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i'ay faict caler1 soubs l'interest de leur honneur, le plaisir en son plus grand effort, plus d'une fois; et où la raison me pressoit, les ay armees contre moy : si qu'elles se conduisoient plus seurement et severement par mes reigles, quand elles s'y estoient franchement remises, qu'elles n'eussent faict par les leurs propres. l'ay, autant que i'ay peu, chargé sur moy seul le hazard de nos assignations, pour les en descharger; et ay dressé nos parties tousiours par le plus aspre et inopiné, pour estre moins en souspeçon, et en oultre, par mon advis, plus accessible : ils sont ouverts principalement par les endroicts qu'ils tiennent de soy couverts; les choses moins craintes sont moins deffendues et observees; on peult oser plus ayseement ce que personne ne pense que vous oserez, qui devient facile par sa difficulté. Iamais homme n'eut ses approches plus impertinemment genitales. Cette voye d'aymer est plus selon la discipline; mais combien elle est ridicule à nos gents, et peu effectuelle, qui le sçait mieulx que moy? si ne m'en viendra point le repentir : ie n'y ay plus que perdre;

froient ayseement estre faulsees par le vainqueur: | aller; ie m'y plaisoy, mais ie ne m'y oublioy pas: ie reservois en son entier ce peu de sens et de discretion que nature m'a donné, pour leur service et pour le mien; un peu d'esmotion, mais point de resverie. Ma conscience s'y engageoit aussi iusques à la desbauche et dissolution; mais iusques à l'ingratitude, trahison, malignité et cruauté, non. Ie n'achetoy pas le plaisir de ce vice à tout prix ; et me contentoy de son propre et simple coust: nullum intra se vitium est1. Ie hay quasi à pareille mesure une oysifveté croupie et endormie, comme un embesongnement espineux et penible; l'un me pince, l'aultre m'assoupit : i'ayme autant les bleceures comme les meurtrisseures, et les coups trenchants comme les coups orbes 2. l'ay trouvé en ce marché, quand i'y estoy plus propre, une iuste moderation entre ces deux extremitez. L'amour est une agitation esveillee, vifve et gaye; ie n'en estoy ny troublé, ny affligé, mais i'en estois eschauffé, et encores alteré : il s'en fault arrester là; elle n'est nuisible qu'aux fols. Un ieune homme demandoit au philosophe Panetius, s'il sieroit bien au sage d'estre amoureux : «Laissons là le sage, respondit il3; mais toy et moy, qui ne le sommes pas, ne nous engageons point en chose si esmeue et violente, qui nous esclave à aultruy, et nous rende contemptibles à nous. » Il disoit vray, qu'il ne fault pas fier chose de soy si precipiteuse à une ame qui n'aye dequoy en soustenir les venues, et dequoy rabbattre par effect la parole d'Agesilaüs 4, « que la prudence et l'amour ne peuvent ensemble. » C'est une vaine occupation, il est vray, messeante, honteuse et illegitime; mais à la conduire en cette façon, ie l'estime salubre, propre à desgourdir un esprit et un corps poisant; et comme medecin, ie l'ordon nerois à un homme de ma forme et condition, autant volontiers qu'aulcune aultre recepte, pour l'esveiller et tenir en force bien avant dans les ans, et le dilayer des prinses de la vieillesse. Pendant

Me tabula sacer

Votiva paries indicat uvida

Suspendisse potenti
Vestimenta maris deo 3:

à

il est à cette heure temps d'en parler ouvertement. Mais tout ainsi comme à un aultre ie diroy, l'adventure: « Mon amy, tu resves; l'amour, de ton temps, a peu de commerce avecques la foy et la preud'hommie :

Hæc si tu postules Ratione certa facere, nihilo plus agas, Quam si des operam, ut cum ratione insanias 4 : » aussi, au rebours, si c'estoit à moy de recommencer, ce seroit certes le mesme train, et par mesme progrez, pour infructueux qu'il me peust estre; l'insuffisance et la sottise est louable en une action meslouable: autant que ie m'esloingne de leur humeur en cela, ie m'approche de la mienne. Au demourant, en ce marché, ie ne me laissoy pas tout

