui s'en debvoit attendre), c'est que l'usage de la monnoye estoit entierement incogneu, et que par consequent leur or se trouva tout assemblé, n'estant en aultre service que de monstre et de parade, comme un meuble reservé de pere en fils par plusieurs puissants roys qui espuisoient tousiours leurs mines, pour faire ce grand monceau de vases et statues à l'ornement de leurs temples:

Et hais. E. J. 2 Philippe II.

T

au lieu que nostre or est tout en emploite et en | du païs, depuis la ville de Quito iusques à celle commerce; nous le menuisons et alterons en mille de Cusco (il y a trois cents lieues), droict, uny, formes, l'espandons et dispersons. Imaginons que large de vingt cinq pas, pavé, revestu de costé nos roys amoncellassent ainsi tout l'or qu'ils pour- et d'aultre de belles et haultes murailles, et le long roient trouver en plusieurs siecles, et le gardas- d'icelles, par le dedans, deux ruisseaux perennes', sent immobile. bordez de beaux arbres qu'ils nomment Molly. Où ils ont trouvé des montaignes et rochiers, ils les ont taillez et applanis, et comblé les fondrieres de pierre et de chaulx. Au chef de chasque iournee, il y a de beaux palais, fournis de vivres, de vestements et d'armes, tant pour les voyageurs que pour les armees qui ont à y passer. En l'estimation de cet ouvrage, i'ay compté la difficulté, qui est particulierement considerable en ce lieu là; ils ne bastissoient point de moindres pierres que de dix pieds en carré; ils n'avoient aultre moyen de charier qu'à force de bras, en traisnant leur charge; et pas seulement l'art d'eschaffauder, n'y sçachants aultre finesse que de haulser autant de terre contre leur bastiment, comme il s'esleve, pour l'oster aprez 3.

Ceulx du royaume de Mexico estoient aulcunement plus civilisez, et plus artistes que n'estoient les aultres nations de là. Aussi iugeoient ils, ainsi que nous, que l'univers feust proche de sa fin; et en prindrent pour signe la desolation que nous y apportasmes. Ils croyoient que l'estre du monde se despart en cinq aages, et en la vie de cinq soleils consecutifs, desquels les quatre avoient desia fourny leur temps, et que celuy qui leur esclairoit estoit le cinquiesme. Le premier perit avecques toutes les aultres creatures, par universelle inondation d'eaux le second, par la cheute du ciel sur nous, qui estouffa toute chose vivante; auquel aage ils assignent les geants, et en feirent veoir aux Espaignols des ossements, à la proportion desquels la stature des hommes revenoit à vingt paulmes de haulteur : le troisiesme, par feu qui embrasa et consuma tout: le quatriesme, par une esmotion d'air et de vent, qui abbattit iusques à plusieurs montaignes; les hommes n'en moururent point, mais ils feurent changez en magots: quelles impressions ne souffre la lascheté de l'humaine creance! Aprez, la mort de ce quatriesme soleil, le monde feut vingt cinq ans en perpetuelles tenebres; au quinziesme desquels, feut creé un homme et une femme qui refeirent l'humaine race dix ans aprez, à certain de leurs iours, le soleil parut nouvellement creé; et commence, depuis, le compte de leurs annees par ce iour là: le troisiesme iour de sa creation, moururent les dieux anciens; les nouveaux sont nayz, depuis, du iour à la journee. Ce qu'ils estiment de la maniere que ce dernier soleil perira, mon aucteur n'en a rien apprins; mais leur nombre de ce quatriesme changement rencontre à cette grande conionction des astres, qui produisit il y a huit cents tant d'ans, selon que les astrologiens estiment, plusieurs grandes alterations et nouvelletez au monde.

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Retumbons à nos coches. En leur place, et de toute aultre voicture, ils se faisoient porter par les hommes, et sur les espaules. Ce dernier roy du Peru, le iour qu'il feut prins, estoit ainsi porté sur des brancars d'or, et assis dans une chaize d'or au milieu de sa battaille. Autant qu'on tuoit de ces porteurs pour le faire cheoir à bas (car on le vouloit prendre vif), autant d'aultres, et à l'envy, prenoient la place des morts: de façon qu'on ne le peut oncques abbattre, quelque meurtre qu'on feist de ces gents là; iusques à ce qu'un homme de cheval l'alla saisir au corps, et l'avalla par terre.

CHAPITRE VII.

De l'incommodité de la grandeur.

Puisque nous ne la pouvons aveindre, vengeons nous à en mesdire: si n'est ce pas entierement mesdire de quelque chose, d'y trouver des defaults; il s'en treuve en toutes choses, pour belles et desirables qu'elles soient. En general, elle a cet evident advantage, qu'elle se ravalle quand

D'eaux vives, qui coulent toujours. E. J.

