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le m'ouvre aux miens tant que ie puis, et leur | charge; mais le pere les a bien mal nourris, s'il signifie tres volontiers l'estat de ma volonté et ne peult esperer qu'en leur maturité ils auront de mon iugement envers eulx, comme envers plus de sagesse et de suffisance que sa femme, un chascun ie me haste de me produire et de veu l'ordinaire foiblesse du sexe. Bien seroit il me presenter; car ie ne veulx pas qu'on s'y mes- toutesfois, à la verité, plus contre nature de faire compte, de quelque part que ce soit. Entre aultres dependre les meres de la discretion de leurs encoustumes particulieres qu'avoient nos anciens fants. On leur doibt donner largement dequoy Gaulois, à ce que dict Cesar', cette cy en estoit maintenir leur estat; selon la condition de leur l'une, que les enfants ne se presentoient aux maison et de leur aage; d'autant que la necessité peres, ny s'osoient trouver en publicque en leur et l'indigence est beaucoup plus malseante et compaignie, que lorsqu'ils commenceoient à mal aysee à supporter à elles qu'aux masles : il porter les armes; comme s'ils eussent voulu dire fault plustost en charger les enfants que la mere. que lors il estoit aussi saison que les peres les receussent en leur familiarité et accointance.

En general, la plus saine distribution de nos biens, en mourant, me semble estre les laisser distribuer à l'usage du pays : les loix y ont mieulx pensé que nous; et vault mieulx les laisser faillir en leur eslection, que de nous hazarder de faillir temerairement en la nostre. Ils ne sont pas propre

et sans nous, ils sont destinez à certains successeurs. Et encores que nous ayons quelque liberté au delà, ie tiens qu'il fault une grande cause, et bien apparente, pour nous faire oster à un ce que sa fortune luy avoit acquis, et à quoy la iustice commune l'appelloit; et que c'est abuser, contre raison, de cette liberté, d'en servir nos fantasies frivoles et privees. Mon sort m'a faict grace de ne m'avoir presenté des occasions qui me peussent tenter, et divertir mon affection de la commune et legitime ordonnance. I'en veoy envers qui c'est temps perdu d'employer un long soing de bons offices: un mot receu de mauvais biais efface le merite de dix ans. Heureux qui se treuve à poinct pour leur oindre la volonté sur ce dernier passage! la voysine action l'emporte : non pas les meilleurs et plus frequents offices, mais les plus recents et presents, font l'operation. Ce sont gents qui se iouent de leurs testaments, comme de pommes ou de verges, à gratifier ou chastier

l'ay veu encores une aultre sorte d'indiscretion en aulcuns peres de mon temps, qui ne se contentent pas d'avoir privé, pendant leur longue vie, leurs enfants de la part qu'ils debvoient avoir naturellement en leurs fortunes, mais laissentment nostres, puisque, d'une prescription civile, encores aprez eulx à leurs femmes cette mesme auctorité sur touts leurs biens, et loy d'en disposer à leur fantasie. Et ay cogneu tel seigneur, des premiers officiers de nostre couronne, ayant, par esperance de droict à venir, plus de cinquante mille escus de rente, qui est mort necessiteux, et accablé de debtes, aagé de plus de cinquante ans, sa mere, en son extreme decrepitude, iouïssant encore de touts ses biens par l'ordonnance du pere, qui avoit de sa part vescu prez de quatre vingts ans. Cela ne me semble aulcunement raisonnable. Pourtant treuve ie peu d'advancement à un homme de qui les affaires se portent bien, d'aller chercher une femme qui le charge d'un grand dot; il n'est point de debte estrangiere qui apporte plus de ruyne aux maisons: mes predecesseurs ont communement suyvi ce conseil bien à propos, et moy aussi. Mais ceulx qui nous desconseillent les femmes riches, de peur qu'elles soient moins traictables et recognoissantes, se trompent de faire perdre quelque reelle commo-chasque action de ceulx qui y pretendent interest. dité pour une si frivole coniecture. A une femme desraisonnable, il ne couste non plus de passer par dessus une raison que par dessus une aultre; elles s'ayment le mieulx où elles ont plus de tort l'iniustice les alleiche; comme les bonnes, l'honneur de leurs actions vertueuses; et en sont debonnaires d'autant plus qu'elles sont plus riches; comme plus volontiers et glorieusement chastes, de ce qu'elles sont belles.

C'est raison de laisser l'administration des affaires aux meres pendant que les enfants ne sont pas en l'aage, selon les loix, pour en manier la De Bell. gall. VI, 18. C.

