Page images
PDF
EPUB

va; et l'extremité du rire se mesle aux larmes. Nullum sine auctoramento malum est1.

Quand l'imagine l'homme assiegé de commoditez desirables (mettons le cas que touts ses membres feussent saisis pour tousiours d'un plaisir pareil à celuy de la generation, en son poinct plus excessif), ie le sens fondre soubs la charge de son ayse, et le veoy du tout incapable de porter une si pure, si constante volupté, et si universelle. De vray, il fuit quand il y est, et se haste naturellement d'en eschapper, comme d'un pas où il ne se peult fermir, où il craint d'enfondrer. Quand ie me confesse à moy religieusement, ie treuve que la meilleure bonté que i'aye, a quelque teincture vicieuse; et crains que Platon, en sa plus verte vertu (moy qui en suis autant sincere et loyal estimateur, et des vertus de semblable marque, qu'aultre puisse estre), s'il y eust escouté de prez, comme sans doubte il faisoit, y eust senty quelque ton gauche de mixtion humaine; mais ton obscur, et sensible seulement à soy. L'homme, en tout et par tout n'est que rapiecement et bigarrure. Les loix mesmes de la iustice ne peuvent subsister sans quelque meslange d'iniustice; et dict Platon2, que ceulx là entreprennent de coupper la teste de Hydra, qui pretendent oster des loix toutes incommoditez et inconvenients. Omne magnum exemplum habet aliquid ex iniquo, quod contra singulos utilitate publica rependitur3, dict Tacitus.

[ocr errors]

et en laisser bonne et grande part pour les droicts de la fortune: il n'est pas besoing d'esclairer les affaires si profondement et si subtilement; on s'y perd, à la consideration de tant de lustres contraires et formes diverscs; volutantibus res inter se pugnantes, obtorpuerant.... animi1.

C'est ce que les anciens disent de Simonides: parce que son imagination luy presentoit, sur la demande que luy avoit faict le roy Hieron' (pour à laquelle satisfaire il avoit eu plusieurs iours de pensement), diverses considerations aiguës et subtiles; doubtant laquelle estoit la plus vraysemblable, il desespera du tout de la verité.

Qui en recherche et embrasse toutes les circonstances et consequences 3, il empesche son eslection: un engein moyen conduict egualement, et suffit aux executions de grand et de petit poids. Regardez que les meilleurs mesnagiers sont ceulx qui nous sçavent moins dire comme ils le sont; et que ces suffisants conteurs n'y font le plus souvent rien qui vaille. Ie sçay un grand diseur et tres excellent peintre de toute sorte de mesnage, qui a laissé bien piteusement couler par ses mains cent mille livres de rente : i'en sçay un aultre qui dict, qui consulte mieulx qu'homme de son conseil, et n'est point au monde une plus belle monstre d'ame et de suffisance; toutesfois, aux effects, ses serviteurs treuvent qu'il est tout aultre, ie dis sans mettre le malheur en compte. CHAPITRE XXI. Contre la faineantise.

L'empereur Vespasien estant malade de la maladie dont il mourut, ne laissoit pas de vouloir entendre l'estat de l'empire; et dans son lict mesme, despeschoit sans cesse plusieurs affaires de consequence et son medecin l'en tansant, I Considérant en eux-mêmes des choses si opposées, ils en étaient tout étourdis. TITE-LIVE, XXXII, 20.

Il est pareillement vray que, pour l'usage de la vie et service du commerce publicque, il y peult avoir de l'excez en la pureté et perspicacité de nos esprits; cette clarté penetrante a trop de subtilité et de curiosité : il les fault appesantir et esmousser pour les rendre plus obeïssants à l'exemple et à la practique, et les espessir et obscurcir pour les proportionner à cette vie tenebreuse et terrestre pourtant 4 se treuvent les esprits communs et moins tendus, plus propres et plus heureux à conduire affaires; et les opinions de la philosophie eslevees et exquises se treuvent ineptes à l'exercice. Cette poinctue vivacité d'ame, et cette volubilité soupple et inquiete, trouble nos negociations. Il fault manier les entreprinses humaines plus grossierement et superficiellement, autres, et cherché vainement la plus probable, désespéra

'Il n'y a point de mal sans compensation. SÉNÈQUE, Epist. 69. 2 République, IV, 5, édit. d'Estienne, tome II, pag. 426; édit. de Francfort, 1602, pag. 636; édit. de Leipsick, 1814, page 108. Montaigne a légèrement altéré la pensée de Platon. J. V. L.