1 Céder, ployer. E. J.

'Montaigne avait d'abord ajouté : Le desseing d'engendrer doibt estre purement legitime; mais cette addition lui a vraisemblablement paru inutile, et il l'a rayée sur son manuscrit. J'en tiens note, pour qu'on suive mieux la liaison de ses idées. N. 3 Le tableau sacré que j'ai suspendu dans le temple de Neptune, déclare à tout le monde que j'ai consacré à ce dieu mes habits tout mouillés encore de mon naufrage. HOR. Od. I, 5, 13. Montaigne veut dire par là qu'après avoir été exposé par l'amour à bien des traverses, il s'est enfin débarrassé pour toujours de cette dangereuse passion. C.

4 Prétendre l'assujettir à des règles, c'est vouloir allier la folie avec la raison. TÉRENCE, Eunuch. act. I, sc. I, V. 16.

5

I Nul vice n'est renfermé en lui-même. SÉNÈQUE, Ep. 95. —
Il y a, dans Sénèque, manet au lieu d'est. Cette sage réflexion,
qui est de la dernière importance dans la morale, n'a pas
échappé à la Fontaine. Voici comment il l'a mise en œuvre
dans la fable des deux Chiens et de l'Ane mort, 1. VIII, fab. 25 :
Les vertus devraient être sœurs,
Ainsi que les vices sont frères :

Dès que l'un de ceux-ci s'empare de nos cœurs,
Tous viennent à la file; il ne s'en manque guères.

C.

2 Un coup orbe est un coup qui ne fait que meurtrissure, sans ouverture de plaie. NICOT.

3 SÉNÈQUE, Epist. 117. C.

4 Oh! qu'il est mal aysé, dit Agésilas, d'aymer et estre sage tout ensemble! PLUTARQUE, dans la Vie d'Agésilas, c. 4 do la traduction d'Amyot. C.

5 Et différer pour lui les prises, les attaques de la vieil

que nous n'en sommes qu'aux fauxbourgs, que est excusable de le rechauffer et soustenir par art, le pouls bat encores,

Dum nova canities, dum prima et recta senectus, Dum superest Lachesi quod torqueat, et pedibus me Porto meis, nullo dextram subeunte bacillo '; nous avons besoing d'estre solicitez et chatouillez par quelque agitation mordicante, comme est cette cy. Veoyez combien elle a rendu de ieunesse, de vigueur et de gayeté au sage Anacreon: et Socrates, plus vieil que ie ne suis, parlant d'un obiect amoureux : « M'estant, dict il', appuyé contre son espaule, de la mienne, et approché ma teste à la sienne, ainsi que nous regardions ensemble dans un livre, ie sentis, sans mentir, soubdain une picqueure dans l'espaule, comme de quelque morsure de beste: et feus plus de cinq iours depuis, qu'elle me fourmilloit ; et m'escoula dans le cœur une demangeaison continuelle. >> Un attouchement, et fortuite, et par une espaule, alloit eschauffer et alterer une ame refroidie et enervee par l'aage, et la premiere de toutes les humaines en reformation! Pourquoy non dea3? Socrates estoit homme, et ne vouloit ny estre ny sembler aultre chose. La philosophie n'estrive 4 point contre les voluptez naturelles, pourveu que la mesure y soit ioincte; et en presche la moderation, non la fuitte; l'effort de sa resistance s'employe contre les estrangieres et bastardes : elle dict que les appetits du corps ne doivent pas estre augmentez par l'esprit ; et nous advertit ingenieusement de ne vouloir point esveiller nostre faim par la saturité 5; de ne vouloir farcir, au lieu de remplir, le ventre; d'eviter toute iouïssance qui nous met en disette, et toute viande et boisson qui nous altere et affame comme au service de l'amour, elle nous ordonne de prendre un obiect qui satisface simplement au besoing du corps; qui n'esmeuve point l'ame, laquelle n'en doibt pas faire son faict, ains suyvre nuement et assister le corps. Mais ay ie pas raison d'estimer que ces preceptes, qui ont pourtant d'ailleurs, selon moy, un peu de rigueur, regardent un corps qui face son office; et qu'à un corps abbattu, comme un estomach prosterné, il lesse. On lit dans l'édition de 1588, fol. 391, et la retarder des prinses de la vieillesse. J. V. L.