C'est chose de trop longue suitte, et de trop de poids, pour estre ainsi promenee à chasque instant; et en laquelle les sages se plantent une fois pour toutes, regardants surtout à la raison et observance publicque. Nous prenons un peu trop à cœur ces substitutions masculines, et proposons une eternité ridicule à nos noms. Nous poisons aussi trop les vaines coniectures de l'advenir, que nous donnent les esprits pueriles. A l'adventure eut on faict iniustice de me desplacer de mon reng, pour avoir esté le plus lourd et plombé, le plus long et desgousté en ma leçon, non seulement que touts mes freres, mais que touts les enfants de

ma province, soit leçon d'exercice d'esprit, soit leçon d'exercice de corps. C'est folie de faire des triages extraordinaires sur la foy de ces divinations, ausquelles nous sommes si souvent trompez. Si on peult blecer cette reigle, et corriger les destinees au chois qu'elles ont faict de nos heritiers, on le peult, avecques plus d'apparence, en consideration de quelque remarquable et enorme difformité corporelle, vice constant, inamendable, et selon nous, grands estimateurs de la beaulté, d'important preiudice.

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Le plaisant dialogue du legislateur de Platon avecques ses citoyens, fera honneur à ce passage. Comment doneques, disent ils, sentants leur fin prochaine, ne pourrons nous point disposer de ce qui est à nous à qui il nous plaira? O dieux! quelle cruauté, qu'il ne nous soit loisible, selon que les nostres nous auront servy en nos maladies, nostre vieillesse, en nos affaires, de leur donner plus et moins, selon nos fantasies! » A quoy le legislateur respond en cette maniere : « Mes amis, qui avez sans doubte bientost à mourir, il est mal aysé et que vous vous cognoissiez, et que Vous cognoissiez ce qui est à vous, suyvant l'inscription delphique. Moy, qui fois les loix, tiens que ny vous n'estes à vous, ny n'est à vous ce que vous iouïssez. Et vos biens et vous estes à vostre famille, tant passee que future; mais encores plus sont au publicque et vostre famille et vos biens. Parquoy, de peur que quelque flatteur en vostre vieillesse ou en vostre maladie, ou quelque passion, vous solicite mal à propos de faire testament iniuste, ie vous en garderay : mais ayant respect et à l'interest universel de la cité et à celuy de vostre maison, i'establiray des loix, et feray sentir, comme de raison, que la commodité particuliere doibt ceder à la commune. Allez vous en ioyeusement où la necessité humaine vous appelle. C'est à moy, qui ne regarde pas l'une chose plus que l'aultre, qui, autant que ie puis, me soigne du general, d'avoir soucy de ce que vous laissez. »

Revenant à mon propos, il me semble, en toutes façons, qu'il naist rarement des femmes à qui la maistrise soit deue sur des hommes, sauf la maternelle et naturelle; si ce n'est pour le chastiement de ceulx qui, par quelque humeur fiebvreuse, se sont volontairement soubmis à elles : mais cela ne touche aulcunement les vieilles, dequoy nous parlons icy. C'est l'apparence de cette consideration qui nous a faict forger et donner

' Traité des Lois, liv. XI, p. 969 et 970, éd. de Francfort, 1602; de Leipsick, 1814, p. 429. J. V. L.

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pied si volontiers à cette loy, que nul ne veit onc
ques, qui prive les femmes de la succession de cette
couronne; et n'est gueres seigneurie au monde où
elle ne s'allegue, comme icy, par une vraysem-
blance de raison qui l'auctorise : mais la fortune
luy a donné plus de credit en certains lieux qu'aux
aultres. Il est dangereux de laisser à leur iuge-
ment la dispensation de nostre succession selon
le chois qu'elles feront des enfants, qui est à touts
les coups inique et fantastique: car cet appetit
desreiglé et goust malade qu'elles ont au temps de
leurs groisses', elles l'ont en l'ame en tout temps.
Communement on les veoid s'addonner aux plus
foibles et malotrus, où à ceulx, si elles en ont,
qui leur pendent encores au col. Car n'ayant
point assez de force de discours pour choisir et
embrasser ce qui le vault, elles se laissent plus
volontiers aller où les impressions de nature sont
plus seules; comme les animaulx, qui n'ont co-
gnoissance de leurs petits que pendant qu'ils tien-
nent à leurs mammelles. Au demourant, il est
aysé à veoir, par experience, que cette affection
naturelle, à qui nous donnons tant d'auctorité,
a les racines bien foibles pour un fort legier
proufit, nous arrachons touts les iours leurs pro-
pres enfants d'entre les bras des meres, et leur
faisons prendre les nostres en charge; nous leur
faisons abbandonner les leurs à quelque chestifve
nourrice à qui nous ne voulons pas commettre les
nostres, ou à quelque chevre, leur deffendant non
seulement de les allaicter, quelque dangier qu'ils
en puissent encourir, mais encores d'en avoir aul-
cun soing, pour s'employer du tout au service des
nostres : et veoid on, en la pluspart d'entre elles,
s'engendrer bientost, par accoustumance, une
affection bastarde plus vehemente que la natu-
relle, et plus grande solicitude de la conservation
des enfants empruntez, que des leurs propres. Et
de veoir les
ce que i'ay parlé des chevres, c'est d'autant qu'il
est ordinaire, autour de chez moy,
femmes de village, lorsqu'elles ne peuvent nour-
rir les enfants de leurs mammelles, appeller des
chevres à leur secours et i'ay à cette heure deux
laquais qui ne tetterent iamais que huict iours
laict de femmes, Ces chevres sont incontinent
duictes à venir allaicter ces petits enfants,
gnoissent leur voix quand ils crient, et y accou-
rent si on leur en presente un aultre que leur
nourrisson, elles le refusent; et l'enfant en faict
de mesme d'une aultre chevre. I'en veis un l'aul-
tre iour à qui on osta la sienne, parce que son