3 Dans toute punition sévère, il y a quelque injustice qui atteint les particuliers, mais qui se trouve compensée par P'utilité publique. TACITE, Annal. XIV, 44.

4 C'est pour cela que, etc.

2 Le roi Hiéron l'avait prié de lui dire ce que c'est que Dieu; et Simonide lui ayant répondu qu'il avait besoin d'un jour pour examiner cette question, le lendemain il demanda encore deux jours, et chaque fois il doubla le nombre des jours qu'il demandait au roi. Sur quoi Cicéron dit : Simonidem arbitror... quia multa venirent in mentem acuta atque subtilia, dubitantem, quid eorum esset verissimum, desperasse omnem veritatem. « Je crois que Simonide, après avoir promené son esprit d'opinions en opinions, les unes plus subtiles que les

enfin de trouver la vérité. » CIC. de Nat. deor. I, 22. C. — On peut consulter, sur la demande de Hiéron et sur la réponse de Simonide, le Dictionnaire de Bayle, article Simonide. N. 3 Pour entendre ceci, il faut le joindre à ce qu'il a dit plus haut: Qu'il n'est pas besoing d'esclairer les affaires si profondement et si subtilement, etc. En lisant ces deux phrases de suite, dans l'édition in-4o de 1588, fol. 290, il n'y a plus d'obscurité. Le mot de Simonide, que Montaigne a depuis intercalé, empêche qu'on ne sente d'abord à quoi se rapportent ces paroles: Qui en recherche et embrasse, etc. A. D.

L'empereur Iulian disoit 1 encores plus, « Qu'un philosophe et un galant homme ne debvoient

comme de chose nuisible à sa santé : « Il fault, | de bien grands soufflets à leur empire: et celuy disoit il, qu'un empereur meure debout 1. » Voylà qui regne à present, Amurath troisiesme, à leur un beau mot, à mon gré, et digne d'un grand | exemple, commence assez bien de s'en trouver prince. Adrian, l'empereur, s'en servit depuis à ce de mesme. Feut ce pas le roy d'Angleterre Edouard mesme propos2: et le debvroit on souvent ramentroisiesme, qui dit de nostre Charles cinquiesme tevoir aux roys, pour leur faire sentir que cette ce mot : « Il n'y eut oncques roy qui moins s'argrande charge qu'on leur donne du commande- mast; et si, n'y eut oncques roy qui tant me donment de tant d'hommes, n'est pas une charge nast à faire. » Il avoit raison de le trouver esoysifve; et qu'il n'est rien qui puisse si iustement trange, comme un effect du sort plus que de la raidesgouster un subiect de se mettre en peine et en son. Et cherchent aultre adherent que moy, ceulx hazard pour le service de son prince, que de le veoir qui veulent nombrer, entre les belliqueux et maappoltrony ce pendant luy mesme à des occupa- gnanimes conquerants, les roys de Castille et de tions lasches et vaines, et d'avoir soing de sa con- Portugal, de ce qu'à douze cents lieues de leur oyservation, le veoyant si nonchalant de la nostre. sifve demeure, par l'escorte de leurs facteurs, ils Quand quelqu'un vouldra maintenir qu'il vault se sont rendus maistres des Indes d'une et d'aultre mieulx que le prince conduise ses guerres par part, desquelles c'est à sçavoir s'ils auroient seuaultre que par soy, la fortune luy fournira assez lement le courage d'aller iouyr en presence. d'exemples de ceulx à qui leurs lieutenants ont mis à chef des grandes entreprinses; et de ceulx encores desquels la presence y eust esté plus nuisi-pas ble qu'utile: mais nul prince vertueux et courageux ne pourra souffrir qu'on l'entretienne de si honteuses instructions. Soubs couleur de conserver sa teste, comme la statue d'un sainct, à la bonne fortune de son estat, ils le degradent de son office, qui est iustement tout en action militaire, et l'en declarent incapable. I'en sçay un3 qui aymeroit bien mieulx estre battu que de dormir pendant qu'on se battroit pour luy, et qui ne veid iamais sans ialousie ses gents mesmes faire quelque chose de grand en son absence. Et Selym premier disoit, avecques grande raison, ce me semble, « que les victoires qui se gaignent sans le maistre, ne sont pas complettes : » de tant plus volontiers eust il dict que ce maistre debvroit rougir de honte d'y pretendre part pour son nom, n'y ayant embesongné que sa voix et sa pensee; ny cela mesme, veu qu'en telle besongne, les advis et commandements qui apportent l'honneur, sont ceulx là seulement qui se donnent sur le champ, et au propre de l'affaire. Nul pilote n'exerce son office de pied ferme 5. Les princes de la race ottomane, la premiere race du monde en fortune guerriere, ont chauldement embrassé cette opinion; et Baiazet second, avecques son fils, qui s'en despartirent, s'amusants aux sciences et aultres occupations casanieres, donnerent aussi * SUÉTONE, dans la Vie de Vespasien, c. 24: Imperatorem ait stantem mori oportere. C.

