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et m'arreste aux comparaisons qui me sont plus
favorables. He reccoy la santé les bras ouverts,
libre, plaine et entiere; et aiguise mon appetit à
la iouyr, d'autant plus qu'elle m'est à present
moins ordinaire et plus rare : tant s'en fault que
ie trouble son repos et sa doulceur par l'amertume
d'une nouvelle et contraincte forme de vivre. Les
bestes nous monstrent assez combien l'agitation de
nostre esprit nous apporte de maladies.: ce qu'on
nous dict de ceulx du Bresil, qu'ils ne mouroient
que de vieillesse, on l'attribue à la serenité et
tranquillité de leur air; ie l'attribue plustost à la
tranquillité et serenité de leur ame, deschargee
de toute passion, pensee et occupation tendue ou
desplaisante; comme gents qui passoient leur vie
en une admirable simplicité et ignorance, sans
lettres, sans loy, sans roy, sans religion quelcon-
que. Et d'où vient, ce qu'on veoid par experience,
que les plus grossiers et plus lourds sont plus fer-
mes et plus desirables aux executions amoureuses;
et que l'amour d'un muletier se rend souvent plus
acceptable que celle d'un gallant homme; sinon
qu'en cettuy cy l'agitation de l'ame trouble sa
force corporelle, la rompt et lasse, comme elle
lasse aussi et trouble ordinairement soy mesme?
Qui la desmeut, qui la iecte plus coustumierement
à la manie, que sa promptitude, sa poincte, son
agilité, et enfin sa force propre? Dequoy se faict la
plus subtile folie, que de la plus subtile sagesse?
Comme des grandes amitiez naissent des grandes
inimitiez, des santez vigoreuses les mortelles
maladies; ainsi des rares et vifves agitations de
les plus excellentes manies et plus des-
tracquees; il n'y a qu'un demy tour de cheville à
passer de l'un à l'aultre. Aux actions des hommes
insensez, nous veoyons combien proprement
la folie convient avecques les plus vigoreuses
operations de nostre ame. Qui ne sçait combien
est imperceptible le voysinage d'entre la folie
avecques les gaillardes eslevations d'un esprit
libre, et les effects d'une vertu supreme et extra-
ordinaire? Platon dict les melancholiques plus
disciplinables et excellents: aussi n'en est il point
qui ayent tant de propension à la folie. Infinis
esprits se treuvent ruynez par leur propre force
et soupplesse quel sault vient de prendre, de sa
propre agitation et alaigresse, l'un des plus iu-
dicieux, ingenieux, et plus formez à l'air de cette
antique et pure poësie, qu'aultre poëte italien aye
iamais esté ? n'a il pas dequoy sçavoir gré à cette
sienne vivacité meurtriere? à cette clarté qui l'a
aveuglé? à cette exacte et tendue apprehension
de la raison, qui l'a mis sans raison? à la cu- |

nos ames,

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rieuse et laborieuse queste des sciences, qui l'a conduict à la bestise? à cette rare aptitude aux exercices de l'ame, qui l'a rendu sans exercice et sans ame? l'eus plus de despit encores que de compassion, de le veoir à Ferrare en si piteux estat, survivant à soy mesme, mescognoissant et soy et ses ouvrages, lesquels, sans son sceu, et toutesfois à sa veue, on a mis en lumiere incorrigez et informes'.

Voulez vous un homme sain, le voulez vous reiglé, et en ferme et seure posture? affublez le de tenebres, d'oysifveté et de pesanteur : il nous fault abbestir pour nous assagir, et nous esblouïr pour nous guider. Et si on me dict que la commodité d'avoir l'appetit froid et mousse aux douleurs et aux maulx, tire aprez soy cette incommodité, de nous rendre aussi, par consequent, moins aigus et friands à la iouïssance des biens et des plaisirs; cela est vray : mais la misere de nostre condition porte que nous n'avons pas tant à iouyr qu'à fuyr, et que l'extreme volupté ne nous touche pas comme une legiere douleur ; segnius homines bona quam mala sentiunt : nous ne sentons point l'entiere santé, comme la moindre des maladies;

