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dames, que la beaulté; elle est si leur, que la nostre, quoy qu'elle desire des traicts un peu aultres, n'est en son poinct, que confuse avecques la leur, puerile et imberbe : on dict que chez le Grand Seigneur, ceulx qui le servent soubs tiltre de beaulté, qui sont en nombre infiny, ont leur congé, au plus loing, à vingt et deux ans. Les discours, la prudence et les offices d'amitié se treuvent mieulx chez les hommes: pourtant gouvernent ils les affaires du monde.

Ces deux commerces' sont fortuites et dependants d'aultruy; l'un est ennuyeux par sa rareté, l'aultre se flestrit avec l'aage: ainsin ils n'eussent pas assez prouveu au besoing de ma vie. Celuy des livres, qui est le troisiesme, est bien plus seur et plus à nous : il cede aux premiers les aultres advantages; mais il a pour sa part la constance et facilité de son service. Cettuy cy costoye tout mon cours, et m'assiste par tout; il me console en la vieillesse et en la solitude; il me descharge du poids d'une oysifveté ennuyeuse, et me desfaict à toute heure des compaignies qui me faschent; il esmousse les poinctures de la douleur, si elle n'est du tout extreme et maistresse. Pour me distraire d'une imagination importune, il n'est que de recourir aux livres; ils me destournent facilement à eulx, et me la desrobbent : et si ne se mutinent point, pour veoir que ie ne les recerche qu'au default de ces aultres commoditez, plus reelles, vifves et naturelles; ils me receoivent tousiours de mesme visage. Il a bel aller à pied, dict on, qui meine son cheval par la bride; et nostre Iacques, roy de Naples et de Sicile, qui beau, ieune et sain, se faisoit porter par païs en civiere, couché sur un meschant oreiller de plume, vestu d'une robbe de drap gris et un bonnet de mesme, suyvy cependant d'une grande pompe royale, lictieres, che vaulx à main de toutes sortes, gentilshommes et officiers, representoit une austerité tendre encores et chancelante : le malade n'est pas à plaindre, qui a la guarison en sa manche. En l'experience et usage de cette sentence, qui est tres veritable, consiste tout le fruict que ie tire des livres : ie ne m'en sers, en effect, quasi non plus que ceulx qui ne les cognoissent point; i'en iouïs, comme les avaricieux des thresors, pour sçavoir que i'en iouïray quand il me plaira : mon ame se rassasie et contente de ce droict de possession. Ie ne voyage sans livres, ny en paix, ny en guerre : toutesfois il se passera plusieurs iours, et des mois, sans que

L'un avec les hommes par une conversation libre et familière, et l'autre avec les femmes par l'amour. C. Recherche. E. J.

ie les employe; ce sera tantost, dis ie, ou demain, ou quand il me plaira : le temps court et s'en va cependant, sans me blecer; car il ne se peult dire combien ie me repose et seiourne en cette consideration, qu'ils sont à mon costé pour me donner du plaisir à mon heure; et à recognoistre combien ils portent de secours à ma vie. C'est la meilleure munition que i'aye trouvé à cet humain voyage; et plains extremement les hommes d'entendement qui l'ont à dire. l'accepte plustost toute aultre sorte d'amusement, pour legier qu'il soit, d'autant que cettuy cy ne me peult faillir.