1 (Pendant que)

Mon corps n'est point courbé sous le faix des années,
Qu'on ne voit point mes pas sous l'âge chanceler,
Et qu'il reste à la Parque encor de quoi filer.
Juv. Sat. III, 26, trad. de Boileau.

2 XÉNOPHON, Banquet, IV, 27. C.
3 Pourquoi cela ne serait-il pas? E. J.

4 Ne se défend pas, ne lutte point. - Estriveur, selon Borel, signifie un lutteur.

5 En la rassasiant, la saturant. - Saturité se trouve dans Cotgrave.

et par l'entremise de la fantasie, luy faire revenir l'appetit et l'alaigresse, puis que de soy il l'a perdue?

Pouvons nous pas dire qu'il n'y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement ny corporel, ny spirituel, et qu'iniurieusement nous desmembrons' un homme tout vif; et qu'il semble y avoir raison que nous nous portions envers l'usage du plaisir aussi favorablement au moins que nous faisons envers la douleur? Elle2 estoit (pour exemple) vehemente iusques à la perfection, en l'ame des saincts, par la penitence; le corps y avoit naturellement part, par le droict de leur colligance 3, et si pouvoit avoir peu de part à la cause: si ne se sont ils pas contentez qu'il suyvist nuement, et assistast l'ame affligee; ils l'ont affligé luy mesme de peines atroces et propres, à fin qu'à l'envy l'un de l'aultre l'ame et le corps plongeassent l'homme dans la douleur, d'autant plus salutaire que plus aspre. En pareil cas, aux plaisirs corporels, est ce pas iniustice d'en refroidir l'ame, et dire qu'il l'y faille entraisner comme à quelque obligation et necessité contraincte et servile? C'est à elle plustost de les couver et fomenter, de s'y presenter et convier, la charge de regir luy appartenant: comme c'est aussi à mon advis à elle, aux plaisirs qui luy sont propres, d'en inspirer et infondre 4 au corps tout le ressentiment que porte sa condition, et de s'estudier qu'il luy soient doulx et salutaires. Car c'est bien raison, comme ils disent, que le corps ne suyve point ses appetits au dommage de l'esprit : mais pourquoy n'est ce pas aussi raison que l'esprit ne suyve pas les siens au dommage du corps?

Ie n'ay point aultre passion qui me tienne en haleine: ce que l'avarice, l'ambition, les querelles, les procez, font à l'endroict des aultres qui, comme moy, n'ont point de vacation assignee, l'amour le feroit plus commodement; il me rendroit la vigilance, la sobrieté, la grace, le soing de ma personne; rasseureroit ma contenance, à ce que les

Montaigne, sur un des exemplaires corrigés de sa main, avait d'abord écrit deschirons; mais, ce qui est remarquable, il l'a rayé pour y substituer dessirons, orthographe conforme peut-être à la manière dont ce mot se prononce en Gascogne. L'édition in-fol. de 1595 porte, nous desmembrons, qu'on trouve aussi dans l'édition in-4o de 1588. N. - Je ne doute pas que cette dernière leçon ne soit celle que Montaigne a enfin préférée. J. V. L.

La douleur, dont il vient de parler, et non la fantasie, l'imagination, dont il a parlé beaucoup plus haut. J. V. L. 3 De leur union intime.

4 Instiller. - Infondre vient du latin infundere, verser dedans. Sincerum est nisi vas, quodcumque infundis, acescit, dit Horace. C.

grimaces de la vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne veinssent à la corrompre; me remettroit aux estudes sains et sages, par où ie | me peusse rendre plus estimé et plus aymé, ostant à mon esprit le desespoir de soy et de son usage, et le raccointant à soy; me divertiroit de mille pensees ennuyeuses, de mille chagrins melancholiques que l'oysifveté nous charge en tel aage, et le mauvais estat de nostre santé; reschaufferoit, au moins en songe, ce sang que nature abbandonne; soustiendroit le menton, et alongeroit un peu les nerfs, et la vigueur et alaigresse de la vie, à ce pauvre homme qui s'en va le grand train vers sa ruyne. Mais i'entens bien que c'est une commodité fort mal aysee à recouvrer: par foiblesse et longue experience, nostre goust est devenu plus tendre et plus exquis; nous demandons plus, lors que nous apportons moins; nous voulons le plus choisir, lors que nous meritons le moins d'estre acceptez; nous cognoissants tels, nous sommes moins hardis et plus desfiants; rien ne nous peult asseurer d'estre aymez, veu nostre condition et la leur. l'ay honte de me trouver parmy cette verte et bouillante ieunesse,

