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l'ordre, la moderation et la constance, i'estime | choses, premierement par les effects, mais au pis aller, par la raison et par les discours1. »

que toutes choses soient faisables par un homme bien manque et defaillant en gros. A cette cause, disent les sages, il fault, pour iuger bien à poinct d'un homme, principalement contrerooller ses actions communes, et le surprendre en son à touts les jours.

Pyrrho, celuy qui bastit de l'ignorance une si plaisante science, essaya, comme touts les aultres vrayement philosophes, de faire respondre sa vie à sa doctrine. Et parce qu'il maintenoit la foiblesse du iugement humain estre si extreme, que de ne pouvoir prendre party ou inclination, et le vouloit suspendre perpetuellement balancé, regardant et accueillant toutes choses comme indifferentes, on conte3 qu'il se maintenoit tousiours de mesme façon et visage : s'il avoit commencé un propos, il ne laissoit pas de l'achever, bien que celuy à qui il parloit s'en feust allé; s'il alloit, il ne rompoit son chemin pour empeschement qui se presentast, conservé des precipices, du heurt des charrettes, et aultres accidents, par ses amis 4: car de craindre ou eviter quelque chose, c'eust esté chocquer ses propositions, qui ostoient aux sens mesmes toute eslection et certitude. Quelquesfois il souffrit d'estre incisé et cauterizé, d'une telle constance, qu'on ne luy en veit pas seulement ciller les yeulx. C'est quelque chose de ramener l'ame à ces imaginations; c'est plus d'y ioindre les effects; toutesfois il n'est pas impossible: mais de les ioindre avecques telle perseverance et constance, que d'en establir son train ordinaire, certes en ces entreprinses si esloingnees de l'usage commun, il est quasi incroyable qu'on le puisse. Voyla pourquoy, comme il feut quelquesfois rencontré en sa maison, tansant bien asprement avecques sa sœur, et luy estant reproché de faillir en cela à son indifference : «< Quoy! dit il, fault il qu'encores cette femmelette serve de tesmoignage à mes reigles?» Une aultre fois, qu'on le veit se deffendre d'un chien: « Il est, dit il, tres difficile de despouiller entierement l'homme; et se fault mettre en debvoir et efforcer de combattre les

1 Défectueux, imparfait, faible. C.

2 Ou privées, comme dans l'édition in-4° de 1588, fol. 300. 3 DIOG. LAERCE, IX, 63. C.

4 ID. ibid. 62. C. Montaigne dit positivement ailleurs, que ceux qui peignent Pyrrhon « stupide et immobile, prenant un train de vie farouche et inassociable, attendant le heurt des charrettes, se presentant aux precipices, refusant de s'accommoder aux loix, » enchérissent sur sa doctrine. « Pyrrhon, ajoute-t-il, n'a pas voulu se faire pierre ou souche; il a voulu se faire homme vivant, discourant, et raisonnant, iouissant de touts plaisirs et commoditez naturelles, etc. » L. II c. 12. C.

Il y a environ sept ou huict ans, qu'à deux lieues d'icy, un homme de village, qui est encores vivant, ayant la teste de long temps rompue par la ialousie de sa femme, revenant un iour de la besongne, et elle le bienveignant de ses criailleries accoustumees, entra en telle furie, que sur le champ, à tout la serpe qu'il tenoit encores en ses mains, s'estant moissonné tout net les pieces qui la mettoient en fiebvre, les luy iecta au nez. Et il se dict qu'un ieune gentilhomme des nostres amoureux et gaillard, ayant par sa perseverance amolly enfin le cœur d'une belle maistresse, desesperé de ce que, sur le poinct de la charge, il s'estoit trouvé mol luy mesme et defailly, et que

3

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Non viriliter

Iners senile penis extulerat caput, il s'en priva soubdain revenu au logis, et l'envoya, cruelle et sanglante victime, pour la purgation de son offense. Si c'eust esté par discours et religion, comme les presbtres de Cybele, que ne dirions nous d'une si haultaine entreprinse?