Pungit

In cute vix summa violatum plagula corpus;

Quando valere nihil quemquam movet. Hoc iuvat unum, Quod me non torquet latus, aut pes; cetera quisquam Vix queat aut sanum sese, aut sentire valentem 3: nostre bien estre, ce n'est que la privation d'estre mal. Voylà pourquoy la secte de philosophie qui a le plus faict valoir la volupté, encores l'a elle rengée à la seule indolence. Le n'avoir point de mal, c'est le plus avoir de bien que l'homme puisse esperer, comme disoit Ennius,

Nimium boni est, cui nihil est mali 4;

car ce mesme chatouillement et aiguisement qui se rencontre en certains plaisirs, et semble nous

I Montaigne vit à Ferrare, en novembre 1580, le célèbre Torquato Tasso, l'auteur de la Jérusalem délivrée; enfermé dans l'hôpital Sainte-Anne au mois de mars 1579, et qui n'en sortit qu'au mois de juillet 1586. Quoiqu'il en parle ici avec beaucoup d'intérêt, il n'en dit rien dans le Journal de son voyage

en Italie, t. I, p. 228. Il se contente de faire mention d'une

effigie de l'Arioste, un peu plus plein de visage qu'il n'est en

scs livres. J. V. L.

2 Les hommes sont moins sensibles au plaisir qu'à la douleur. TITE-LIVE, XXX, 21.

3 Nous sentons vivement la piqûre qui nous effleure à peine, et nous ne sommes pas sensibles au plaisir de la santé. L'homme se félicite de n'avoir ni la pleurésie ni la goutte; mais à peine sait-il qu'il est sain et plein de vigueur. Stephani Boetiani poemata, au revers de la page 115, ligne II, etc. - Ces vers latins, qu'on a attribués à Ennius, sont tirés d'une satire la tine d'Estienne de la Boëtie, dont nous avons cité un passage dans les notes sur le chap. 27 du premier livre. C. 4 ENNIUS, ap. Cic. de Finib. II, 13.

enlever au dessus de la santé simple et de l'in- | luy manque, elle veult user de rusc, et donner dolence; cette volupté actifve, mouvante, et ie un tour de soupplesse et de iambe, où la vigueur ne sçay comment cuysante et mordante, celle là du corps et des bras vient à luy faillir; car non mesme ne vise qu'à l'indolence, comme à son seulement à un philosophe, mais simplement à but; l'appetit qui nous ravit à l'accointance des un homme rassis, quand il sent par effect l'altefemmes, il ne cherche qu'à chasser la peine que ration cuysante d'une fiebvre chaulde, quelle monnous apporte le desir ardent et furieux, et ne noye est ce de le payer de la soubvenance de la demande qu'à l'assouvir, et se loger en repos et doulceur du vin grec? ce seroit plustost luy emen l'exemption de cette fiebvre : ainsi des aultres. pirer son marché : le dis doncques que si la simplesse nous achemine à n'avoir point de mal, elle nous achemine à un tres heureux estat, selon nostre condition.

Si ne la fault il point imaginer si plombee, qu'elle Si ne la fault il point imaginer si plombee, qu'elle soit du tout sans sentiment; car Crantor avoit bien raison de combattre l'indolence d'Epicurus, si on la bastissoit si profonde, que l'abord mesme et la naissance des maulx en feust à dire. « le ne loue point cette indolence qui n'est ny possible ny desirable: ie suis content de n'estre pas malade; mais si ie le suis, ie veulx sçavoir que ie le suis; et si on me cauterize ou incise, ie le veulx sentir1. » De vray, qui desracineroit la cognoissance du mal, il extirperoit quand et quand la cognoissance de la volupté, et enfin aneantiroit l'homme. Istud nihil dolere, non sine magna mercede contingit immanitatis in animo, stuporis in corpore. Le mal est, à l'homme, bien à son tour: ny la douleur ne luy est tousiours à fuyr, ny la volupté tousiours à suyvre.

