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s'en retournast à son prix faict', et n'oubliast de reiecter ma robbe sur son lict, en maniere qu'elle les abriast touts deux. Ces singeries sont le principal de l'effect, nostre pensee ne se pouvant desmesler que moyens si estranges ne viennent de quelque abstruse science : leur inanité leur donne poids et reverence. Somme, il feut certain que mes characteres se trouverent plus veneriens que solaires, plus en action qu'en prohibition. Ce feut une humeur prompte et curieuse qui me convia à tel effect, esloingné de ma nature. Je suis ennemy des actions subtiles et feinctes; et hay la finesse en mes mains, non seulement recreative, mais aussi proufitable: si l'action n'est vicieuse, la route l'est.

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Amasis, roi d'Aegypte, espousa Laodicé, tres belle fille grecque : et luy, qui se monstroit gentil compaignon par tout ailleurs, se trouva court à iouyr d'elle, et menacea de la tuer, estimant que ce feust quelque sorciere. Comme ez choses qui consistent en fantasie, elle le reiecta à la devotion et ayant faict ses vous et promesses à Venus, il se trouva divinement remis dez la premiere nuict, d'aprez ses oblations et sacrifices 3. Or elle sont tort de nous recueillir de ces contenances mineuses, querelleuses et fuyardes, qui nous esteignent en nous allumant. La bru de Pythagoras disoit que la femme qui se couche avecques un homme, doibt avecques sa cotte laisser quand et quand la honte, et la reprendre avecques sa cotte. L'ame de l'assaillant, troublee de plusieurs diverses alarmes, se perd ayseement et à qui l'imagination a faict une fois souffrir cette honte (et elle ne la faict souffrir qu'aux premieres accointances, d'autant qu'elles sont plus ardentes et aspres, et aussi qu'en cette premiere cognoissance qu'on donne de soy, on craint beaucoup plus de faillir), ayant mal commencé, il entre en fiebvre et despit de cet accident, qui luy dure aux occasions suyvantes.

Les mariez, le temps estant tout leur, ne doibvent ny presser ny taster leur entreprinse, s'ils ne sont prests: et vault mieux faillir indecemment à estrener la couche nuptiale, pleine d'agitation et de fiebvre, attendant une et une aultre commodité plus privee et moins alarmee,

A son affaire, sa besogne.

2 Couvrit. Vieux mot, remplacé par le mot abriter. 3 HERODOTE, II, 181. Hérodote dit que ce fut Laodice ou Ladice qui offrit ces vœux et ces sacrifices à Vénus. C.

4 Montaigne a voulu parler de Théano, fameuse pythago

ricienne, qui était la femme et non la belle-fille de Pythagore.
- Telle est la remarque de Coste, d'après Ménage, ad Diogen.

Laert. t. II, p. 500, col. 2. On trouve la même pensée dans
Hérodote, I, 8. J. V. L.

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que de tumber en une perpetuelle misere, pour s'estre estonné et desesperé du premier refus. Avant la possession prinse, le patient se doibt, à saillies et divers temps, legierement essayer et offrir, sans se picquer et opiniastrer à se convaincre definitivement soy mesme. Ceulx qui sçavent leurs membres de nature docile, qu'ils se soignent seulement de contrepiper leur fantasie.

On a raison de remarquer l'indocile liberté de ce membre, s'ingerant si importuneement lors que nous n'en avons que faire, et defaillant si importuneement lors que nous en avons le plus affaire, et contestant de l'auctorité si imperieusement avecques nostre volonté, refusant avecques tant de fierté et d'obstination nos sollicitations et mentales et manuelles. Si toutesfois, en ce qu'on gourmande sa rebellion, et qu'on en tire preuve de sa condemnation, il m'avoit payé pour plaider sa cause, à l'adventure mettroy ie en souspeçon nos aultres membres ses compaignons de luy estre allé dresser, par belle envie de l'importance et doulceur de son usage, cette querelle appostee, et avoir, par complot, armé le monde à l'encontre de luy, le chargeant malignement, seul, de leur faulte commune: car ie vous donne à penser s'il y a une seule des parties de nostre corps qui ne refuse à nostre volonté souvent son operation, et qui souvent ne s'exerce contre nostre volonté. Elles ont chascune des passions propres, qui les esveillent et endorment sans nostre congé. A quant de fois tesmoignent les mouvements forcez de nostre visage les pensees que nous tenions secrettes, et nous trahissent aux assistants! Cette mesme cause qui anime ce membre anime aussi, sans nostre sceu, le cœur, le poulmon, et le pouls; la veue d'un obiect agreable respandant imperceptiblement en nous la flamme d'une esmotion fiebvreuse. N'y a il que ces muscles et ces veines qui s'eslevent et se couchent sans l'adveu non seulement de nostre volonté, mais aussi de nostre pensee? Nous ne commandons pas à nos cheveux de se herisser, et à nostre peau de fremir de desir ou de crainte; la main se porte souvent où nous ne l'envoyons pas; la langue se transit, et la voix se fige à son heure. Lors mesme que n'ayants dequoy frire, nous le luy deffendrions volontiers, l'appetit de manger et de boire ne laisse pas d'esmouvoir les parties qui luy sont subiectes, ny plus ny moins que cet aultre appetit; et nous abandonne de mesme hors de propos, quand bon luy semble. Les utils qui servent