Depuis peu de iours, à Bergerac, à cinq lieues de ma maison, contremont la riviere de Dordoigne, une femme ayant esté tormentee et battue, le soir avant, de son mary, chagrin et fascheux de sa complexion, delibera d'eschapper à sa rudesse, au prix de sa vie; et s'estant, à son lever, accointee de ses voysines comme de coustume, leur laissant couler quelque mot de recommendation de ses affaires, prenant une sienne sœur par la main, la mena avecques elle sur le pont, et aprez avoir prins congé d'elle, comme par maniere de ieu, sans monstrer aultre changement ou alteration, se precipita du hault en bas en la riviere, où elle se perdit. Ce qu'il y a de plus en cecy, c'est que ce conseil meurit une nuict en

tiere dans sa teste.

1 DIOG. LAERCE, IX, 66. C.

2 L'accueillant, pour sa bienvenue. ter excipere aliquem. NICOT.

Bienveigner, comi

3 Une histoire semblable est racontée par HENRI ESTIENNE, Apologie pour Herodote, t. I, p. 299. Il dit la tenir « d'un << homme de bien, et nommeement qui est ennemy mortel des « mensonges. » Son commentateur le Duchat suppose que c'est de Montaigne lui-même. D'après Henri Estienne, le jeune gentilhomme était un bátard de la maison de Campois, près de Romorentin, et le fait s'était passé environ vingt-cinq ans avant la publication de son ouvrage, qui parut pour la première fois en 1566. J. V. L.

4 La partie dont il attendait le plus de service, n'avait donné aucun signe de vigueur. TIBULLE, Priap. carm. 84. — Montaigne met ici extulerat au lieu d'extulit, qui est dans l'original. Ces fragments, ou ces Priapées, ont été recueillis et publiés à la suite du Pétrone variorum, édit. de 1669. C.

C'est bien aultre chose des femmes indiennes : car estant leur coustume, aux maris d'avoir plusieurs femmes, et à la plus chere d'elles de se tuer aprez son mary, chascune, par le desseing de toute sa vie, vise à gaigner ce poinct et cet advantage sur ses compaignes; et les bons offices qu'elles rendent à leur mary ne regardent aultre recompense que d'estre preferees à la compaignie de sa mort.

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Ubi mortifero iacta est fax ultima lecto,
Uxorum fusis stat pia turba comis;
Et certamen habent lethi, quæ viva sequatur
Coniugium pudor est non licuisse mori.
Ardent victrices, et flammæ pectora præbent,
Imponuntque suis ora perusta viris'.

Un homme escrit encores en nos iours avoir veu
en ces nations orientales cette coustume en cre-
dit, que non seulement les femmes s'enterrent
aprez leurs maris, mais aussi les esclaves des-
quelles il a eu iouïssance; ce qui se faict en cette
maniere. Le mary estant trespassé, la veufve
peult, si elle veult (mais peu le veulent), deman-
der deux ou trois mois d'espace à disposer de ses
affaires. Le iour venu, elle monte à cheval, paree
comme à nopces, et d'une contenance gaye, va,
dict elle, dormir avecques son espoux, tenant en
sa main gauche un mirouer, une flesche en l'aul-
tre s'estant ainsi promenee en pompe, accom-
paignee de ses amis et parents et de grand peuple
en feste, elle est tantost rendue au lieu publicque
destiné à tels spectacles: c'est une grande place,
au milieu de laquelle il y a une fosse pleine de
bois, et ioignant icelle, un lieu relevé de quatre
ou cinq marches, sur lequel elle est conduicte,
et servie d'un magnifique repas; aprez lequel,
elle se met à baller et à chanter, et ordonne,
quand bon luy semble, qu'on allume le feu. Cela
faict, elle descend, et prenant par la main le
plus proche des parents de son mary, ils vont
ensemble à la riviere voysine, où elle se despouille
toute nue,
et distribue ses ioyaux et vestements
à ses amis, et se va plongeant dans l'eau, comme
pour y laver ses pechez: sortant de là, elle s'en-
veloppe d'un linge iaune, de quatorze brasses de
long; et donnant derechef la main à ce parent
de son mary, s'en revont sur la motte, où elle
parle au peuple, et recommende ses enfants, si
elle en a. Entre la fosse et la motte, on tire vo-
lontiers un rideau, pour leur oster la veue de