C'est un tres grand advantage pour l'honneur de l'ignorance, que la science mesme nous reiecte entre ses bras, quand elle se treuve empeschee à nous roidir contre la pesanteur des maulx; elle est contraincte de venir à cette composition, de nous lascher la bride, et donner congé de nous sauver en son giron, et nous mettre, soubs sa faveur, à l'abri des coups et iniures de la fortune: car que veult elle dire aultre chose, quand elle nous presche « De retirer nostre pensee des maulx qui nous tiennent, et l'entretenir des voluptez perdues; De nous servir, pour consolation des maulx presents, de la souvenance des biens passez; et D'appeller à nostre secours un contentement esvanouy, pour l'opposer à ce qui nous presse? » Levationes ægritudinum in avocatione a cogitanda molestia, et revocatione ad contemplandas voluptates, ponit 3: si ce n'est que où la force

1 CIC. Tuscul. III, 7.

2 Cette indolence ne se peut acquérir qu'il n'en coûte cher à l'esprit et au corps; il faut que l'esprit devienne féroce et le corps léthargique. Cic. Tuscul. III, 6.

3 Pour bannir le chagrin, il faut, dit Épicure, écarter toute idée fâcheuse, et se rappeler les idées riantes. CIC. Tuscul. III, 6.

Che ricordarsi il ben doppia la noia1.

De mesme condition est cet aultre conseil que la

philosophie donne, « De maintenir en la memoire seulement le bonheur passé, et d'en effacer les si nous avions en nostre pouvoir la science de desplaisirs que nous avons soufferts 2; » comme l'oubly: et conseil duquel nous valons moins,

encores un coup.

Suavis est laborum præteritorum memoria 3. Comment! la philosophie, qui me doibt mettre les armes à la main pour combattre la fortune; qui me doibt roidir le courage pour fouler aux pieds toutes les adversitez humaines, vient elle à cette mollesse de me faire conniller par ces destours couards et ridicules? car la memoire nous represente, non pas ce que nous choisissons, mais ce qui luy plaist; voire, il n'est rien qui imprime si vifvement quelque chose en nostre souvenance, que le desir de l'oublier : c'est une bonne maniere de donner en garde, et d'empreindre en nostre ame quelque chose, que de la soliciter de la perdre. Et cela est fauls, Est situm in nobis, ut et adversa quasi perpetua oblivione obruamus, et secunda iucunde et suaviler meminerimus 4; et cecy est vray, Memini etiam quæ nolo: oblivisci non possum quæ volo 5. Et de qui est ce conseil? de celuy, qui se unus sapientem profiteri sit ausus;

Qui genus humanum ingenio superavit, et omnes
Præstinxit, stellas exortus uti ætherius sol 7.

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De vuider et desmunir la memoire, est ce pas le vray et propre chemin à l'ignorance?

Iners malorum remedium ignorantia est1. Nous veoyons plusieurs pareils preceptes, par lesquels on nous permet d'emprunter du vulgaire des apparences frivoles, où la raison vifve et forte ne peult assez, pourveu qu'elles nous servent de contentement et de consolation: où ils ne peuvent guarir la playe, ils sont contents de l'endormir et pallier. Ie croy qu'ils ne me nieront pas cecy, que s'ils pouvoient adiouster de l'ordre et de la constance en un estat de vie qui se mainteinst en plaisirs et en tranquillité par quelque foiblesse et maladie de iugement, qu'ils ne l'acceptassent :

Potare, et spargere flores

Incipiam, patiarque vel inconsultus haberi 2. Il se trouveroit plusieurs philosophes de l'advis de Lycas cettuy cy ayant, au demourant, ses mœurs bien reiglees, vivant doulcement et paisiblement en sa famille, ne manquant à nul office de son debvoir envers les siens et les estrangiers, se preservant tres bien des choses nuisibles, s'estoit, par quelque alteration de sens, imprimé en la cervelle une resverie: c'est qu'il pensoit estre perpetuellement aux theatres à veoir des passetemps, des spectacles, et des plus belles comedies du monde, Guary qu'il feut, par les medecins, de cette humeur peccante, à peine qu'il ne les meist en procez pour le restablir en la doulceur de ces imaginations :