2 SPARTIEN, Vérus, c. 6: Sanum principem mori debere, non debilem. J. V. L.

3 Probablement Henri IV.

4 Ed. de 1802, sur la pluce.

5

Ayant les pieds sur la terre, comme un planteur de choux. C.

seulement respirer ; » c'est à dire, ne donner aux necessitez corporelles que ce qu'on ne leur peult refuser, tenant tousiours l'ame et le corps embesongnez à choses belles, grandes et vertueuses. Il avoit honte, si en publicque on le veoyoit cracher ou suer (ce qu'on dict aussi de la ieunesse lacedemonienne, et Xenophon de la persienne 2), parce qu'il estimoit que l'exercice, le travail continuel, et la sobrieté, debvoient avoir cuict et asseiché toutes ces superfluitez. Ce que dict Seneque ne ioindra pas mal en cet endroict, que les anciens Romains maintenoient leur ieunesse droicte : « Ils n'apprenoient, dict il 3, rien à leurs enfants qu'ils deussent apprendre assis. »

C'est une genereuse envie, de vouloir mourir mesme utilement et virilement ; mais l'effect n'en gist pas tant en nostre bonne resolution qu'en nostre bonne fortune: mille ont proposé de vaincre ou de mourir en combattant, qui ont failly à l'un et à l'aultre, les bleceures, les prisons leur traversants ce desseing, et leur prestants une vie forcee; il y a des maladies qui atterrent iusques à nos desirs et nostre cognoissance. Fortune ne debvoit pas seconder la vanité des legions romaines qui s'obligerent, par serment, de mourir ou de vaincre. Victor, Marce Fabi, revertar ex acie: si fallo, Iovem patrem, Gradivumque Martem, aliosque iratos invoco deos 4. Les Portugais disent qu'en certain

I Voyez ZONARAS, vers la fin de l'histoire de Julien. C. 2 Cyropédie, I, 2, 16. C.

3 SÉNÈQUE, Epist. 88. C.

4 Je retournerai vainqueur du combat, & Marcus Fabius! Si je manque à mon serment, j'invoque sur moi la colère de Jupiter, de Mars, et des autres dieux. TITE-LIVE, II, 45.