Cuius in indomito constantior inguine nervus,
Quam nova collibus arbor inhæret1.

de genereux, qui peult recevoir plaisir où il n'en donne point; c'est une vile ame, qui veult tout debvoir, et qui se plaist de nourrir de la conference' avecques les personnes ausquelles il est un charge: il n'y a beaulté, ny grace, ny privauté si exquise, qu'un galant homme deust desirer à ce prix. Si elles ne nous peuvent faire du bien que par pitié, i'ayme bien mieulx ne vivre point que de vivre d'aumosne. Ie vouldrois avoir droict de le leur demander, au style auquel i'ay veu quester en Italie: Fate ben per voi1; ou à la guise que Cyrus enhortoit ses soldats : « Qui s'aymera, si me suyve. » Ralliez vous, me dira lon, à celles de vostre condition, que la compaignie de mesme fortune vous rendra plus aysee. Oh! la sotte composition et insipide!

Nolo

Barbam vellere mortuo leoni 3? Xenophon employe pour obiection et accusation, à l'encontre de Menon, Qu'en son amour il embesongnast des obiects passants fleurs. Ie treuve plus de volupté à seulement veoir le iuste et doulx meslange de deux ieunes beaultez, ou à le seulement considerer par fantasie, qu'à faire moy mesme le second d'un meslange triste et informe: ie resigne cet appetit fantastique à l'empereur

Qu'irions nous presenter nostre misere parmy Galba, qui ne s'addonnoit qu'aux chairs dures cette alaigresse,

Possint ut iuvenes visere fervidi,

Multo non sine risu,

Dilapsam in cineres facem??

Ils ont la force et la raison pour eulx; faisons leur place, nous n'avons plus que tenir et ce germe de beaulté naissante ne se laisse manier à mains si gourdes, et practiquer à moyens purs materiels; car, comme respondit ce philosophe ancien3 à celuy qui se mocquoit dequoy il n'avoit sceu gaigner la bonne grace d'un tendron qu'il pourchassoit : « Mon amy, le hamesson ne mord pas à du fromage si frais. » Or c'est un commerce qui a besoing de relation et de correspondance les aultres plaisirs que nous recevons, se peuvent recognoistre par recompenses de nature diverse; mais cettuy cy ne se paye que de mesme espece de monnoye. En verité, en ce deduict, le plaisir que ie fois chatouille plus doulcement mon imagination que celuy que ie sens : or cil n'a rien

Qui toujours est en état de bien faire.

Ce vers de la Fontaine suffit pour faire entrevoir le sens de ce passage d'HORACE ( Epod. XII, 19), trop libre pour être traduit. C.

2 Pour les divertir à nos dépens, en leur montrant un flambeau qui n'est plus que cendre? HOR. Od. IV, 13, 26. 3 Bion. Voy. DIOGÈNE LAERCE, IV, 67. C.

MONTAIGNE

et vieilles 5; et à ce pauvre miserable 6, O ego di faciant talem te cernere possim, Caraque mutatis oscula ferre comis, Amplectique meis corpus non pingue lacertis ! et entre les premieres laideurs, ie compte les beaultez artificielles et forcees. Emonez 7, ieune gars de Chio, pensant par de beaux atours acquerir la beaulté que nature luy ostoit, se presenta au philosophe Arcesilaüs, et luy demanda, si un sage se pourroit veoir amoureux : « Ouy dea, respondit l'aultre, pourveu que ce ne feust pas d'une beaulté paree et sophistiquee comme la tienne. » La laideur d'une vieillesse advouee est moins vieille et

1A entretenir commerce avec des personnes auxquelles il est à charge. C.