I Lorsque la torche funèbre est lancée sur le bûcher, on voit à l'entour les épouses échevelées se disputer l'honneur de mourir, et de suivre leur époux : survivre est une honte pour elles. Celle qui sort victorieuse de ce combat, se précipite dans les flammes, et, d'une bouche ardente, embrasse en mourant son époux qui n'est plus. PROPERCE, III, 13, 17.

cette fornaise ardente; ce qu'aulcunes deffendent, pour tesmoigner plus de courage. Finy qu'elle a de dire, une femme luy presente un vase plein d'huyle à s'oindre la teste et tout le corps, lequel elle iette dans le feu quand elle en a faict, et en l'instant s'y lance elle mesme. Sur l'heure, le peuple renverse sur elle quantité de busches, pour l'empescher de languir; et se change toute leur ioye en dueil et tristesse. Si ce sont personnes de moindre estoffe, le corps du mort est porté au lieu où on le veult enterrer, et là mis en son seant, la veufve à genoux devant luy, l'embrassant estroictement; et se tient en ce poinct, pendant qu'on bastit autour d'eulx un mur, qui venant à se haulser iusques à l'endroict des espaules de la femme, quelqu'un des siens, par le derriere prenant sa teste, luy tord le col; et rendu qu'elle a l'esprit, le mur est soubdain monté et clos, où ils demeurent ensevelis.

En ce mesme païs, il y avoit quelque chose de pareil en leurs gymnosophistes: car, non par la contraincte d'aultruy, non par l'impetuosité d'une humeur soubdaine, mais par expresse profession de leur reigle, leur façon estoit, à mesure qu'ils avoient attainct certain aage, ou qu'ils se veoyoient menacez par quelque maladie, de se faire dresser un buchier, et au dessus un liet bien paré; et aprez avoir festoyé ioyeusement leurs amis et cognoissants, s'aller planter dans ce lict, en telle resolution, que le feu y estant mis, on ne les veist mouvoir ny pieds, ny mains 1 : et ainsi mourut l'un d'eulx, Calanus, en presence de toute l'armee d'Alexandre le Grand ». Et n'estoit estimé entre eulx ny sainct, ny bienheureux, qui ne s'estoit ainsi tué, envoyant son ame purgee et purifiee par le feu, aprez avoir consommé tout ce qu'il y avoit de mortel et terrestre. Cette constante premeditation de toute la vie, c'est ce qui faict le miracle.

2.

Parmy nos aultres disputes, celle du Fatum s'y est meslee et pour attacher les choses et

nostre volonté mesme à certaine et inevitable necessité, on est encores sur cet argument du temps passé, « Puis que Dieu preveoit toutes choses debvoir ainsin advenir, comme il faict sans doubte; il fault doncques qu'elles adviennent ainsin. « A quoy nos maistres respondent, « Que le veoir que quelque chose advienne, comme nous faisons, et Dieu de mesme (car tout luy estant present, il veoit plustost qu'il ne preveoit), ce n'est pas la

QUINTE-CURCE, VIII, 9; STRABON, liv. XV, p. 1045, tom. II, édit. d'Amsterdam, 1707. C.

2 PLUTARQUE, Alexandre, c. 21. C.

Un ieune seigneur turc, ayant faict un signalé faict d'armes de sa personne, à la veue des deux battailles d'Amurath et de l'Huniade1, prestes à se donner', enquis par Amurath, qui l'avoit, en si grande ieunesse et inexperience (car c'estoit la première guerre qu'il eust veu), remply d'une si genereuse vigueur de courage, respondit, « Qu'il avoit eu pour souverain precepteur de vaillance un lievre. Quelque iour estant à la chasse, dit

forcer d'advenir: voire, nous veoyons à cause que les choses adviennent, et les choses n'adviennent pas à cause que nous veoyons; l'advenement faict la science, et non la science l'advenement. Ce que nous veoyons advenir, advient; mais il pouvoit aultrement advenir; et Dieu, au registre des causes des advenements qu'il a en sa prescience, y a aussi celles qu'on appelle fortuites, et les volontaires, qui dependent de la liberté qu'il a donné à nostre arbitrage, et sçait que nous faul-il, ie descouvris un lievre en forme 3; et encores drons parce que nous aurons voulu faillir. »