endroict de leur conqueste des Indes, ils rencontrerent des soldats qui s'estoient condemnez, avecques horribles exsecrations, de n'entrer en aulcune composition, que de se faire tuer ou demeurer victorieux; et pour marque de ce væu, portoient la teste et la barbe rase. Nous avons beau nous hazarder et obstiner : il semble que les coups fuyent ceulx qui s'y presentent trop alaigrement, et n'arrivent volontiers à qui s'y presente trop volontiers et corrompt leur fin. Tel ne pouvant obtenir de perdre sa vie par les forces adversaires, aprez avoir tout essayé, a esté contrainct, pour fournir à sa resolution d'en rapporter l'honneur ou de n'en rapporter pas la vie, se donner soy mesme la mort en la chaleur propre du combat. Il en est d'aultres exemples; mais en voicy un: Philistus, chef de l'armee de mer du ieune Dionysius contre les Syracusains, leur presenta la battaille, qui feut asprement contestee, les forces estants pareilles : en icelle il eut du meilleur au commencement, par sa prouesse; mais les Syracusains se rengeants autour de sa galere pour l'investir, ayant faict grands faicts d'armes de sa personne pour se desvelopper, n'y esperant plus de ressource, s'osta de sa main la vie, qu'il avoit si liberalement abbandonnee, et frustratoirement ', aux mains ennemies 2.

Moley Moluch, roy de Fez, qui vient de gaigner 3 contre Sebastian, roy de Portugal, cette iournee fameuse par la mort de trois roys, et par la transmission de cette grande couronne à celle de Castille, se trouva griefvement malade dez lors que les Portugais entrerent à main armee en son estat; et alla tousiours depuis en empirant vers la mort, et la preveoyant. Iamais homme ne se servit de soy plus vigoreusement et bravement. Il se trouva foible pour soustenir la pompe cerimonieuse de l'entree de son camp, qui est, selon leur mode, pleine de magnificence, et chargee de tout plein d'action; et resigna cet

[ocr errors]

1 Inutilement, en vain. Frustratoire, vain et inutile, est encore en usage au palais. Frustratoirement n'est plus français. C. 2 PLUTARQUE, Vie de Dion, c. 8. Tout ce long passage, depuis les mots, Fortune ne debvoit pas, etc. manque dans l'exemplaire sur lequel a été faite l'édition des Essais publiée en 1802 par Naigeon. L'éditeur lui-même en fait l'aveu. J. V. L. -L'auteur de la note a négligé d'avertir que si le passage dont il s'agit manque dans l'exemplaire sur lequel a été faite l'édition de 1802, il ne manque point dans l'édition même, et s'y trouve au contraire distingué par des crochets. Afin de prévenir d'injustes malentendus, nous dirons, une fois pour toutes, que l'édition de 1802 reproduit en général avec une fidélité remarquable, les diverses leçons ou variantes du texte des Essais, et ne mérite pas, il s'en faut, le dédain qu'on semble affecter pour elle. DD.

3 En 1578. Voy. l'Histoire du président DE THOU, 1. LXV, p. 248, éd. de Genève, 1620. C.

:

honneur à son frere: mais ce feut aussi le seul office de capitaine qu'il resigna; touts les aultres necessaires et utiles, il les feit tres laborieusement et exactement, tenant son corps couché, mais son entendement et son courage debout et ferme iusques au dernier souspir, et aulcunement au delà. Il pouvoit miner ses ennemis, indiscrettement advancez en ses terres; et luy poisa merveilleusement qu'à faulte d'un peu de vie, et pour n'avoir qui substituer à la conduicte de cette guerre et aux affaires d'un estat troublé, il eust à chercher la victoire sanglante et hazardeuse, en ayant une aultre pure et nette entre ses mains toutesfois il mesnagea miraculeusement la duree de sa maladie, à faire consumer son ennemy, et l'attirer loing de l'armee de mer et des places maritimes qu'il avoit en la coste d'Afrique, iusques au dernier iour de sa vie, lequel, par desseing, il employa et reserva à cette grande iournee. Il dressa sa battaille en rond, assiegeant de toutes parts l'ost des Portugais; lequel rond venant à se courber et serrer, les empescha non seulement au conflict (qui feut tres aspre par la valeur de ce ieune roy assaillant), veu qu'ils avoient à monstrer visage à touts sens; mais aussi les empescha à la fuitte aprez leur route; et trouvants toutes les yssues saisies et closes, ils feurent contraincts de se reiecter à eulx mesmes, coacervanturque non solum cæde, sed etiam fuga, et s'amonceller les uns sur les aultres, fournissants aux vainqueurs une tres meurtriere victoire et tres entiere. Mourant, il se feit porter et tracasser 2 où le besoing l'appelloit, et coulant le long des files, enhortoit ses capitaines et soldats, les uns aprez les aultres: mais un coing de sa battaille se laissant enfoncer, on ne le peut tenir qu'il ne montast à cheval l'espee au poing; il s'efforceoit pour s'aller mesler, ses gents l'arrestants, qui par la bride, qui par sa robbe et par ses estriers. Cet effort acheva d'accabler ce peu de vie qui luy restoit on le recoucha. Luy se ressuscitant comme en sursault de cette pasmoison, toute aultre faculté luy defaillant pour advertir qu'on teust sa mort (qui estoit le plus necessaire commandement qu'il eust lors à faire, à fin de n'engendrer quelque desespoir aux siens par cette nouvelle), expira tenant le doigt eontre sa bouche close, signe ordinaire de faire silence3.