2 Faites-moi quelque bien pour vous-mêmes. C'est encore un souvenir que Montaigne extrait de son Journal de voyage, t. II, p. 288. J. V. L.

3 Je ne veux pas arracher la barbe à un lion mort. MARTIAL, X, 90, 9.

4 Anabas. II, 6, 15. C.

5 SUÉTONE, dans la Vie de Galba, c. 21. C.

6 Ovide, qui, accablé de chagrin et d'ennui dans le pays sauvage où il avait été relégué, après avoir dit à sa femme qu'apparemment elle a vieilli par la considération des maux qu'il endure, s'écrie : « Oh! plùt aux dieux que je pusse te voir! que je pusse baiser teş cheveux blanchis, et serrer dans mes bras ton corps amaigri par la douleur ! » OVIDE, ex Ponto, 1, 4, 49. C.

7 DIOGÈNE LAERCE, IV, 34. C.

moins laide à mon gré, qu'une aultre peincte et lissee. Le diray ie? pourveu qu'on ne m'en prenne à la gorge : l'amour ne me semble proprement et naturellement en sa saison, qu'en l'aage voysin de l'enfance;

Quem si puellarum insereres choro,
Mire sagaces falleret hospites
Discrimen obscurum, solutis
Crinibus, ambiguoque vultu1:

et la beaulté non plus; car ce qu'Homere l'estend iusques à ce que le menton commence à s'umbrager, Platon mesme l'a remarqué pour rare; et est notoire la cause pour laquelle si plaisamment le sophiste Bion appelloit les poils folets de l'adolescence, Aristogitons et Harmodiens: en la virilité, ie le treuve desia aulcunement hors de son siege, non qu'en la vieillesse3;

Importunus enim transvolat aridas
Quercus 4:

et Marguerite, royne de Navarre, alonge, en femme, bien loing, l'advantage des femmes, ordonnant qu'il est saison à trente ans qu'elles changent le tiltre de belles en bonnes. Plus courte possession nous luy donnons sur nostre vie, mieulx nous en valons. Veoyez son port : c'est un menton puerile. Qui ne sçait", en son eschole, combien on procede au rebours de tout ordre? l'estude, l'exercitation, l'usage, sont voyes à l'insuffisance; les novices y regentent: Amor ordinem nescit. Certes, sa conduicte a plus de garbe7, quand elle est meslee d'inadvertance et de trouble; les faultes, les succez contraires, y donnent poincte et grace: pourveu qu'elle soit aspre

1 Lorsque, les cheveux flottants sur les épaules, un jeune homme introduit au milieu d'un chœur de jeunes filles, peut tromper les yeux les plus pénétrants; tant ses traits tiennent également de l'un et de l'autre sexe. HOR. Od. II, 5, 21. 2 Voyez PLUTARQUE, au traité de l'Amour, c. 34, pour la rai

son de ce mot, que Montaigne a voulu laisser deviner à ses lecteurs. C

3 Et à plus forte raison dans la vieillesse. J. V. L.

4 Car il n'arrête pas son vol sur les chènes arides. HOR. Od. IV, 13, 9.

Qui ne sait que, contre tout ordre, on va toujours à reculons dans cette école ? L'étude, l'exercice, l'usage, y conduisent à l'insuffisance. C.

6 L'amour ne connait point l'ordre ( la règle ). - Ce passage est de saint Jérôme. Voyez la fin de sa Lettre à Chromatius, t. 1, p. 217, édit. de Båle, 1537. Anacréon avait dit, longtemps auparavant, que Bacchus, aidé de l'Amour, folâtre sans règle, ätaxta mailei, Od. 50, v. 24. C.

7 Plus de grace. Galbe ou garbe, bonne grâce, agrément: NICOT et BOREL. Galbe ou galba (d'où l'italien garbo), dans la signification de gros et gras, est un mot de l'ancien gaulois, comme on peut voir dans Suétone, qui dit que le premier des Sulpicius qu'on surnomma Galba, fut ainsi désigné parce qu'il était ce que les Gaulois appelaient galba, c'est-àdire fort gras; quod præpinguis fuerit visus, quem Galbam Galli vocant. SUÉTONE, Galba, c. 3. C.

et affamee, il chault peu qu'elle soit prudente : veoyez comme il va chancelant, chopant et folastrant; on le met aux ceps', quand on le guide par art et sagesse; et contrainct on sa divine liberté, quand on le soubmet à ces mains barbues et calleuses.