Chez moy, ie me destourne un peu plus souvent à ma librairie, d'où, tout d'une main, ie commande à mon mesnage. Ie suis sur l'entree, et veoy soubs moy mon iardin, ma bassecourt, ma court, et dans la pluspart des membres de ma maison. Là ie feuillette à cette heure un livre, à cette heure un aultre, sans ordre et sans desseing, à pieces descousues : tantost ie resve; tantost i'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voycy. Elle est au troisiesme estage d'une tour : le premier, c'est ma chapelle; le second, une chambre et sa suitte, où ie me couche souvent, pour estre seul; au dessus, elle a une grande garderobbe : c'estoit, au temps passé, le lieu plus inutile de ma maison. Ie passe là et la pluspart des iours de ma vie, et la pluspart des heures du iour: ie n'y suis iamais la nuict. A sa suitte est un cabinet assez poly, capable à recevoir du feu pour l'hyver, tres plaisamment percé : et si ie ne craignoy non plus le soing que la despense, le soing qui me chasse de toute besongne, i'y pourroy facilement coudre à chasque costé une gallerie de cent pas de long et douze de large, à plain pied, ayant trouvé touts les murs montez, pour aultre usage, à la haulteur qu'il me fault. Tout lieu retiré requiert un promenoir; mes pensees dorment, si ie les assis; mon esprit ne va pas seul, comme si les iambes l'agitent : ceulx qui estudient sans livre, en sont touts là. La figure en est ronde, et n'a de plat que ce qu'il fault à ma table et à mon siege; et vient m'offrant, en se courbant, d'une veue, touts mes livres, rengez sur des pulpitres à cinq degrez tout à l'environ. Elle a trois veues de riche et libre prospect', et seize pas de vuide en diametre. En hyver, i'y suis moins continuellement; car ma maison est iuchee sur un tertre, comme dict son nom, et n'a point de piece plus esventee que cette cy, qui me plaist d'estre un peu penible et à l'escart, tant pour le fruict de

1 Prospect, du latin prospectus, vue qui s'étend au loin et devant le spectateur. E. J.

l'exercice, que pour reculer de moy la presse. C'est là mon siege i'essaye à m'en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coing à la communauté et coniugale, et filiale, et civile; par tout ailleurs ie n'ay qu'une auctorité verbale, en essence, confuse. Miserable à mon gré, qui n'a chez soy où estre à soy, où se faire particulierement la court, où se cacher! L'ambition paye bien ses gents, de les tenir tousiours en monstre, comme la statue d'un marché; magna servitus est magna fortuna: ils n'ont pas seulement leur retraict pour retraicte. Ie n'ay rien iugé de si rude en l'austerité de vie que nos religieux affectent, que ce que ie veoy, en quelqu'une de leurs compaignies, avoir pour reigle une perpetuelle societé de lieu, et assistance nombreuse entre eulx en quelque action que ce soit; et treuve aulcunement plus supportable d'estre tousiours seul, que ne le pouvoir iamais estre.

Ie

Si quelqu'un me dict que c'est avilir les Muses, de s'en servir seulement de iouet et de passetemps; il ne sçait pas, comme moy, combien vault le plaisir, le ieu et le passetemps: à peine que ie ne die toute aultre fin estre ridicule. le vis du jour à la journee, et parlant en reverence, ne vis que pour moy: mes desseings se terminent là. I'estudiay ieune pour l'ostentation; depuis, un peu pour m'assagir 2; à cette heure pour m'esbattre : iamais pour le quest 3. Une humeur vaine et despensiere que i'avois aprez cette sorte de meuble, non pour en prouveoir seulement mon besoing, mais de trois pas au delà, pour m'en tapisser et parer, ie l'ay pieça abbandonnee.

Les livres ont beaucoup de qualitez agreables à ceulx qui les sçavent choisir : mais aulcun bien sans peine; c'est un plaisir qui n'est pas net et pur, non plus que les aultres; il a ses incommoditez, et bien poisantes : l'ame s'y exerce, mais le corps, duquel ie n'ay non plus oublié le soing, demeure cependant sans action, s'atterre, et s'attriste. Ie ne scache excez plus dommageable pour moy, ny plus à eviter, en cette declinaison d'aage.

CHAPITRE IV.

De la diversion.

l'ay aultrefois esté employé à consoler une dame vrayement affligee; la pluspart de leurs dueils sont artificiels et cerimonieux,

Uberibus semper lacrymis, semperque paratis
In statione sua, atque exspectantibus illam,
Quo iubeat manare modo 1.