1 Entassés non-seulement par le carnage, mais aussi par la fuite. 2 Mener çà et là. - Tracasser, itare, hac illac cursitare. NICOT.

3 M. de Thou remarque, liv. LXV, pag. 248, qu'on disait que Charles de Bourbon avait fait la même chose en expirant au

Qui vescut oncques si long temps et si avant | pert, à veoir le lieu, que c'estoient postes assises, en la mort? qui mourut oncques si debout?

L'extreme degré de traicter courageusement la mort, et le plus naturel, c'est la veoir, non seulement sans estonnement, mais sans soing, continuant libre le train de la vie iusques dedans elle, comme Caton, qui s'amusoit à estudier et à dormir, en ayant une violente et sanglante presente en sa teste et en son cœur, et la tenant en sa main.

CHAPITRE XXII.

Des postes.

Ie n'ay pas esté des plus foibles en cet exercice, qui est propre à gents de ma taille, ferme et courte mais i'en quitte le mestier; il nous essaye trop pour y durer long temps. Ie lisois, à cette heure, que le roy Cyrus, pour recevoir plus facilement nouvelles de touts les costez de son empire, qui estoit d'une fort grande estendue, feit regarder combien un cheval pouvoit faire de chemin en un iour, tout d'une traicte; et à cette distance il establit des hommes qui avoient charge de tenir des chevaulx prests pour en fournir à ceulx qui viendroient vers luy et disent aulcuns, que cette vistesse d'aller revient à la mesure du vol des grues.

non ordonnees freschement pour cette course.

L'invention de Cecina à renvoyer des nouvelles à ceulx de sa maison, avoit bien plus de promptitude il emporta quand et soy des arondelles, et les relaschoit vers leurs nids quand il vouloit renvoyer de ses nouvelles, en les teignant de marque de couleur propre à signifier ce qu'il vouloit, selon qu'il avoit concerté avecques les siens'.

Au theatre à Rome, les maistres de famille avoient des pigeons dans leur sein, ausquels ils attachoient des lettres, quand ils vouloient mander quelque chose à leurs gents au logis; et estoient dressez à en rapporter response. D. Brutus en usa, assiegé à Mutine 2; et aultres, ailleurs.

Au Peru, ils couroient sur les hommes, qui les chargeoient sur les espaules à tout des portoires, par telle agilité, que tout en courant, les premiers porteurs reiectoient aux seconds leur charge, sans arrester un pas.

l'entens que les Valachi, courriers du Grand Seigneur, font des extremes diligences, d'autant qu'ils ont loy de desmonter le premier passant qu'ils treuvent en leur chemin, en luy donnant leur cheval recreu; et que pour se garder de lasser, ils se serrent à travers le corps bien estroictement d'une bande large, comme font assez d'aultres ie n'ay trouvé nul seiour3 à cet usage.

CHAPITRE XXIII.