Au demourant, ie leur oy souvent peindre cette intelligence toute spirituelle, et desdaigner de mettre en consideration l'interest que les sens y ont tout y sert; mais ie puis dire avoir veu souvent que nous avons excusé la foiblesse de leurs esprits en faveur de leurs beaultez corporelles; mais que ie n'ay point encores veu qu'en faveur de la beaulté de l'esprit, tant rassis et meur soit il, elles vueillent prester la main à un corps qui tumbe tant soit peu en decadence. Que ne prend il envie à quelqu'une de faire cette noble harde2 socratique du corps à l'esprit, acheptant, au prix de ses cuisses, une intelligence et generation philosophique et spirituelle, le plus hault prix où elle les puisse monter? Platon3 ordonne, en ses loix, que celuy qui aura faict quelque signalé et utile exploict en la guerre, ne puisse estre refusé, durant l'expedition d'icelle, sans respect de sa laideur ou de son aage, de baiser, ou aultre faveur amoureuse, de qui il la vueille. Ce qu'il treuve si iuste, en recommendation de la valeur militaire, ne le peult il pas estre aussi en recommendation de quelque aultre valeur? et que ne prend il envie à une de preoccuper, sur ses compaignes, la gloire de cet amour chaste? chaste, dis ie bien, Nam si quando ad prælia ventum est,

Ut quondam in stipulis magnus sine viribus ignis
Incassum furit 4 :

les vices qui s'estouffent en la pensee, ne sont pas des pires.

Pour finir ce notable commentaire, qui m'est eschappé d'un flux de caquet, flux impetueux par fois et nuisible,

Ut missum sponsi furtivo munere malum
Procurrit casto virginis e gremio;
Quod miseræ oblitæ molli sub veste locatum,
Dum adventu matris prosilit, excutitur,
Atque illud prono præceps agitur decursu :
Huic manat tristi conscius ore rubor 5,

Aux fers, dans les chaines. E. J.

2 Ce noble troc socratique. Harder, troquer, changer BOREL, dans son Thresor d'antiquités gauloises. C. 3 République, V, pag. 468. C.

.... Car son feu dès l'abord se consume;
Tel le chaume s'éteint, au moment qu'il s'allume.
VIRG. Georg. III, 98. (Trad. de Delille.)

5 Ainsi tombe en roulant, du chaste sein d'une jeune vierge, une pomme qu'elle a reçue de son amant à la dérobée; elle oublie qu'elle avait caché ce fruit sous sa robe, et se levant à l'arrivée de sa mère, elle le laisse échapper: la rougeur de

ie dis que les masles et femelles sont iectez en mesme moule : sauf l'institution et l'usage, la difference n'y est pas grande. Platon appelle indifferemment les uns et les aultres à la societé de touts estudes, exercices, charges et vacations guerrieres et paisibles, en sa republique; et le philosophe Antisthenes ostoit toute distinction entre leur vertu et la nostre1. Il est bien plus aysé d'accuser un sexe que d'excuser l'aultre: c'est ce qu'on dict,« Le fourgon se mocque de la paelle. »

CHAPITRE VI.

Des coches.

Il est bien aysé à verifier que les grands aucteurs, escrivants des causes, ne se servent pas seulement de celles qu'ils estiment estre vrayes, mais de celles encores qu'ils ne croyent pas, pourveu qu'elles ayent quelque invention et beaulté: ils disent assez veritablement et utilement, s'ils disent ingenieusement. Nous ne pouvons nous asseurer de la maistresse cause; nous en entassons plusieurs, pour veoir si, par rencontre, elle se trouvera en ce nombre,

Namque unam dicere causam

Non satis est, verum plures, unde una tamen sit 2. Me demandez vous d'où vient cette coustume de benir ceulx qui esternuent? Nous produisons trois sortes de vents: celuy qui sort par embas est trop sale: celuy qui sort par la bouche porte quelque reproche de gourmandise : le troisiesme est l'esternuement; et parce qu'il vient de la teste, et est sans blasme, nous luy faisons cet honneste recueil. Ne vous mocquez pas de cette subtilité; elle est, dict on, d'Aristote3.