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et

d'immortalité et daimon immortel luy mesme.

Tel, à l'adventure, par cet effect de l'imagination, laisse icy les escrouelles, que son compaignon reporte en Espaigne. Voylà pourquoy, en telles choses, l'on a accoustumé de demander une ame preparee. Pourquoy practiquent les medecins avant main la creance de leur patient, avec tant de faulses promesses de sa guarison, si ce n'est à fin que l'effect de l'imagination supplee l'imposture de leur apozeme? Ils sçavent qu'un des maistres de ce mestier leur a laissé par escript, qu'il s'est trouvé des hommes à qui la seule veue de la medecine faisoit l'operation. Et tout ce caprice m'est tumbé presentement en main, sur le conte que me faisoit un domestique apotiquaire de feu mon père, homme simple, et Souysse, nation peu vaine et mensongiere, d'avoir cogneu long temps un marchand à Toulouse, maladif et subiect à la pierre, qui avoit souvent besoing de clysteres, et se les faisoit diversement ordonner aux medecins selon l'occurrence de son mal : apportez qu'ils estoient, il n'y avoit rien obmis des formes accoustumees; souvent il tastoit s'ils estoient trop chauds; le voylà couché, renversé, et toutes les approches faictes, sauf qu'il ne s'y faisoit aulcune iniection. L'apotiquaire retiré aprez cette cerimonie, le patient accommodé comme s'il avoit veritablement prins le clystere, il en sentoit pareil effect à ceulx qui les prennent. Et si le medecin n'en trouvoit l'operation suffisante, il luy en donnoit deux ou trois aultres de mesme forme. Mon tesmoing iure que pour espargner la despense (car il les payoit comme s'il les eust receus), la femme de ce malade ayant quelquesfois essayé d'y faire seulement mettre de l'eau tiede, l'effect en descouvrit la fourbe; et pour avoir trouvé ceulx là inutiles, qu'il faulsit revenir à la premiere fa

à descharger le ventre ont leurs propres dilatations et compressions, oultre et contre nostre advis, comme ceulx cy destinés à descharger les roignons. Et ce que, pour auctoriser la puissance de nostre volonté, sainct Augustin' allegue avoir veu quelqu'un qui commandoit à son derriere autant de pets qu'il en vouloit, que Vives son glossateur encherit d'un aultre exemple de son temps, de pets organisez, suyvant le ton des voix qu'on leur prononceoit, ne suppose non plus pure l'obeïssance de ce membre; car en est il ordinairement de plus indiscret et tumultuaire? ioinct que i'en cognoy un si turbulent et revesche, qu'il y a quarante ans qu'il tient son maistre à peter d'une haleine et d'une obligation constante et irremittente, et le meine ainsin à la mort. Et pleust à Dieu que ie ne le sceusse que par les histoires, combien de fois nostre ventre, par le refus d'un seul pet, nous meine iusques aux portes d'une mort tres angoisseuse! et que l'empereur qui nous donna liberté de peter par tout, nous en eust donné le pouvoir! Mais nostre volonté, pour les droicts de qui nous mettons en avant ce reproche, combien plus vraysemblablement la pouvons nous marquer de rebellion et sedition, par son desreiglement et desobeïssance? Veult elle tousiours ce que nous vouldrions qu'elle voulsist? ne veult elle pas souvent ce que nous luy prohibons de vouloir, et à nostre evident dommage! se laisse elle non plus mener aux conclusions de nostre raison? Enfin, ie diroy pour monsieur ma partie, que plaise à considerer qu'en ce faict sa cause estant inseparablement conioincte à un consort, et indistinctement, on ne s'addresse pourtant qu'à luy, et par les arguments et charges qui ne peuvent appartenir à sondict consort : car l'effect d'iceluy est bien de convier inopportuneement par fois, mais refuser, iamais; et de convier encores tacitement et quietement : partant se veoid l'animosité et illegalité manifeste des accusateurs. Quoy qu'il en soit, protestant que les advocats et iuges ont beau quereller et sentencier, nature tirera cependant son train; qui n'auroit faict que raison, quand elle auroit doué ce membre de quelque particulier privilege; aucteur du seul ouvrage immortel des mortels: ouvrage divin, selon Socrates; et amour, desir