Pol! me occidistis, amici, Non servastis, ait; cui sic extorta voluptas, Et demptus per vim mentis gratissimus error 3: d'une pareille resverie à celle de Thrasylaus, fils de Pythodorus, qui se faisoit accroire que touts les navires qui relaschoient du port de Piree et y abordoient, ne travailloient que pour son service; se resiouïssant de la bonne fortune de leur navigation, les recueillant avecques ioye. Son frere Crito l'ayant faict remettre en son meilleur sens, il regrettoit cette sorte de condition en laquelle il avoit vescu en liesse, et deschargé de tout desplaisir 4. C'est ce que dict ce vers ancien grec,

Et l'ignorance n'est à nos maux qu'un faible remède. SÉNEQUE, OEdipe, acte III, v. 7.

2 Au hasard de passer pour fou, je veux boire, je veux répandre des fleurs autour de moi. HOR. Epist. I, 5, 14.

3 Ah! mes amis, qu'avez-vous fait? en me guérissant, vous m'avez tué! C'est m'oter tous mes plaisirs, que de m'arracher de l'âme cette douce erreur dont j'étais enchanté. HOR. Epist. II, 2, 138.

4 Toute cette histoire est prise d'ATHÉNÉE, liv. XII, à la fin. Elle est aussi dans ÉLIEN, Var. hist. IV, 25, où l'on trouve Thrasyllus au lieu de Trasylaus. C.

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qu'il y a beaucoup de commodité à n'estre pas si advisé,»

ἐν τῷ φρονεῖν γὰρ μηδέν, ἥδιστος βίος *. Et l'Ecclesiaste : « En beaucoup de sagesse, beaucoup de desplaisirs; et, Qui acquiert science, s'acquiert du travail et du torment 2. »

Cela mesme à quoy la philosophie consent en general, cette derniere recepte qu'elle ordonne à toute sorte de necessitez, qui est De mettre fin à la vie que nous ne pouvons supporter (Placet? git dolor? vel fodiat sane : si nudus es, da iupare. Non placet? quacumque vis, exi.... Pungulum; sin tectus armis Vulcaniis, id est fortitudine, resiste3); et ce mot des Grecs convives qu'ils y appliquent, Aut bibat, aut abeat, qui sonne plus sortablement en la langue d'un Gascon, qui change volontiers en V le B, qu'en celle de Cicero:

Vivere si recte nescis, decede peritis. Lusisti satis, edisti satis, atque bibisti; Tempus abire tibi est, ne potum largius æquo Rideat, et pulset lasciva decentius ætas 5: qu'est ce aultre chose qu'une confession de son impuissance, et un renvoy non seulement à l'ïgnorance, pour y estre à couvert, mais à la stupidité mesme, au non sentir et au non estre?

Democritum postquam matura vetustas Admonuit memorem, motus languescere mentis; Sponte sua letho caput obvius obtulit ipse. C'est ce que disoit Antisthenes, « qu'il falloit faire provision ou de sens pour entendre, ou de licol pour se pendre 7; » et ce que Chrysippus alleguoit sur ce propos du poëte Tyrtæus,

De la vertu ou de mort approcher 8 : et Crates disoit, « que l'amour se guarissoit par la faim, sinon par le temps; et à qui ces deux

1 SOPHOCLE, Ajax, v. 552. C.
2 Ecclesiast. chap. I, vers. 18. C.

3 Te plait-elle encore? supporte-la. En es-tu las? sors-en par où tu voudras... La douleur te pique? je suppose même qu'elle te déchire: prète le flanc, si tu es sans défense; mais si tu es couvert des armes de Vulcain, c'est-à-dire armé de force et de courage, résiste. — Les premières paroles sont un passage altéré de SÉNÈQUE, Epist. 70: Placet? vive. Non placet? licet eo reverti, unde venisti. Le reste est de CICERON, Tusc. quæst. II, 14. C.