Or i̇'ay veu assez de gents encourager leurs trouppes de cette necessité fatale: car si nostre heure est attachee à certain poinct, ny les arquebusades ennemies, ny nostre hardiesse, ny nostre fuitte et couardise, ne la peuvent advancer ou reculer. Cela est beau à dire; mais cherchez qui l'effectuera et s'il est ainsi, qu'une forte et vifve creance tire aprez soy les actions de mesme, certes cette foy, dequoy nous remplissons tant la bouche, est merveilleusement le giere en nos siecles; sinon que le mespris qu'elle a des œuvres, luy face desdaigner leur compaignie. Tant y a, qu'à ce mesme propos, le sire de Iouinville, tesmoing croyable autant que tout aultre, nous raconte des Bedoins, nation meslee aux Sarrasins, ausquels le roy sainct Louys eut affaire en la terre saincte, qu'ils croyoient si fermement, en leur religion, les iours d'un chascun estre de toute eternité prefix et comptez, d'une preordonnance inevitable, qu'ils alloient à la guerre nuds, sauf un glaive à la turquesque, et le corps seulement couvert d'un linge blanc : et pour leur plus extreme mauldisson, quand ils se courrouceoient aux leurs, ils avoient tousiours en la bouche : « Mauldict sois tu, comme celuy qui s'arme de peur de la mort1! » Voylà bien aultre preuve de creance et de foy que la nostre. Et de ce reng est aussi celle que donnerent ces deux religieux de Florence, du temps de nos peres'. Estants en quelque controverse de science, ils s'accorderent d'entrer touts deux dans le feu, en presence de tout le peuple, et en la place publicque, pour la verification chascun de son party: et en estoient desia les apprests touts faicts, et la chose iustement sur le poinct de l'execution, quand elle feut interrompue par un accident improuveu.

1 Mémoires de Joinville, c. 30, vol. I, p. 190. C.

2 Le 7 d'avril 1498. Voyez l'histoire du fameux Jérôme Savonarole dans les Mémoires de PHILIPPE DE COMINES, liv. VIII, c. 19; GUICCIARDIN, liv. III, vers la fin; BAYLE, au mot Savonarola; M. SISMONDI, Républiques italiennes du moyen áge, e 98, t. XII, p. 464. etc. J. V. L.

que i'eusse deux excellents levriers à mon costé, si me sembla il, pour ne le faillir point, qu'il valoit mieulx y employer encores mon arc; car il me faisoit fort beau ieu. Ie commenceay à descocher mes flesches, et iusques à quarante qu'il y en avoit en ma trousse, non sans l'assener seulement, mais sans l'esveiller. Aprez tout, ie descouplay mes levriers aprez, qui n'y peurent non plus. I'apprins par là qu'il avoit esté couvert par sa destinee; et que ny les traicts ny les glaives ne portent que par le congé de nostre fatalité, laquelle il n'est en nous de reculer ny d'advancer. » Ce conte doibt servir à nous faire veoir en passant, combien nostre raison est flexible à toute sorte d'images. Un personnage, grand d'ans, de nom, de dignité et de doctrine, se vantoit à moy d'avoir esté porté à certaine mutation tres importante de sa foy par une incitation estrangiere aussi bizarre; et au reste si mal concluante, que ie la trouvoy plus forte au revers : luy l'appelloit miracle, et moy aussi, à divers sens. Leurs historiens disent que la persuasion estant populairement semee entre les Turcs, de la fatale et imployable prescription de leurs iours, ayde apparemment à les asseurer aux dangiers. Et ie cognoy un grand prince qui en faict heureusement son proufit, soit qu'il la croye, soit qu'il la prenne pour excuse à se hazarder extraordinairement. Pourveu que fortune ne se lasse trop tost de luy faire espaule!