Il me semble avoir veu en Plutarque4 (qui est de touts les aucteurs que ie cognoisse, celuy qui a mieulx meslé l'art à la nature, et le iugement à la science), rendant la cause du soublevement d'estomach qui advient à ceulx qui voyagent en mer, que cela leur arrive de crainte, aprez avoir trouvé quelque raison par laquelle il prouve que la crainte peult produire un tel effect. Moy, qui y suis fort subiect, sçay bien que cette cause ne me touche

son visage décèle sa honte et son secret. CATULLE, Carm. LXV, 19.

I a La vertu de l'homme et de la femme est la même. » Mot d'Antisthène, rapporté dans sa Vie par DIOGÈNE LAERCE, VI, 12. C.

2 Ce n'est pas assez de nommer une seule cause; il en faut indiquer plusieurs, quoiqu'il n'y en ait qu'une seule de véritable. LUCRÈCE, VI, 704.

3 Problem. sect. 33, quæst. 9. C.

4 Dans le traité intitulé, Les causes naturelles, c. 11 de la traduction d'Amyot. C

pas: et le sçay, non par argument, mais par necessaire experience. Sans alleguer ce qu'on m'a dict, qu'il en arrive de mesme souvent aux bestes, et specialement aux pourceaux, hors de toute apprehension du dangier; et ce qu'un mien cognoissant m'a tesmoigné de soy, qu'y estant fort subiect, l'envie de vomir luy estoit passee, deux ou trois fois, se trouvant pressé de frayeur en grande tormente, comme à cet ancien, peius vexabar, quam ut periculum mihi succurreret 1: ie n'eus iamais peur sur l'eau, comme ie n'ay aussi ailleurs (et s'en est assez souvent offert de iustes, si la mort l'est), qui m'ayt troublé ou esblouy. Elle naist par fois de faulte de iugement, comme de faulte de cœur. Touts les dangiers que i'ay veu, ç'a esté les yeulx ouverts, la veue libre, saine et entiere: encores fault il du courage à craindre. Il me servit aultrefois, au prix d'aultres, pour conduire et tenir en ordre ma fuitte, qu'elle feust, sinon sans crainte, toutesfois sans effroy et sans estonnement: elle estoit esmeue, mais non pas estourdie ny esperdue. Les grandes ames vont bien plus oultre, et representent des fuittes, non rassises seulement et saines, mais fieres: disons celle qu'Alcibiades recite de Socrates, son compaignon d'armes. « Ie le trouvay, dict il 2, aprez la roupte3 de nostre armee, luy et Lachez, des derniers entre les fuyants; et le consideray tout à mon ayse, et en seureté : car i'estoy sur un bon cheval, et luy à pied, et avions ainsi combattu. le remarquay premierement combien il monstroit d'advisement et de resolution, au prix de Lachez: et puis, la braverie de son marcher, nullement different du sien ordinaire; sa veue ferme et reiglee, considerant et iugeant ce qui se passoit autour de luy, regardant tantost les uns, tantost les aultres, amis et ennemis, d'une façon qui encourageoit les uns, et signifioit aux aultres qu'il estoit pour vendre bien cher son sang et sa vie à qui essayeroit de la luy oster et se sauverent ainsi; car volontiers on n'attaque pas ceulx cy, on court aprez les effrayez. » Voylà le tesmoignage de ce grand capitaine, qui nous apprend, ce que nous essayons touts les iours, qu'il n'est rien qui nous iecte tant aux dangiers, qu'une faim inconsideree de nous en mettre hors: quo timoris minus est, eo minus ferme periculi est1. Nostre peuple a tort de dire, « Celuy là craint la

'J'étais trop malade pour songer au péril. SÉNÈQUE, Epist. 53 2 Dans Platon, Banquet, pag. 1206 de l'édition de Francfort, 1602. C.

3 La déroute.

4 Pour l'ordinaire, moins il y a de crainte, moins il y a de danger. TITE-LIVE, XXII, 5.

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