4 Qu'il boive ou qu'il s'en aille. Cic. Tusc. quæst. V, 4. 5 Si tu ne sais point user de la vie, cède la place à ceux qui le savent. Tu as assez folatré, assez bu, assez mangé; il est temps pour toi de faire retraite. Ne crains-tu pas de t'enivrer, et de devenir la risée et le jouet des jeunes gens, à qui la gaieté convient mieux qu'à toi? HOR. Epist. II, 2, 213.

6 Démocrite, averti par l'age que les ressorts de son esprit commençaient à s'user, alla lui-même au-devant de la mort. LUCRÈCE, III, 1052.

7 PLUTARQUE, Contredicts des philosophes stoïques, c. 14. C. 8 ID. ibid.

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moyens ne plairoient, par la hart 1. » Celuy Sextius, duquel Seneque et Plutarque parlent avecques si grande recommendation, s'estant iecté, toutes choses laissees, à l'estude de la philosophie, delibera de se precipiter en la mer, veoyant le progrez de ses estudes trop tardif et trop long: il couroit à la mort, au default de la science. Voycy les mots de la loy sur ce subiect : « Si d'adventure il survient quelque grand inconvenient qui ne se puisse remedier, le port est prochain, et se peult on sauver, à nage, hors du corps, comme hors d'un esquif qui faict eau; car c'est la crainte de mourir, non pas le desir de vivre, qui tient le fol attaché au corps. >>

3

Comme la vie se rend par la simplicité plus plaisante, elle s'en rend aussi plus innocente et meilleure, comme ie commenceoy tantost à dire. Les simples, dict sainct Paul, et les ignorants, s'eslevent et se saisissent du ciel ; » et nous, à tout nostre sçavoir, nous plongeons aux abysmes infernaux. Ie ne m'arreste ny à Valentian 3, ennemy declaré de la science et des lettres; ny à Licinius, touts deux empereurs romains, qui les nommoient le venin et la peste de tout estat politique; ny à Mahumet qui, comme i'ay entendu, interdict la science à ses hommes mais l'exemple de ce grand Lycurgus, et son auctorité, doibt certes avoir grand poids, et la reverence de cette divine police lacedemonienne, si grande, si admirable, et si long temps fleurissante en vertu et en bonheur, sans aulcune institution ny exercice de lettres. Ceulx qui reviennent de ce monde nouveau qui a esté descouvert du temps de nos peres par les Espaignols, nous peuvent tesmoigner combien ces nations, sans magistrat et sans loy, vivent plus legitimement et plus reigleement que les nostres, où il y a plus d'officiers et de loix, qu'il n'y a d'aultres hommes, et qu'il n'y a d'actions:

Di cittatorie piene, e di libelli,
D'esamine, e di carte di procure,
Hanno le mani e il seno, e gran fastelli
Di chiose, di consigli, e di letture:
Per cui le facultà de' poverelli
Non sono mai nelle città sicure;

I DIOG. LAERCE, VI, 86. C.

-

PLUTARQUE, Comment on pourra appercevoir si on amende, etc. c. 5 de la version d'Amyot. C. Sextus le pythagoricien est cité par SÉNÈQUE, Epist. 59, 64, 73, 98, 108; de Ira, II, 36; III, 36; Nat. quæst. VII, 32, etc. J. V. L.

Comme on ne connaît point d'empereur romain de ce nom, Je crois qu'il s'agit ici de Valens, empereur qui vivait dans la seconde moitié du quatrième siècle, et qui fut en effet, comme Licinius, un ennemi déclaré des sciences et de la philosophie. A. D.