Il n'est point advenu de nostre memoire un plus admirable effect de resolution, que de ces deux qui conspirerent la mort du prince d'Orange 4. C'est merveille comment on peut eschauf

Le célèbre Jean Corvin Huniade, vayvode de Transylvanie, général des armées de Ladislas, roi de Hongrie, et l'un des plus grands capitaines de son siècle. C.

A se livrer, ou à se choquer, comme on a mis dans quelques anciennes éditions. E. J.

3 On dit, en termes de chasse, un lièvre en forme, pour dire un lièvre au gite. DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE.

4 Le fondateur de la république de Hollande. En 1582, le 18 de mars, ce prince fut assassiné d'un coup de pistolet à Anvers, au sortir de table, par un habitant de la Biscaye, nommé Jehan de Jaureguy, et guérit de cette blessure; mais en 1584, le 10 de juillet, il fut tué d'un coup de pistolet dans sa maison

fer le second, qui l'executa, à une entreprinse en laquelle il estoit si mal advenu à son compaignon, y ayant apporté tout ce qu'il pouvoit ; et sur cette trace, et de mesmes armes, aller entreprendre un seigneur, armé d'une si fresche instruction de desfiance, puissant de suitte d'amis et de force corporelle, en sa salle, parmy ses gardes, en une ville toute à sa devotion. Certes, il y employa une main bien determinee, et un courage esmeu d'une vigoreuse passion. Un poignard est plus seur pour assener; mais d'autant qu'il a besoing de plus de mouvement et de vigueur de bras que n'a un pistolet, son coup est plus subiect à estre gauchy ou troublé. Que celuy là ne courust à une mort certaine, ie n'y fois pas grand doubte; car les esperances dequoy on eust sceu l'amuser ne pouvoient loger en entendement rassis, et la conduicte de son exploict monstre qu'il n'en avoit pas faulte, non plus que de courage. Les motifs d'une si puissante persuasion peuvent estre divers, car nostre fantasie faict de soy et de nous ce qu'il luy plaist. L'execution qui feut faicte prez d'Orleans1 n'eut rien de pareil; il y eut plus de hazard que de vigueur : le coup n'estoit pas à la mort, si la fortune ne l'eust rendu tel; et l'entreprinse de tirer estant à cheval, et de loing, et à un qui se mouvoit au bransle de son cheval, feut l'entreprinse d'un homme qui aymoit mieulx faillir son effect que faillir à se sauver. Ce qui suyvit aprez le monstra; car il se transit et s'enyvra de la pensee de si haulte execution, si qu'il perdit entierement son sens, et à conduire sa fuitte, et à conduire sa langue en ses responses. Que luy falloit il, que recourir à ses amis au travers d'une riviere? c'est un moyen où ie me suis iecté à moindres dangiers, et que i estime de peu de hazard, quelque largeur qu'ayt le passage, pourveu que vostre cheval treuve l'entree facile, et que vous preveoyiez au delà un bord aysé, selon le cours de l'eau. L'aultre, quand on lui prononcea son horrible sentence : « I'y estoy preparé, dit il; ie vous estonneray de ma patience. »

Les Assassins3, nation dependante de la Phonicie, sont estimez, entre les mahumetans, d'une

à Delft, en Hollande, par Balthasar Gérard, natif de la Fran

che-Comté. C.

1 Par Poltrot, qui assassina le duc de Guise, un soir que ce duc s'en retournait à cheval à son logis. Voyez les Mémoires de BRANTÔME, à l'article de M. de Guise, t. III, p. 112, 113, 415. C.

2 Balthasar Gérard, qui venait de tuer le prince d'Orange par un infâme assassinat. C.

3 Ou Assassiniens, peuples qui habitaient dix à douze viltes de la Phénicie. On a publié beaucoup de fables à leur sujet.

souveraine devotion et pureté de mœurs. Ils tiennent que le plus court chemin à gaigner paradis, c'est de tuer quelqu'un de religion contraire. Parquoy on l'a veu souvent entreprendre, à un ou deux, en pourpoinct, contre des ennemis puissants, au prix d'une mort certaine, et sans aulcun soing de leur propre dangier. Ainsi feut assassiné (ce mot est emprunté de leur nom) nostre comte Raymond de Tripoli, au milieu de sa ville', pendant nos entreprinses de la guerre saincte; et pareillement Conrad, marquis de Montferrat": les meurtriers conduicts au supplice, touts enflez et fiers d'un si beau chef d'œuvre.