Voyez de Civit. Dei, XIV, 24, et le commentaire de Vives sur ce passage. C.

* Claude, cinquième empereur romain. Mais Suétone (Claud.

c. 32) rapporte seulement que Claude avait eu dessein d'autoriser cette liberté par un édit. C.

çon.

Une femme pensant avoir avalé une espingle avecques son pain, crioit et se tormentoit comme ayant une douleur insupportable au gosier, où elle pensoit la sentir arrestee: mais parce qu'il n'y avoit ny enfleure ny alteration par le dehors, un habile homme ayant iugé que ce n'estoit que fantasie et opinion, prinse de quelque morceau de pain qui l'avoit picquee en passant, la feit vomir, et iecta à la desrobbee dans ce qu'elle rendit une espingle tortue. Cette femme cuidant l'avoir rendue, se sentit soubdain deschargee de sa douleur. Ie sçay qu'un gentilhomme ayant traicté chez lui une bonne compaignie, se vanta trois ou quatre iours aprez,

temps, l'oyseau s'estre laissé cheoir comme mort entre les pattes du chat; ou enyvré par sa propre imagination, ou attiré par quelque force at

par maniere de ieu (car il n'en estoit rien), de leur avoir faict manger un chat en paste : dequoy une damoiselle de la trouppe print telle horreur, qu'en estant tumbee en un grand desvoye-tractive du chat. Ceulx qui ayment la volerie ont ment d'estomach et fiebvre, il feut impossible de la sauver. Les bestes mesmes se veoyent, comme nous, subiectes à la force de l'imagination; tesmoings les chiens qui se laissent mourir de dueil de la perte de leurs maistres : nous les veoyons aussi iapper et tremousser en songe, hennir les chevaulx et se debattre.

Mais tout cecy se peult rapporter à l'estroicte cousture de l'esprit et du corps s'entrecommuniquants leurs fortunes; c'est aultre chose, que l'imagination agisse quelquesfois, non contre son corps seulement, mais contre le corps d'aultruy. Et tout ainsi qu'un corps reiecte son mal à son voysin, comme il se veoid en la peste, en la verolle, et au mal des yeulx, qui se chargent de l'un à l'aultre :

Dum spectant oculi læsos, læduntur et ipsi;

Multaque corporibus transitione nocent 1: pareillement l'imagination, esbranlee avecques vehemence, eslance des traicts qui puissent offenser l'obiect estrangier. L'antiquité a tenu de certaines femmes en Scythie, qu'animees et courroucees contre quelqu'un, elles le tuoient du seul regard. Les tortues et les austruches couvent leurs œufs de la seule veue; signe qu'ils y ont quelque vertu eiaculatrice. Et quant aux sorciers, on les dict avoir des yeulx offensifs et nuisants:

Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos 2. Ce sont pour moy mauvais respondants que magiciens. Tant y a que nous veoyons par experience

les femmes envoyer aux corps des enfants qu'elles portent au ventre, des marques de leurs fantasies; tesmoing celle qui engendra le More: et il feut presenté à Charles, roy de Boëme et empereur, une fille d'auprez de Pise, toute velue et herissee, que sa mere disoit avoir esté ainsi conceue à cause d'une image de sainct Iean Baptiste pendue

en son lict.

Des animaulx il en est de mesme; tesmoings les brebis de Iacob, et les perdris et lievres que la neige blanchit aux montaignes. On veit dernierement chez moy un chat guettant un oyseau au hault d'un arbre, et s'estants fichez la veue ferme l'un contre l'aultre quelque espace de

En regardant des yeux malades, les yeux le deviennent eux-mêmes, et les maux se communiquent souvent d'un corps à l'autre. OVIDE, de Remedio amoris, v. 615.