Hanno dietro, et dinanzi, et d'ambi i lati, Notai, procuratori, ed avvocati'. C'estoit ce que disoit un senateur romain des derniers siecles, Que leurs predecesseurs avoient l'haleine puante à l'ail, et l'estomach musqué de bonne conscience 2; et qu'au rebours, ceulx de son temps ne sentoient au dehors que le parfum, puants au dedans à toute sorte de vices : c'est à dire, comme ie pense, qu'ils avoient beaucoup de sçavoir et de suffisance, et grande faulte de preud'hommie. L'incivilité, l'ignorance, la simplesse, la rudesse, s'accompaignent volontiers de l'innocence; la curiosité, la subtilité, le sçavoir, traisnent la malice à leur suitte : l'humilité, la crainte, l'obeïssance, la debonnaireté, qui sont les pieces principales pour la conservation de la societé humaine, demandent une ame vuide, docile, et presumant peu de soy. Les chrestiens ont une particuliere cognoissance, combien la curiosité est un mal naturel et originel en l'homme : le soing de s'augmenter en sagesse et en science, ce feut la premiere ruyne du genre humain; c'est la voye par où il s'est precipité à la damnation eternelle; l'orgueil est sa perte et sa corruption : c'est l'orgueil qui iecte l'homme à quartier des voyes communes, qui luy faict embrasser les nouvelletez, et aymer mieulx estre chef d'une trouppe errante et desvoyee au sentier de perdition, aymer mieulx estre regent et precepteur d'erreur et de mensonge, que d'estre disciple en l'eschole de verité, se laissant mener et conduire par la main d'aultruy à la voye battue et droicturiere. C'est à l'adventure ce que dict ce mot grec ancien, « que la superstition suit l'orgueil, et lui obeït comme à son pere : » ἡ δεισιδαιμονία καθάπερ πατρὶ τῷ τύφῳ TEOTO 3. O cuider! combien tu nous empesches!

Aprez que Socrates feut adverty que le dieu de sagesse luy avoit attribué le nom de Sage, il en feut estonné 4; et se recherchant et secouant par tout, n'y trouvoit aulcun fondement à cette divine sentence: il en sçavoit de iustes, temperants, vaillants, sçavants comme luy, et plus eloquents, et plus beaux, et plus utiles au païs.

1 Ils ont le sein et les mains pleines d'ajournements, de requêtes, d'informations, et de lettres de procuration; ils marchent chargés de sacs remplis de gloses, de consultations et de procédures. Grâce à eux, le pauvre peuple n'est jamais en sûreté dans les villes; par devant, par derrière, des deux côtés, il est assiégé d'une foule de notaires, de procureurs, et d'avocats. ARIOST. Orlando furioso, c. 14, stanz. 84.

2 C'est un passage de Varron, qu'on trouve dans NONIUS MARCELLUS, au mot Cepe, p. 201, éd. de Mercier. C.

3 C'est un mot de Socrate, s'il faut en croire STOBÉE, qui le lui attribue. Serm. XXII, p. 189. C.

4 Voyez PLATON, Apologie de Socrate, p. 360. C.

Enfin il se resolut qu'il n'estoit distingué des aultres, et n'estoit sage, que parce qu'il ne se tenoit pas tel; et que son dieu estimoit bestise singuliere à l'homme l'opinion de science et de sagesse; et que sa meilleure doctrine estoit la doctrine de l'ignorance, et la simplicité sa meilleure sagesse. La saincte parole declare miserables ceulx d'entre nous qui s'estiment : « Bourbe et cendre, leur dict elle, qu'as tu à te glorifier?» Et ailleurs: « Dieu a faict l'homme semblable à l'umbre; » de laquelle qui iugera, quand par l'esloingnement de la lumiere elle sera esvanouïe? Ce n'est rien que de nous.

Il s'en fault tant que nos forces conceoivent la haulteur divine, que des ouvrages de nostre createur, ceulx là portent mieulx sa marque, et sont mieulx siens, que nous entendons le moins. C'est aux chrestiens une occasion de croire, que de rencontrer une chose incroyable; elle est d'autant plus selon raison, qu'elle est contre l'humaine. raison si elle estoit selon raison, ce ne seroit plus miracle; et si elle estoit selon quelque exemple, ce ne seroit plus chose singuliere. Melius scitur Deus nesciendo 1, dict sainct Augustin; et Tacitus Sanctius est ac reverentius de actis deorum credere, quam scire 2; et Platon estime qu'il y ayt quelque vice d'impieté à trop curieusement s'enquerir et de Dieu, et du monde, et des causes premieres des choses. Atque illum quidem parentem huius universitatis invenire, difficile; et quum iam inveneris, indicare in vulgus, nefas3, dict Cicero. Nous disons bien, Puissance, Verité, Iustice : ce sont paroles qui signifient quelque chose de grand; mais cette chose là, nous ne la veoyons aulcunement, ny ne la concevons. Nous disons que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que Dieu ayme,