CHAPITRE XXX.

D'un enfant monstrueux.

Ce conte s'en ira tout simple; car ie laisse aux medecins d'en discourir. Ie veis avant hier un

enfant que deux hommes et une nourrice, qui se disoient estre le pere, l'oncle et la tante, conduisoient pour tirer quelque soul de le monstrer à cause de son estrangeté. Il estoit, en tout le et se soustenoit reste, d'une forme commune, sur ses pieds, marchoit et gazouilloit, environ comme les aultres de mesme aage : il n'avoit encores voulu prendre aultre nourriture que du tettin de sa nourrice; et ce qu'on essaya en ma presence de luy mettre en la bouche, il le maschoit un peu et le rendoit sans avaller: ses cris sembloient bien avoir quelque chose de particulier : il estoit aagé de quatorze mois iustement. Au dessoubs de ses tettins, il estoit prins et collé à un aultre enfant, sans teste, et qui avoit le conduict du dos estoupé3, le reste entier; car il avoit bien l'un bras plus court, mais il luy avoit esté rompu par accident, à leur naissance : ils estoient ioinets face à face, et comme si un petit enfant en vouloit accoller un plus grandelet. La ioincture et l'espace par où ils se tenoient n'estoit que de quatre doigts, ou environ, en maniere que si vous retroussiez cet enfant imparfaict, vous veoyez au dessoubs le nombril de l'aultre: ainsi la cousture se faisoit entre les tettins et son nombril. Le nom

bril de l'imparfaict ne se pouvoit veoir, mais ouy bien tout le reste de son ventre. Voylà comme ce qui n'estoit pas attaché, comme bras, fessier, M. Silvestre de Sacy, dans une savante dissertation, a jeté tout récemment beaucoup de jour sur leur histoire. A. D. En 1151, près de la porte de Tripoli.

2 A Tyr, le 24 d'avril 1192. Richard Coeur-de-lion fut soupçonné d'être complice de cet assassinat; mais il produisit une lettre du Vieux de la montagne, qui se déclarait l'auteur du

crime. J. V. L.

3 Bouché, fermé.

cuisses et iambes de cet imparfaict, demeuroient | veoir les belles choses qu'il dict, en la comparaipendants et branslants sur l'aultre; et luy pouvoit son de Lycurgus et de Numa, sur le propos de la aller sa longueur iusques à my iambe. La nour- grande simplesse que ce nous est, d'abbandonner rice nous adioustoit qu'il urinoit par touts les deux les enfants au gouvernement et à la charge de endroicts; aussi estoient les membres de cet aul- leurs peres. La pluspart de nos polices, comme tre nourris et vivants, et en mesme poinct que dict Aristote1, laissent à chascun, en maniere des les siens, sauf qu'ils estoient plus petits et menus. cyclopes, la conduicte de leurs femmes et de leurs Ce double corps, et ces membres divers se rap- enfants, selon leur folle et indiscrette fantasie: portants à une seule teste, pourroient bien four- et quasi les seules lacedemonienne et cretense nir de favorable prognosticque au roy', de main- ont commis aux loix la discipline de l'enfance. Qui tenir sous l'union de ses loix ces parts et pieces ne veoid qu'en un estat tout depend de cette edudiverses de nostre estat: mais de peur que l'e- cation et nourriture? et ce pendant, sans aulcune venement ne le desmente, il vault mieulx le lais- discretion, on la laisse à la mercy des parents, ser passer devant; car il n'est que de deviner en tant fols et meschants qu'ils soient. choses faictes, ut, quum facta sunt, tum ad coniecturam aliqua interpretatione revocentur : comme on dict d'Epimenides, qu'il devinoit à reculons 3.