2 Je ne sais quel malin regard ensorcelle mes tendres agneaux. VIRG. Eclog. III, 103.

I

ouy faire le conte du faulconnier, qui arrestant obstineement sa veue contre un milan en l'air, gageoit, de la seule force de sa veue, le ramener contrebas, et le faisoit, à ce qu'on dict; car les histoires que i'emprunte, ie les renvoye sur la conscience de ceulx de qui ie les prens. Les discours sont à moy, et se tiennent par la preuve de la raison, non de l'experience: chascun y peult ioindre ses exemples; et qui n'en a point, qu'il ne laisse pas de croire qu'il en est assez, veu le nombre et varieté des accidents. Si ie ne comme bien, qu'un aultre comme pour moy. Aussi en l'estude que ie traicte de nos mœurs et mouvements, les tesmoignages fabuleux, pourveu qu'ils soyent possibles, y servent comme les vrays: advenu ou non advenu, à Rome ou à Paris, à lean ou à Pierre, c'est tousiours un tour de l'humaine capacité, duquel ie suis utilement advisé par ce recit. Ie le veoy, et en fais mon proufit, egualement en umbre qu'en corps; et aux diverses leçons qu'ont souvent les histoires, ie prens à me servir de celle qui est la plus rare et memorable. Il y a des aucteurs desquels la fin c'est dire les evenements: la mienne, si i'y sçavois arriver, seroit dire sur ce qui peult advenir. Il est iustement permis aux escholes de supposer des similitudes, quand ils n'en ont point: ie n'en fais pas ainsi pourtant, et surpasse de ce costé là en religion superstitieuse toute foy historiale. Aux exemples que ie tire ceans de ce que l'ay leu, ouy, faict, ou dict, ie me suis deffendu les circonstances: ma conscience ne falsifie pas d'oser alterer iusques aux plus legieres et inutiun iota; mon inscience, ie ne sçay.

Sur ce propos, i'entre par fois en pensee qu'il puisse assez bien convenir à un theologien, à un philosophe, et telles gents d'exquise et exacte conscience et prudence, d'escrire l'histoire. foy populaire? comment respondre des pensees Comment peuvent ils engager leur foy sur une de personnes incogneues, et donner pour argent comptant leurs coniectures? Des actions à divers membres qui se passent en leur presence, ils refuseroient d'en rendre tesmoignage, assermentez

J'ai trouvé dans une des dernières éditions de Montaigne: Si ie ne conte pas bien, qu'un aultre conte pour moy; mais dans toutes les plus anciennes, il y a: Si ie ne comme bien, qu'un aultre comme pour moy; c'est-à-dire, Si j'emploie des exemples qui ne conviennent pas exactement au sujet que je traite, qu'un autre y en substitue de plus convenables. C.

par un iuge; et n'ont homme si familier, des intentions duquel ils entreprennent de pleinement respondre. Je tiens moins hazardeux d'escrire les choses passees, que presentes : d'autant que l'escrivain n'a à rendre compte que d'une verité empruntee.

des hommes : l'honneur mesme et practique des ministres de la religion se tire de nostre mort et de nos vices; nul medecin ne prend plaisir à la santé de ses amis mesmes, dit l'ancien comique grec; ny soldat, à la paix de sa ville: ainsi du reste'. Et qui pis est, que chascun se sonde au dedans, il trouvera que nos souhaits interieurs, pour la pluspart, naissent et se nourrissent aux despens d'aultruy. Ce que considerant, il m'est venu en fantasie, comme nature ne se desment point en cela de sa generale police; car les physiciens tiennent que la naissance, nourrissement et augmentation de chasque chose, est l'alteration et corruption d'une aultre:

Aulcuns me convient d'escrire les affaires de mon temps, estimants que ie les veoy d'une veue moins blecee de passion qu'un aultre, et❘ de plus prez, pour l'accez que fortune m'a donné aux chefs de divers partis. Mais ils ne disent pas, Que pour la gloire de Salluste ie n'en prendroy pas la peine; ennemy iuré d'obligation, d'assiduité, de constance: Qu'il n'est rien si contraire à mon style, qu'une narration estendue; ie me recouppe si souvent, à faulte d'haleine; ie n'ay ny composition ny explication qui vaille; ignorant, au delà d'un enfant, des frases et vocables qui servent aux choses plus De la coustume, et de ne changer ayseement une communes; pourtant ay ie prins à dire ce que ie sçay dire, accommodant la matiere à ma force; si i'en prenoy qui me guidast, ma mesure pourroit faillir à la sienne : Que ma liberté estant si libre, i'eusse publié des iugements, à mon gré mesme et selon raison, illegitimes et punissables.