2 Au bout, à la fin de chaque journée. - Chef pour bout, dit Nicot: au chef de la vallée, in extrema valle. C.

3 On trouve la description de la célèbre route des Incas dans XERÈS, p. 189; ZARATE, I, 13; VEGA, IX, 13; ULLOA, p. 365;

BOUGUER, Voyage, p. 105. Robertson, dans son Histoire de
gération de leurs récits. J. V. L.
l'Amérique, liv. VII, essaye de réduire à une juste mesure l'exa-

4 Le mit à val, le renversa. Dans l'édition de 1588, fol. 42
verso,
il y a, le porta par terre. — La défaite d'Atahualpa est
racontée par XERÈS, pag. 200; GARCILASO DE LA VEGA, part. II,
liv. I, c. 25; SANCHO, ap. Ramus. III, 274, etc. J. V. L.

il luy plaist, et qu'à peu prez elle a le chois de l'une et l'aultre condition: car on ne tumbe pas de toute haulteur; il en est plus desquelles on peut descendre sans tumber. Bien me semble il que nous la faisons trop valoir; et trop valoir aussi la resolution de ceulx que nous avons ou veu ou ouy dire l'avoir mesprisee, ou s'en estre desmis de leur propre desseing: son essence n'est pas si evidemment commode, qu'on ne la puisse refuser sans miracle. Ie treuve l'effort bien difficile à la souffrance des maulx; mais au contentement d'une mediocre mesure de fortune, et fuitte de la grandeur, i'y treuve fort peu d'affaire: c'est une vertu, ce me semble, où moy, qui ne suis qu'un oyson, arriveroy sans beaucoup de contention. Que doibvent faire ceulx qui mettroient encores en consi- | deration la gloire qui accompaigne ce refus, auquel il peult escheoir plus d'ambition qu'au desir mesme et iouïssance de la grandeur? d'autant que l'ambition ne se conduict iamais mieulx selon soy, que par une voye esgaree et inusitee.

l'aiguise mon courage vers la patience; ie l'affoiblis vers le desir : autant ay ie à souhaitter qu'un aultre, et laisse à mes souhaicts autant de liberté et d'indiscretion; mais pourtant, si ne m'est il iamais advenu de souhaitter ny empire, ny royauté, ny l'eminence de ces haultes fortunes et commanderesses: ie ne vise pas de ce costé là; ie m'ayme trop. Quand ie pense à croistre, c'est bassement, d'une accroissance contraincte et couarde, proprement pour moy, en resolution, en prudence, en santé, en beaulté, et en richesses encores: mais ce credit, cette auctorité si puissante, foule mon imagination; et tout à l'opposite de l'aultre 2, m'aymeroy à l'adventure mieulx deuxiesme ou troisiesme à Perigueux, que premier à Paris; au moins, sans mentir, mieulx troisiesme à Paris, que premier en charge. Ie ne veulx ny debattre avecques un huyssier de porte, miserable incogneu 3; ny faire fendre en adoration les presses où ie passe. Ie suis duict à un estage moyen, comme par mon sort, aussi par mon goust; et ay monstré, en la conduicte de ma vie et de mes entreprinses, que i'ay plustost fuy, qu'aultrement 4, d'eniamber par dessus le degré de fortune auquel Dieu logea ma naissance : toute constitution naturelle est pareillement iuste et aysee. l'ay ainsi l'ame poltronne, que ie ne mesure pas la bonne fortune

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I

2

selon sa haulteur; ie la mesure selon sa facilité. Mais si ie n'ay point le cœur gros assez, ie l'ay à l'equipollent ouvert, et qui m'ordonne de publier hardiement sa foiblesse. Qui me donneroit à conferer la vie de L. Thorius Balbus, galant homme, beau, sçavant, sain, entendu et abondant en toute sorte de commoditez et plaisirs, conduisant une vie tranquille et toute sienne, l'ame bien preparee contre la mort, la superstition, les douleurs, et aultres encombriers de l'humaine necessité, mourant enfin en battaille, les armes en la main, pour la deffense de son païs, d'une part; et d'aultre part, la vie de M. Regulus, ainsi grande et haultaine que chascun la cognoist, et sa fin admirable: l'une sans nom, sans dignité; l'aultre exemplaire et glorieuse à merveilles: i'en diroy certes ce qu'en dict Cicero 3, si ie sçavois aussi bien dire que luy. Mais s'il me les falloit coucher sur la mienne 4, ie dirois aussi que la premiere est autant selon ma portee, et selon mon desir, que ie conforme à ma portee, comme la seconde est loing au delà : qu'à cette cy ie ne puis advenir que par veneration; i'adviendroy volontiers à l'aultre par usage.

5

3

Retournons à nostre grandeur temporelle, d'où nous sommes partis. Ie suis desgousté de maistrise, et actifve et passifve. Otanez 6, l'un des sept qui avoient droict de pretendre au royaume de Perse, print un party que i'eusse prins volontiers: c'est qu'il quitta à ses compaignons son droict d'y pouvoir arriver par eslection ou par sort, pourveu que luy et les siens vescussent en cet empire hors de toute subiection et maistrise, sauf celles des loix antiques, et y eussent toute liberté qui ne porteroit preiudice à icelles : impatient de commander, comme d'estre commandé.

Le plus aspre et difficile mestier du monde, à mon gré, c'est faire dignement le roy. l'excuse plus de leurs faultes qu'on ne faict communement, en consideration de l'horrible poids de leur charge, qui m'estonne : il est difficile de garder mesure à une puissance si desmesuree; si est ce que c'est, envers ceulx mesme qui sont de moins excellente nature, une singuliere incitation à la vertu, d'estre logé en tel lieu où vous ne faciez aulcun bien

1 Par équivalent, en revanche, en récompense. C. 2 Encombrements, misères. E. J.

3 Cicéron, de qui Montaigne a emprunté ce parallèle entre Thorius et Régulus, donne hautement la préférence à Régulus. De Finib. bon. et mal. II, 20. C.

4 Comparer à la mienne. E. J.

5 Advenir a ici le même sens d'atteindre que le mot aveindre, au commencement de ce chapitre, et vient également du latin advenire. E. J.

6 HERODOTE, III, 83. J. V. L.

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