Ie viens de veoir un pastre en Medoc, de trente ans ou environ, qui n'a aulcune monstre des parties genitales: il a trois trous par où il rend son eau incessamment; il est barbu, a desir, et recherche l'attouchement des femmes.

Ce que nous appellons monstres ne le sont pas à Dieu, qui veoid en l'immensité de son ouvrage l'infinité des formes qu'il y a comprinses: et est à croire que cette figure qui nous estonne se rapporte et tient à quelque aultre figure de mesme genre incogneu à l'homme. De sa toute sagesse il ne part rien que bon, et commun, et reiglé; mais nous n'en veoyons pas l'assortiment et la relation. Quod crebro videt, non miratur, etiamsi, cur fiat, nescit. Quod ante non vidit, id, si evenerit, ostentum esse censet 4. Nous appellons contre nature, ce qui advient contre la coustume : rien n'est que selon elle, quel qu'il soit. Que cette raison universelle et naturelle chasse de nous l'erreur et l'estonnement que la nouvelleté nous apporte.

CHAPITRE XXXI.

De la cholere.

Plutarque est admirable par tout, mais principalement où il iuge des actions humaines. On peult

1 Henri III.

* Afin de pouvoir, par quelque interprétation, faire cadrer l'événement avec la conjecture. Cic. de Divinat. II, 31. 3 La remarque est d'Aristote, qui, dans sa Rhétorique, III, 12, dit qu'Epimenide n'exerçait point sa faculté divinatrice sur les choses à venir, mais sur celles qui étaient passées et inconnues. C.

4 L'homme ne s'étonne pas de ce qu'il voit souvent, quoiqu'il en ignore la cause. Si ce qu'il n'a jamais vu arrive, c'est un prodige pour lui. Cic. de Divinat. II, 22.

Entre aultres choses, combien de fois m'a il
prins envie, passant par nos rues,
de dresser une
farce pour venger des garsonnets que ie veoyois
escorcher, assommer et meurtrir à quelque pere
ou mere furieux et forcenez de cholere! Vous leur
veoyez sortir le feu et la rage des yeulx,
Rabie iecur incendente, feruntur
Præcipites; ut saxa iugis abrupta, quibus mons
Subtrahitur, clivoque latus pendente recedit2,
(et selon Hippocrates, les plus dangereuses ma-
ladies sont celles qui desfigurent le visage), à
tout 3 une voix trenchante et esclatante, souvent
contre qui ne faict que sortir de nourrice. Et puis
les voylà estropiez, estourdis de coups; et nostre
iustice qui n'en faict compte, comme si ces es-
boitements et eslochements 4 n'estoient pas des
membres de nostre chose publicque :

Gratum est, quod patriæ civem populoque dedisti;
Si facis ut patriæ sit idoneus, utilis agris,
Utilis et bellorum et pacis rebus agendis 5.

Il n'est passion qui esbranle tant la sincerité des iugements, que la cholere. Aulcun ne feroit doubte de punir de mort le iuge qui par cholere auroit condemné son criminel; pourquoy est il non plus permis aux peres et aux pedantes", de fouetter les enfants et les chastier estants en cholere? ce n'est plus correction, c'est vengeance. Le chastiement tient lieu de medecine aux enfants :

1 Morale à Nicomaque, X, 9, où se trouve cité le passage d'Homère sur les cyclopes, Odyssée, IX, 114. C.

2 Ils sont emportés par leur rage, comme un rocher qui, tout à coup perdant son point d'appui, se précipite du haut de la montagne où il était suspendu. Juv. VI, 647. 3 Avec, comme on l'a vu déjà plusieurs fois.

4 Esboitement ou eslochement, termes synonymes qui signifient dislocation. On trouve eslocher dans Nicor, qui le fait venir d'exlocare.

5 La patrie te sait bon gré de lui avoir donné un nouveau citoyen, pourvu que tu le rendes propre à la servir, soit en labourant la terre, soit dans les camps, soit dans les arts de paix. Juv. XIV, 70.

la

Aux pédants, aux maîtres d'école. C.

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