Des mauvais moyens employez à bonne fin.

Cesar dict que Lucius Vibullius Rufus ayant haste de porter un advertissement à Pompeius, s'achemina vers luy iour et nuict, changeant de chevaulx, pour faire diligence3 ; et luy mesme, à ce que dict Suetone 4, faisoit cent milles par iour Il se treuve une merveilleuse relation et corsur un coche de louage; mais c'estoit un furieux | respondance en cette universelle police des oucourrier; car où les rivieres luy trenchoient son vrages de nature, qui monstre bien qu'elle n'est chemin, il les franchissoit à la nage, et ne se des- ny fortuite, ny conduicte par divers maistres. Les tournoit du droict pour aller querir un pont ou maladies et conditions de nos corps se veoyent un gué. Tiberius Nero allant veoir son frere Dru- aussi aux estats et polices : les royaumes, les resus malade en Allemaigne, feit deux cents milles publiques naissent, fleurissent, et fanissent de en vingt quatre heures, ayant trois coches 5. En vieillesse, comme nous. Nous sommes subiects à la guerre des Romains contre le roy Antiochus, une repletion d'humeurs, inutile et nuisible: soit T. Sempronius Gracchus, dict Tite Live, per de bonnes humeurs (car cela mesme les medecins dispositos equos prope incredibili celeritate ab le craignent; et parce qu'il n'y a rien de stable Amphissa tertio die Pellam pervenit: et ap- chez nous, ils disent que la perfection de santé trop alaigre et vigoreuse, il nous la fault essimer 4 et rabbattre par art, de peur que nostre nature ne se pouvant rasseoir en nulle certaine place, et n'ayant plus où monter pour s'ameliorer, ne se

pied des murailles de Rome, qui, peu après sa mort, fut prise d'assaut par ses troupes. C.

1 Il nous fatigue trop. C.

2 Dans la Cyropédie de XÉNOPHON, VIII, 6, 9. C.

3 De Bello civili, III, II: mutatis ad celeritatem jumentis. J. V. L.

4 Vie de César, c. 57. C.

5 PLINE, Nat. Hist. VII, 20. C.

6 Se rendit en trois jours d'Amphisse à Pella, sur des chevaux de relais, avec une rapidité presque incroyable. TITELIVE, XXXVIII, 7.

[ocr errors]
[blocks in formation]

recule en arriere en desordre et trop à coup : ils |
ordonnent pour cela aux athletes les purgations
et les saignees, pour leur soustraire cette supera-
bondance de santé); soit repletion de mauvaises
humeurs, qui est l'ordinaire cause des maladies.
De semblables repletions se veoyent les estats sou-
vent malades, et a lon accoustumé d'user de di-
verses sortes de purgation. Tantost on donne
congé à une grande multitude de familles, pour
en descharger le païs, lesquelles vont chercher
ailleurs où s'accommoder aux despens d'aultruy :
de cette façon nos anciens Francons, partis du
fond d'Allemaigne, veindrent se saisir de la Gaule
et en deschasser les premiers habitants; ainsi se
forgea cette infinie maree1 d'hommes, qui s'escoula
en Italie soubs Brennus et aultres; ainsi les Goths
et Vandales, comme aussi les peuples qui posse-
dent à present la Grece, abbandonnerent leur na-reller aultruy pour nostre commodité :
turel païs pour s'aller loger ailleurs plus au large;
et à peine est il deux ou trois coings au monde
qui n'ayent senty l'effect d'un tel remuement. Les
Romains bastissoient par ce moyen leurs colo-
nies; car sentants leur ville se grossir oultre me-
sure, ils la deschargeoient du peuple moins ne-
cessaire, et l'envoyoient habiter et cultiver les
terres par eulx conquises: par fois aussi ils ont à
escient nourry des guerres avecques aulcuns de
leurs ennemis, non seulement pour tenir leurs
hommes en haleine, de peur que l'oysifveté, mere
de corruption, ne leur apportast quelque pire in-
convenient,

faires de deçà, ne se reiectast en Angleterre1. Ce
feust l'une des raisons pourquoy nostre Philippe
consentit d'envoyer Iean son fils à la guerre d'oul-
tremer, afin d'emmener quand et luy un grand
nombre de ieunesse bouillante qui estoit en sa
gendarmerie.