On y procede mal, quand on s'oppose à cette
passion; car l'opposition les picque et les engage
la ialousie du debat. Nous veoyons,
plus avant à la tristesse: on exaspere le mal par
des propos
communs, que ce que i'auray dict sans soing, si
on vient à me le contester, ie m'en formalize, ie
l'espouse; beaucoup plus ce à quoy i'aurois in-
terest. Et puis, en ce faisant, vous vous presen-
tez à vostre operation, d'une entree rude; là où
tient doibvent estre gratieux, gays, et agreables:
les premiers accueils du medecin envers son pa-
et iamais medecin laid et rechigné n'y feit œuvre.
et favoriser leur plaincte, et en tesmoigner quel-
Au contraire doncques, il fault ayder, d'arrivee,
et favoriser leur plaincte, et en tesmoigner quel-
que approbation et excuse. Par cette intelligence,
vous gaignez credit à passer oultre; et d'une fa-
cile et insensible inclination, vous vous coulez
aux discours plus fermes et propres à leur gua-
rison. Moy, qui ne desiroy principalement que
de piper l'assistance qui avoit les yeulx sur moy,
m'advisay de plastrer le mal; aussi me trouve ie,

par experience, avoir mauvaise main et infructueuse à persuader 2 : ou ie presente mes raisons trop poinctues et trop seiches, ou trop brusquement, ou trop nonchalamment. Aprez que ie me feus appliqué un temps à son torment, ie n'essayay pas de la guarir par fortes et vifves raisons, parce que i'en ay faulte, ou que ie pensois aultrement faire mieulx mon effect; ny n'allay choisissant les diverses manieres que la philosophie prescrit à consoler : Que ce qu'on plainct3 n'est pas mal, comme Cleanthes; Que c'est un legier mal, comme les peripateticiens; Que se plaindre n'est action ny iuste, ny louable, comme Chrysippus; ny cette cy d'Epicurus, plus voysine à mon style, de transferer la pensee des choses fascheuses aux plaisantes; ny faire une charge de tout cet amas, le dispensant par occasion, comme Cicero: mais declinant tout mollement nos propos, et les l'égauchissant peu à peu aux subiects plus voysins, et

Voylà mes trois occupations favories et particulieres: ie ne parle point de celles que ie dois au monde par obligation civile.

1 Une grande fortune est une grande servitude. SÉNÈQUE,

Consol, ad Polybium, c. 26.

2 Pour me rendre sage, me faire devenir sage. E. J.

3 Quest ou queste, gain, du latin questus. Il y a dans dition de 1588, fol. 362: «jamais pour le gaing. >> On ne trouve quest dans aucun ancien dictionnaire. Montaigne s'en sert par analogie; car on disait acquest, conquest, etc. J. V. L.

Une femme a toujours des larmes toutes prêtes, qui, au premier ordre, vont couler en abondance. Juv. Sat. VI, 272. 2 L'édition de 1588 ajoute: « quand il y a resistance. »> 3 Cic. Tusc. quæst. III, 31. C.

puis un peu plus esloingnez, selon qu'elle se pres- | mariage, leur donna cette loy, « qu'elle acceptetoit plus à moy, ie luy desrobbay imperceptiblement cette pensee douloureuse, et la teins en bonne contenance, et du tout rappaisee, autant que i'y feus. l'usay de diversion. Ceulx qui me suyvirent à ce mesme service, n'y trouverent aucun amendement; car ie n'avoy pas porté la coignee aux racines.