Immortalia mortali sermone notantes 4:

ce sont toutes agitations et esmotions qui ne peuvent loger en Dieu, selon nostre forme; ny nous, l'imaginer selon la sienne. C'est à Dieu seul de se cognoistre, et interpreter ses ouvrages; et le faict en nostre langue improprement, pour s'avaller et descendre à nous, qui sommes

On connait mieux ce qu'est la Divinité quand on se soumet à l'ignorer. S. AUGUSTIN, de Ordine, II, 16.

2 A l'égard de ce que font les dieux, il est plus respectueux et plus saint de croire que d'approfondir. TACITE, de Mor. German. c. 34.

3 Il est difficile de connaître l'auteur de cet univers; et si on parvient à le découvrir, il est impossible de le dire à tous. CIC. trad. du Timée de Platon, c. 2.

4 Exprimant des choses divines en termes humains. LuCRÈCE, V, 122.

à terre couchez. « La prudence ', comment luy peult elle convenir, qui est l'eslite entre le bien et le mal; veu que nul mal ne le touche? quoy! la raison et l'intelligence, desquelles nous nous servons pour arriver, par les choses obscures, aux apparentes; veu qu'il n'y a rien d'obscur à Dieu? La iustice, qui distribue à chascun ce qui luy appartient, engendree pour la societé et communauté des hommes, comment est elle en Dieu? la temperance, comment? qui est la moderation des voluptez corporelles, qui n'ont nulle place en la Divinité. La fortitude à porter la douleur, le labeur, les dangiers, luy appartiennent aussi peu; ces trois choses n'ayants nul accez prez de luy. » Parquoy Aristotele tient egualement exempt de vertu et de vice. Neque gratia, neque ira teneri potest; quod quæ talia essent, imbecilla essent omnia 3.

La participation que nous avons à la cognoissance de la Verité, quelle qu'elle soit, ce n'est point par nos propres forces que nous l'avons acquise: Dieu nous a assez apprins cela par les tesmoings qu'il a choisis du vulgaire, simples et ignorants, pour nous instruire de ses admirables secrets. Nostre foy, ce n'est pas nostre acquest; c'est un pur present de la liberalité d'aultruy : ce n'est pas par discours, ou par nostre entendement, que nous avons receu nostre religion; c'est par auctorité et par commandement estrangier : la foiblesse de nostre iugement nous y ayde plus que la force, et nostre aveuglement plus que nostre clairvoyance; c'est par l'entremise de nostre ignorance, plus que de nostre science, que nous sommes sçavants de ce divin sçavoir. Ce n'est pas merveille, si nos moyens naturels et terrestres ne peuvent concevoir cette cognoissance supernaturelle et celeste : apportons y seulement, du nostre, l'obeïssance et la subiection; car, comme il est escript : « Ie destruiray la sapience des sages, et abbattray la prudence des prudents: où est le sage? où est l'escrivain? où est le disputateur de ce siecle? Dieu n'a il pas abbesty la sapience de ce monde? car puis que le monde n'a point cogneu Dieu par sapience, il luy a pleu, par l'ignorance et simplesse de la predication, sauver les croyants 4. »

Si me fault il veoir enfin s'il est en la puissance de l'homme de trouver ce qu'il cherche,

1 Montaigne transcrit ici un long passage de Cicéron, sans le nommer. Voy. de Nat. deor. III, 15. C. 2 Morale à Nicomaque, VII, 1. C.

3 Il n'est susceptible ni de haine ni d'amour, parce que ces passions décèlent des êtres faibles. CIC. de Nat. deor. 1, 17. 4 S. PAUL, Épitre aux Corinth. 1, 1, 19. C.

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