Plutarque nous diroit volontiers, de ce qu'il en a faict, que c'est l'ouvrage d'aultruy que ses exemples soyent en tout et par tout veritables: qu'ils soyent utiles à la posterité, et presentez d'un lustre qui nous esclaire à la vertu, que c'est son ouvrage. Il n'est pas dangereux, comme en une drogue medicinale, en un conte ancien, qu'il soit ainsin ou ainsi.

CHAPITRE XXI.

Le proufit de l'un est dommage de l'aultre. Demades', Athenien, condemna un homme de sa ville qui faisoit mestier de vendre les choses necessaires aux enterrements, soubs tiltre de ce qu'il en demandoit trop de proufit, et que ce proufit ne luy pouvoit venir sans la mort de beaucoup de gents. Ce iugement semble estre mal prins; d'autant qu'il ne se faict aulcun proufit qu'au dommage d'aultruy, et qu'à ce compte il fauldroit condemner toute sorte de gaings. Le marchand ne faict bien ses affaires qu'à la desbauche de la ieunesse; le laboureur, à la cherté des bleds; l'architecte, à la ruyne des maisons; les officiers de la iustice, aux procez et querelles

* SÉNÈQUE, de Beneficiis, VI, d'où presque tout ce chapitre a été pris. C.

Nam quodcumque suis mutatum finibus exit,
Continuo hoc mors est illius, quod fuit ante 2.
CHAPITRE XXII.

loy receue.

Celuy me semble avoir tres bien conceu la force de la coustume, qui premier forgea ce conte3, qu'une femme de village ayant apprins de caresser et porter entre ses bras un veau dez l'heure de sa naissance, et continuant tousiours à ce faire, gaigna cela par l'accoustumance, que tout grand boeuf qu'il estoit, elle le portoit encores: car c'est à la verité une violente et traistresse maistresse d'eschole que la coustume. Elle establit en nous, peu à peu, à la desrobbee, le pied de son auctorité mais par ce doulx et humble commencement, l'ayant rassis et planté avec l'ayde du temps, elle nous descouvre tantost un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n'avons plus la liberté de haulser seulement les yeulx. Nous luy veoyons forcer, touts les coups, les reigles de nature : Usus efficacissimus rerum omnium magister. I'en croy l'antre de Platon en sa Republique 5; et les medecins, qui quittent si souvent à son auctorité les raisons de leur art; et ce roy qui

1 « Le précepte de ne jamais nuire à autrui emporte celui de tenir à la société humaine le moins qu'il est possible; car dans l'état social le bien de l'un fait nécessairement le mal de l'autre. » ROUSSEAU, Émile, liv. III.

2 Un corps ne peut sortir de sa nature sans que ce qu'il était cesse d'étre. LUCRÈCE, II, 752.

3 On trouve ce conte dans STOBÉE (Serm. XXIX), qui le cite d'après Favorinus. Voy. aussi QUINTILIEN, I, 9; PÉTRONE, c. 25, et les Adages d'Erasme. J. V. L.

4 En tout, l'usage est le meilleur maître. PLINE, Nat. hist. XXVI, 2.

5 PLATON, République, VII, édit. d'Alde, t. II, p. 90; édit. d'Henri Estienne, t. II, p. 514, A. Voyez les Pensées de Platon, seconde édition, pag. 88. J. V. L.

par son moyen rengea son estomach à se nourrir de poison; et la fille qu'Albert recite s'estre accoustumee à vivre d'araignees : et en ce monde des Indes nouvelles, on trouva des grands peuples, et en fort divers climats, qui en vivoient, en faisoient provision et les appastoient, comme aussi des saulterelles, formis, lezards, chauvesouris; et feut un crapaud vendu six escus en une necessité de vivres ; ils les cuysent et apprestent à diverses saulses : il en feut trouvé d'aultres ausquels nos chairs et nos viandes estoient mortelles et venimeuses. Consuetudinis magna vis est: pernoctant venatores in nive; in montibus uri se patiuntur; pugiles, cæstibus contusi, ne ingemiscunt quidem'.