A l'adventure ay ie touché ailleurs quelque espece de diversions publicques : et l'usage des militaires, dequoy se servit Pericles en la guerre peloponnesiaque', et mille aultres ailleurs, pour revoquer de leur païs les forces contraires, est trop frequent aux histoires. Ce feut un ingenieux destour, dequoy le sieur d'Himbercourt sauva et soy et d'aultres, en la ville du Liege', où le duc de Bourgoigne, qui la tenoit assiegee, l'avoit faict entrer pour executer les convenances de leur reddition accordee. Ce peuple, assemblé de nuict pour y prouveoir, commence à se mutiner contre ces accords passez; et delibererent plusieurs de courre sus aux negociateurs qu'ils tenoient en leur puissance: luy, sentant le vent de la premiere ondee de ces gents qui venoient se ruer en son logis, lascha soubdain vers eulx deux des habitants de la ville (car il y en avoit aulcuns avecques luy), chargez de plus doulces et nouvelles offres à proposer en leur conseil, qu'il avoit forgees sur le champ pour son besoing. Ces deux arresterent la premiere tempeste, ramenants cette tourbe esmeue en la maison de ville, pour ouyr leur charge, et y deliberer. La deliberation feut courte voycy desbonder un second orage autant animé que l'aultre; et luy à leur despescher en teste quatre nouveaux et semblables intercesseurs, protestants avoir à leur declarer à ce coup des presentations plus grasses3, du tout à leur contentement et satisfaction; par où ce peuple feut derechef repoulsé dans le conclave. Somme, que par telle dispensation d'amusements, divertissant leur furie et la dissipant en vaines consultations, il l'endormit enfin, et gaigna le iour, qui estoit son principal affaire.

Cet aultre conte est aussi de ce predicament4. Atalante, fille de beaulté excellente et de merveilleuse disposition, pour se desfaire de la presse de mille poursuyvants qui la demandoient en

I PLUTARQUE, Périclès, c. 21 de la traduction d'Amyot. J. V. L.

2 De Liége. Vous trouverez tout cela déduit fort au long dans les Mémoires de PHILIPPE DE COMINES, 1. II, c. 3. C. 3 Des offres plus avantageuses. E. J.

4 De cette catégorie. On appelle prédicaments, en logique, les dix catégories d'Aristote. E. J.

»

roit celuy qui l'egualeroit à la course, pourveu que ceulx qui y fauldroient en perdissent la vie'.. Il s'en trouva assez qui estimerent ce prix digne d'un tel hazard, et qui encoururent la peine de ce cruel marché. Hippomenes ayant à faire son essay aprez les aultres, s'addressa à la deesse tutrice de cette amoureuse ardeur, l'appellant à son secours; qui exauceant sa priere, le fournit de trois pommes d'or, et de leur usage. Le champ de la course ouvert, à mesure qu'Hippomenes sent sa maistresse luy presser les talons, il laisse eschapper, comme par inadvertance, l'une de ces pommes; la fille, amusee de sa beaulté, ne fault point de se destourner pour l'amasser :

Obstupuit virgo, nitidique cupidine pomi Declinat cursus, aurumque volubile tollit". Autant en feit il, à son poinct, et de la seconde et de la tierce: iusques à ce que, par ce fourvoyement et divertissement, l'advantage de la course luy demeura. Quand les medecins ne peuvent purger le catarrhe, ils le divertissent et desvoyent à une aultre partie moins dangereuse: ie m'apperceoy que c'est aussi la plus ordinaire recepte aux maladies de l'ame; abducendus etiam nonnunquam animus est ad alia studia, sollicitudines, curas, negotia; loci denique mutatione, tanquam ægroti non convalescentes, sæpe curandus est3; on luy faict peu chocquer les maulx de droict fil, on ne luy en faict ny soustenir ny rabbattre l'attaincte, on la luy faict decliner et gauchir.

Cette aultre leçon est trop haulte et trop difficile: c'est à faire à ceulx de la premiere classe, de s'arrester purement à la chose, la considerer, la iuger; il appartient à un seul Socrates d'accointer la mort d'un visage ordinaire, s'en apprivoiser et s'en iouer: il ne cherche point de consolation hors de la chose; le mourir luy semble accident naturel et indifferent; il fiche là iustement sa veue, et s'y resoult, sans regarder ailleurs. Les disciples d'Hegesias, qui se font mourir de faim, eschauffez des beaux discours

1 Præmia veloci conjux thalamique dabuntur;
Mors pretium tardis: ea lex certaminis esto.
OVIDE, Métam. X, 15.

2 Surprise, charmée de la beauté de cette pomme, elle se détourne de sa course, et saisit l'or qui roule à ses pieds. OVIDE, Métam. X, 666.