1 De leurs grossesses. C.

reco

pere ne l'avoit qu'empruntee d'un sien voysin: il | torité, et entre aultres qualitez, excellent en ne peut iamais s'addonner à l'aultre qu'on luy pre- toute sorte de litterature, qui estoit, ce croy ie, senta, et mourut, sans doubte de faim. Les bes- fils de ce grand Labienus, le premier des cates alterent et abbastardissent, aussi ayseement pitaines qui feurent soubs Cesar en la guerre que nous, l'affection naturelle. Ie croy qu'en ce des Gaules, et qui depuis s'estant iecté au party que recite Herodote1, de certain destroict de la du grand Pompeius, s'y mainteint si valeureuseLibye, il y a souvent du mescompte; il dict qu'on ment, iusques à ce que Cesar le desfeit en s'y mesle aux femmes indifferemment, mais que Espaigne : ce Labienus dequoy ie parle, eut plul'enfant ayant force de marcher, treuve son pere sieurs envieux de sa vertu, et comme il est vrayceluy vers lequel, en la presse, la naturelle in- semblable, les courtisans et favoris des empeclination porte ses premiers pas. reurs de son temps pour ennemis de sa franchise, et des humeurs paternelles qu'il retenoit encores contre la tyrannie, desquelles il est croyable qu'il avoit teinct ses escripts et ses livres. Ses adversaires poursuyvirent devant le magistrat à Rome, et obteindrent de faire condemner plasieurs siens ouvrages qu'il avoit mis en lumiere, à estre bruslez. Ce feut par luy que commencea ce nouvel exemple de peine, qui depuis feut continué à Rome à plusieurs aultres, de punir de mort les escripts mesmes et les estudes1. Il n'y avoit point assez de moyen et matiere de cruauté, si nous n'y meslions des choses que nature a exemptees de tout sentiment et de toute souffrance, comme la reputation et les inventions de nostre esprit, et si nous n'allions communiquer les maulx corporels aux disciplines et monuments des Muses. Or Labienus ne peut souffrir cette perte, ny de survivre à cette sienne si chere geniture il se feit porter et enfermer tout vif dans le monument de ses ancestres; là où il pourveut tout d'un train à se tuer à et s'enterrer ensemble. Il est mal aysé de monstrer aulcune aultre plus vehemente affection paternelle que celle là. Cassius Severus, homme tres eloquent, et son familier, veoyant brusler ses livres, crioit que, par mesme sentence, on le debvoit quand et quand condemner à estre bruslé tout vif; car il portoit et conservoit en sa memoire ce qu'ils contenoient. Pareil accident adveint à Cremutius Cordus, accusé d'avoir en ses livres loué Brutus

Or, à considerer cette simple occasion d'aymer nos enfants pour les avoir engendrez, pour laquelle nous les appellons aultres nous mesmes, il semble qu'il y ayt bien une aultre production venant de nous qui ne soit pas de moindre recommendation; car ce que nous engendrons par l'ame, les enfantements de nostre esprit, de nostre courage et suffisance, sont produicts par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nostres : nous sommes pere et mere ensemble en cette generation. Ceulx cy nous coustent bien plus cher, et nous apportent plus d'honneur, s'ils ont quelque chose de bon car la valeur de nos aultres enfants est beaucoup plus leur que nostre, la part que nous y avons est bien legiere; mais de ceulx cy, toute la beaulté, toute la grace et le prix, est nostre. Par ainsin, ils nous representent et nous rapportent bien plus vifvement que les aultres. Platon adiouste que ce sont icy des enfants immortels qui immortalisent leurs peres, voire et les deïfient, comme Lycurgus, Solon, Minos. Or les histoires estants pleines d'exemples de cette amitié commune des peres envers les enfants, il ne m'a pas semblé hors de propos d'en trier aussi quelqu'un de cette cy. Heliodorus, ce bon evesque de Tricca3, aima mieulx perdre la dignité, le proufit, la devotion d'une prelature si venerable, que de perdre sa fille, fille qui dure encores bien gentille, mais à l'adventure pourtant un peu trop curieusement et mollement goderon-et Cassius: ce senat vilain, servile et corrompu, nee pour fille ecclesiastique et sacerdotale, et de trop amoureuse façon. Il y eut un Labienus à Rome, personnage de grande valeur et auc