Il y en a plusieurs en ce temps qui discourent de pareille façon, souhaittants que cette esmotion chaleureuse qui est parmy nous, se peust deriver à quelque guerre voysine, de peur que ces humeurs peccantes qui dominent pour cette heure nostre corps, si on ne les escoule ailleurs, maintiennent nostre fiebvre tousiours en force, et apportent enfin nostre entiere ruyne : et de vray, une guerre estrangiere est un mal bien plus doulx que la civile. Mais ie ne croy pas que Dieu favorisast une si iniuste entreprinse, d'offenser et que

Et patimur longæ pacis mala; sævior armis
Luxuria incumbit2;

mais aussi pour servir de saignee à leur republi-
que, et esventer un peu la chaleur trop vehemente
de leur ieunesse, escourter et esclaircir le bran-
chage de ce tige foisonnant en trop de gaillar-
dise; à cet effect se sont ils aultrefois servis de la
guerre contre les Carthaginois.

Au traité de Bretigny, Edouard troisiesme, roy d'Angleterre, ne voulut comprendre, en cette paix generale qu'il feit avec nostre roy, le differend du duché de Bretaigne, afin qu'il eust où se descharger de ses hommes de guerre, et que cette foule d'Anglois dequoy il s'estoit servy aux af

I Marée veut dire ici foule. Ce mot ne se trouve point en ce sens-là dans nos vieux dictionnaires. Il répond, en quelque manière, à celui de flot, fort usité pour signifier quantité, multitude, comme dans ces vers de Boileau :

Cotin à ses sermons traînant toute la terre,
Fend les flots d'auditeurs pour aller à sa chaire.

C.

Nous subissons les maux inséparables d'une trop longue paix; plus terrible que les armes, le luxe nous a domptés. JuVÉNAL, VI, 291.

Nil mihi tam valde placeat, Rhamnusia virgo, Quod temere invitis suscipiatur heris 2. Toutesfois la foiblesse de nostre condition nous poulse souvent à cette necessité, de nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin: Lycurgus, le plus vertueux et parfaict legislateur qui feut oncques, inventa cette tres iniuste façon, pour instruire son peuple à la temperance, de faire enyvrer par force les Elotes qui estoient leurs serfs, à fin qu'en les veoyant ainsi perdus et ensepvelis dans le vin, les Spartiates prinsent en

horreur le desbordement de ce vice 3. Ceulx là avoient encores plus de tort, qui permettoient anciennement que les criminels, à quelque sorte de mort qu'ils feussent condemnez, feussent deschirez touts vifs par les medecins, pour y veoir au naturel nos parties interieures, et en establir plus de certitude en leur art 4 : car s'il se fault desbaucher, on est plus excusable en le faisant pour la santé de l'ame que pour celle du corps; comme les Romains dressoient le peuple à la vaillance et au mespris des dangiers et de la mort, par ces furieux spectacles de gladiateurs et escrimeurs à oultrance qui se combattoient, detailloient et entretuoient en leur presence:

I Voyez FROISSART, t. I, c. 213 : Et mieulx valoit, dit-il, et plus proufitable estoit, que ces guerroyeurs et pilleurs se retirassent en la duché de Bretaigne (qui est un des gras pais du monde, et bon pour tenir gents d'armes), que qu'ils veinsissent en Angleterre; car leur pais en pourroit estre perdu et robbé. C.

2 O puissante Némésis! puissé-je ne jamais rien désirer si vivement, que j'entreprenne de l'avoir malgré les légitimes possesseurs! CATULLE, LXVIII, 77.

3 PLUTARQUE, Lycurgue, c. 21. C.

4 A. CORN. CELSI Medicina, præfat. pag. 7, édit. Th. J. ab Almeloven, Amst. 1713. C.

« PreviousContinue »