3 Quelquefois il faut détourner l'âme vers d'autres goûts, d'autres soins, d'autres occupations; souvent même il faut essayer de la guérir par le changement de lieu, comme les malades qui ne sauraient autrement recouvrer la santé. Cic. Tust. quæst. IV, 35.

4 CIC. Tusc. quæst. I, 34; VALÈRE MAXIME, VIII, 9,

3. C.

ert.

de ses leçons', et si dru, que le roy Ptolemee luy feit deffendre de plus entretenir son eschole de ces homicides discours; ceulx là ne considerent point la mort en soy, ils ne la iugent point; ce n'est pas là où ils arrestent leur pensee: ils courent, ils visent à un estre nouveau.

les

Ces pauvres gents qu'on veoid, sur l'eschaffaut, remplis d'une ardente devotion, y occupants touts leurs sens autant qu'ils peuvent, les aureilles aux instructions qu'on leur donne, yeulx et les mains tendues au ciel, la voix à des prieres haultes, avecques une esmotion aspre et continuelle, font, certes, chose louable et convenable à une telle necessité : on les doibt louer de religion, mais non proprement de constance; ils fuyent la luicte, ils destournent de la mort leur consideration, comme on amuse les enfants pendant qu'on leur veult donner le coup de lancette. I'en ay veu, si par fois leur veue se ravalloit à ces horribles apprests de la mort qui sont autour d'eulx, s'en transir, et reiecter avecques furie ailleurs leur pensee: à ceulx qui passent une profondeur effroyable, on ordonne de clorre ou destourner leurs yeulx.

Subrius Flavius ayant, par le commandement de Neron, à estre desfaict, et par les mains de Niger, touts deux chefs de guerre; quand on le mena au champ où l'execution debvoit estre faicte, veoyant le trou que Niger avoit faict caver pour le mettre, inegual et mal formé : « Ny cela mesme, dit il, se tournant aux soldats qui y assistoient, n'est selon la discipline militaire ; » et à Niger, qui l'exhortoit de tenir la teste ferme : « Frappasses tu seulement aussi ferme ! » et devina bien; car le bras tremblant à Niger, il la luy couppa à divers coups. Cettuy cy semble bien avoir eu sa pensee droictement et fixement au subiect.

Celuy qui meurt en la meslee, les armes à la main, il n'estudie pas lors la mort, il ne la sent ny ne la considere; l'ardeur du combat l'emporte. Un honneste homme de ma cognoissance, estant tumbé comme il se battoit en estacade 3, et se sentant daguer 4 à terre par son ennemy de neuf ou dix coups, chascun des assistants luy crioit

I Edition de 1588, fol. 364, « de son oraison. »

3

2 Quam (scrobem) Flavius ut humilem et angustam increpans, circumstantibus militibus: Ne hoc quidem, inquit, ex disciplina. Admonitusque fortiter protendere cervicem : Utinam, ait, tu tam fortiter ferias! TACITE, Annal. XV,

67. C.

3 C'est-à-dire, dans une espèce de lice environnée d'une barrière où les champions se renfermaient, en présence du peuple, pour se battre à outrance. Cotgrave ne donne point d'autre sens au mot d'estacade; il parait qu'alors on s'exprimait ainsi pour dire, se battre en champ clos. C. 4 Frapper à coups de dague. E. J.

I

qu'il pensast à sa conscience; mais il me dit depuis, qu'encores que ces voix luy veinssent aux aureilles, elles ne l'avoient aulcunement touché, et qu'il ne pensa iamais qu'à se descharger 1 et à se venger : il tua son homme en ce mesme combat. Beaucoup feit pour L. Silanus, celuy qui luy apporta sa condemnation, de ce qu'ayant ouy sa response, «qu'il estoit bien preparé à mourir, mais non pas de mains scelerees2, » il se rua sur luy avecques ses soldats pour le forcer; et comme luy, tout desarmé, se deffendoit obstineement de poings et de pieds, il le feit mourir en ce debat, dissipant en prompte cholere et tumultuaire le sentiment penible d'une mort longue et preparee, à quoy il estoit destiné.