Ces exemples estrangiers ne sont pas estranges, si nous considerons, ce que nous essayons ordinairement, combien l'accoustumance hebete nos sens. Il ne nous fault pas aller chercher ce qu'on dict des voysins des cataractes du Nil; et ce que les philosophes estiment de la musique celeste, que les corps de ces cercles, estants solides, polis, et venants à se lescher et frotter l'un à l'autre en roulant, ne peuvent faillir de produire une merveilleuse harmonie, aux couppures et muances de laquelle se manient les contours et changements des carolles des astres; mais qu'universellement les ouyes des creatures de cà bas, endormies, comme celles des Aegyptiens, par la continuation de ce son, ne le peuvent apperceveoir, pour grand qu'il soit les mareschaulx, meusniers, armuriers, ne sçauroient demeurer au bruit qui les frappe, s'il les perceoit comme nous.

:

Mon collet de fleurs sert à mon nez: mais aprez que ie m'en suis vestu trois iours de suitte, il ne sert qu'aux nez assistants. Cecy est plus estrange, que nonobstant des longs intervalles et intermissions, l'accoustumance puisse ioindre et establir l'effect de son impression sur nos sens; comme essayent les voysins des clo

* Rien de plus puissant que l'habitude. Passer les nuits au milieu des neiges, se brûler dans les montagnes au plus ardent soleil, voilà la vie des chasseurs. Ces athlètes qui se meurtrissent à coups de ceste ne poussent pas même un gémissement. CIC. Tusc. quæst. II, 17.

2 C'est-à-dire nous éprouvons. Montaigne emploie souvent le le mot essayer dans ce sens-là. Comme essayent les voysins des clochiers, dit-il quelques lignes plus bas; c'est-à-dire, Comme éprouvent les voisins des clochers. C.

3 Tout ce passage, depuis l'exemple des cataractes du Nil, est imité de Cicéron, Songe de Scipion. Voy. les fragments du traité de la République, VI, II. J. V. L.

4 C'est peut-être ce qu'on nommait collet de senteur, espèce de pourpoint de peau parfumée, à petites basques et sans manches. C.

chiers. Ie loge chez moy en une tour où, à la diane et à la retraicte, une fort grosse cloche sonne touts les iours l'Ave Maria. Ce tintamarre estonne ma tour mesme : et aux premiers iours me semblant insupportable, en peu de temps m'apprivoisa de maniere que ie l'oy sans offense, et souvent sans m'en esveiller.

Platon tansa un enfant qui iouoit aux noix. Il luy respondit : « Tu me tanses de peu de chose. chose. L'accoustumance, repliqua Platon, n'est pas chose de peu 1. » Ie treuve que nos plus grands vices prennent leur ply dez nostre plus tendre enfance, et que nostre principal gouvernement est entre les mains des nourrices. C'est passetemps aux meres de veoir un enfant tordre le col à un poulet, et s'esbattre à blecer un chien et un chat: et tel pere est si sot, de prendre à bon augure d'une ame martiale, quand il veoid son fils gourmer iniurieusement un païsan ou un laquay qui ne se deffend point; et à gentillesse, quand il le veoid affiner son compaignon par quelque malicieuse desloyauté et tromperie. Ce sont pourtant les vrayes semences et racines de la cruauté, de la tyrannie, de la trahison : elles se germent là, et s'eslevent aprez gaillardement, et proufitent à force entre les mains de la coustume. Et est une tres dangereuse institution, d'excuser ces vilaines inclinations par la foiblesse de l'aage et legiereté du subiect : premierement, c'est nature qui parle, de qui la voix est lors plus pure et plus naïfve, qu'elle est plus graile et plus neufve: secondement, la laideur de la piperie ne depend pas de la difference des escus aux espingles; elle depend de soy. Ie treuve bien plus iuste de conclure ainsi : «< Pourquoy ne tromperoit il aux escus, puis qu'il trompe aux espingles?» que comme ils font : « Ce n'est qu'aux espingles; il n'auroit garde de le faire aux escus. » Il fault apprendre soigneusement aux enfants de haïr les vices de leur propre contexture; et leur en fault apprendre la naturelle difformité, à ce qu'ils les fuyent non en leur action seulement, mais sur tout en leur cœur ; que la pensee mesme leur en soit odieuse, quelque masque qu'ils portent.

Ie sçay bien que pour m'estre duiet, en ma puerilité, de marcher tousiours mon grand et plain chemin, et avoir eu à contrecœur de mesler ny tricotterie ny finesse à mes ieux enfantins

1 DIOGÈNE LAERCE, III, 38. Mais Diogène ne dit pas que la personne que Platon tança, fùt un enfant, et qu'il jouàt aux noix. Il dit qu'il jouait aux dés, ce qui rend la réponse de Platon bien plus importante. C.

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