Nous pensons tousiours ailleurs : l'esperance d'une meilleure vie nous arreste et appuye; ou l'esperance de la valeur de nos enfants; ou la gloire future de nostre nom; ou la fuitte des maulx de cette vie; ou la vengeance qui menace ceulx qui nous causent la mort :

Spero equidem mediis, si quid pia numina possunt,
Supplicia hausurum scopulis, et nomine Dido
Sæpe vocaturum.....

Audiam; et hæc manes veniet mihi fama sub imos 3. Xenophon sacrifioit couronné, quand on luy veint annoncer la mort de son fils Gryllus en la battaille de Mantinee: au premier sentiment de cette nouvelle, il iecta sa couronne à terre; mais par la suitte du propos, entendant la forme d'une mort tres valeureuse, il l'amassa, et remeit sur sa teste 4. Epicurus mesme se console, en sa fin, sur l'eternité et l'utilité de ses escripts 5; omnes clari et nobilitati labores fiunt tolerabiles : et la mesme playe, le mesme travail ne poise pas, phon, à un general d'armee comme à un soldat 7. Epaminondas print sa mort bien plus alaigrement, ayant esté informé que la victoire estoit demeuree de son costé 8: hæc sunt solatia, hæc fomenta

Se dégager, se débarrasser. C.

dict Xeno

2 Animum quidem morti destinatum ait, sed non permittere percussori gloriam ministerii. TACITE, Annal. XVI, 9. C.

3 S'il est des dieux vengeurs du crime, j'espère que tu trouveras, sur les plus affreux écueils, un supplice digne de toi, et qu'en périssant tu invoqueras Didon..... Je l'apprendrai; le bruit de ta mort viendra jusqu'à moi dans le séjour des månes. VIRGILE, Énéide, IV, 382, 387.

4 VALÈRE MAXIME, IV, 10, ext. 2; DIOGÈNE LAERCE, Vie de Xénophon; ELIEN, Histoires div. III, 3; STOBÉE, Disc. 7 et 106, etc. J. V. L.

5 Dans sa Lettre à Hermachus ou à Idoménée. CIC. de Finib. II, 30; DIOG. LAERCE, X, 22. C.

6 Tous les travaux accompagnés de gloire sont faciles à supporter. CIC. Tusc. quæst. II, 24.

7 Eosdem labores non esse æque graves imperatori, et militi. CIC. Tusc. quæst. II, 26.

8 CORN. NÉPOS, Vie d'Epaminondas, c. 9. C.

Si non prima novis conturbes vulnera plagis, Volgivagaque vagus venere ante recentia cures1. Je feus aultrefois touché d'un puissant desplaisir, selon ma complexion; et encores plus iuste que puissant: ie m'y feusse perdu à l'adventure, si ie m'en feusse simplement fié à mes forces. Ayant besoing d'une vehemente diversion pour m'en distraire, ie me feis, par art, amoureux, et par estude; à quoy l'aage m'aydoit : l'amour me soula gea et retira du mal qui m'estoit causé par l'amitié. Par tout ailleurs, de mesme : une aigre imagina tion me tient; ie treuve plus court, que de la dompter, la changer; ie luy en substitue, si ie ne puis une contraire, au moins une aultre: tousiours la variation soulage, dissoult et dissipe. Si ie ne puis la combattre, ie luy eschappe; et en la fuyant, ie fourvoye, ie ruse : muant de lieu, d'occupa tion, de compaignie, ie me sauve dans la presse d'aultres amusements et pensees, où elle perd ma trace et m'esgare 3.

summorum dolorum; et telles aultres circonstances nous amusent, divertissent et destournent de la consideration de la chose en soy. Voire, les arguments de la philosophie vont à touts coups costoyant et gauchissant la matiere, et à peine essuyant sa crouste : le premier homme de la premiere eschole philosophique et surintendante des aultres, ce grand Zenon, contre la mort : « Nul mal n'est honnorable; la mort l'est; elle n'est pas doncques mal'; » contre l'yvrongnerie: « Nul ne fie son secret à l'yvrongne; chascun le fie au sage; le sage ne sera doncques pas yvrongne 3. » Cela est ce donner au blanc ? l'ayme à veoir ces ames principales ne se pouvoir desprendre de nostre consorce 4; tant parfaicts hommes qu'ils soyent, ce sont tousiours bien lourdement des hommes. C'est une doulce passion que la vengeance, de grande impression et naturelle : ie le veoy bien, encores que ie n'en aye aulcune experience. Pour en distraire dernierement un ieune prince, ie ne luy alloy pas disant qu'il falloit prester la ioue à celuy qui vous avoit frappé l'aultre, pour le deb-constance; car le temps, qu'elle nous a donné voir de charité; ny ne luy alloy representer les tragiques evenements que la poësie attribue à cette passion ie la laissay là; et m'amusay à luy faire gouster la beaulté d'une image contraire, l'honneur, la faveur, la bienvueillance qu'il acquerroit par clemence et bonté : ic le destournay à l'ambition. Voylà comme lon en faict.

Si vostre affection en l'amour est trop puissante, dissipez la, disent ils; et disent vray, car ie l'ay souvent essayé avec utilité : rompez la à divers desirs, desquels il y en ayt un regent et maistre, si vous voulez; mais de peur qu'il ne vous gourmande et tyrannize, affoiblissez le, seiournez le 5, en le divisant et divertissant:

Quum morosa vago singultiet inguine vena 6,

Coniicito humorem collectum in corpora quæque 7: et pourveoyez y de bonne heure, de peur que vous n'en soyez en peine, s'il vous a une fois saisy;

2

Nature procede ainsi par le benefice de l'in

pour souverain medecin de nos passions, gaigne
son effect principalement par là, que fournissant
aultres et aultres affaires à nostre imagination,
il desmesle et corrompt cette premiere apprehen-
sion, pour forte qu'elle soit. Un sage ne veoid gue-
res moins son amy mourant, au bout de vingt et
cinq ans, qu'au premier an, et suyvant Epicurus,
de rien moins (car il n'attribuoit aulcun leniment
des fascheries 4, ny à la prevoyance, ny à l'anti-
quité d'icelles): mais tant d'aultres cogitations tra-
versent cette cy, qu'elle s'alanguit et se lasse enfin.
Pour destourner l'inclination des bruicts com-
muns,
Alcibiades couppa les aureilles et la queue
à son beau chien, et le chassa en la place; à fin
que donnant ce subiect pour babiller au peuple, il
laissast en paix ses aultres actions 5. l'ay veu aus-
si, pour cet effect de divertir les opinions et con-
iectures du peuple et desvoyer les parleurs, des
femmes couvrir leurs vrayes affections par des
affections contrefaictes mais i'en ay veu telle

6

C'est là ce qui console, ce qui adoucit les plus grandes dou- qui, en se contrefaisant, s'est laissee prendre à leurs. CIC. Tusc. quæst. II, 23.

2 SÉNÈQUE, Epist. 82. C.

3 In. Epist. 83.

4 Dégager de notre communauté. ·

Consorce semble avoir été forgé par Montaigne, du latin consortium. On trouve dans Cotgrave consors, pour dire compagnons, complices, camarades, voisins; mais consorce n'est ni dans Cotgrave, ni dans Nicot. C.

5 Donnez-lui du repos, amortissez-le. E. J.

6 Lorsque vous serez tourmenté par les plus violents désirs. PERSE, Sat. VI, 73.

7 Assouvissez-les sur le premier objet qui s'offrira. LUCRÈCE, IV, 1062.

bon escient, et a quitté la vraye et originelle affection pour la feincte; et apprins par elle que

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