1 Melpomene, ou liv. IV, c. 180. Hérodote dit que l'on regarde alors comme le père de chaque enfant celui à qui il ressemble le plus, to av cixy Tv dvd pov. L'autre leçon, x,

ne peut être admise. J. V. L.

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et digne d'un pire maistre que Tibere, condemna ses escripts au feu. Il feut content de faire compaignie à leur mort, et se tua par abstinence de manger'. Le bon Lucanus estant iugé par ce coquin de Neron, sur les derniers traicts de sa vie, comme la pluspart du sang feut desia escoulé par les veines des bras, qu'il s'estoit faictes tailler à

1 Passage traduit de SÉNÈQUE le rhéteur ( Controv. V, init.), comme presque tout ce récit. Il est fort douteux que ce Labiénus ait été fils de l'ancien lieutenant de César. Voyez Vos SIUS, de Hist. Lat. 1, 23. J. V. L.

2 TACITE, Annales, IV, 31. C.

son medecin pour mourir, et que la froideur eut saisy les extremitez de ses membres, et commencea à s'approcher des parties vitales, la derniere chose qu'il eut en sa memoire, ce feurent aulcuns des vers de son livre de la guerre de Pharsale, qu'il recitoit; et mourut ayant cette derniere voix en la bouche. Cela qu'estoit ce, qu'un tendre et paternel congé qu'il prenoit de ses enfants, representant les adieux et les estroicts embrassements que nous donnons aux nostres en mourant, et un effect de cette naturelle inclination qui rappelle en cette extremité, les en nostre souvenance, choses que nous avons eu les plus cheres pendant nostre vie?

Pensons nous qu'Epicurus', qui en mourant, tormenté, comme il dit, des extremes douleurs de la cholique, avoit toute sa consolation en la beaulté de la doctrine qu'il laissoit au monde, eust receu autant de contentement d'un nombre d'enfants bien nayz et bien eslevez, s'il en eust eu, comme il faisoit de la production de ses riches escripts? et que s'il eust esté au chois de laisser, aprez luy, un enfant contrefaict et mal nay, ou un livre sot et inepte, il ne choisist plustost, et non luy seulement, mais tout homme de pareille suffisance, d'encourir le premier malheur que l'aultre? Ce seroit à l'adventure impieté en sainct Augustin (pour exemple), si, d'un costé, on lui proposoit d'enterrer ses escripts, dequoy nostre religion receoit un si grand fruict, ou d'enterrer ses enfants, au cas qu'il en eust, s'il n'aymoit mieulx enterrer ses enfants 3. Et ie ne sçay si ie n'aymeroy pas mieulx beaucoup en avoir produict un, parfaictement bien formé, de l'accointance des Muses que de l'accointance de ma femme. A cettuy cy, tel qu'il est, ce que ie donne, ie le donne purement et irrevocablement, comme on donne aux enfants corporels. Ce peu de bien que ie luy ay faict, il n'est plus en ma disposition: il peult sçavoir assez de choses que ie ne sçay plus, et tenir de moy ce que ie n'ay point retenu, et qu'il fauldroit que, tout

1 TACITE, Annales, XV, 70. C.

* DIOGENE LAERCE, X, 22; CICERON, de Finibus, II, 30. J. V. L.

3 On aurait tort, je crois, de prendre au sérieux cette décision singulière, qui révolte la nature, et qui n'est pas dans le caractère de Montaigne : son égoïsme ne va pas jusque-la. Mais trop souvent il a été jugé par des critiques superficiels, qui l'ont pris à la lettre. Supposons que des censeurs de cette force parcourent son troisième livre; ils voient dans la même page, chap. 9: Les dieux s'esbattent de nous à la pelote, nous agitent à toutes mains.... Plus bas : Les astres ont fatalement destiné l'estat de Rome pour exemplaire de ce qu'ils peuvent en ce genre. Et voilà Montaigne astrologue et polytheiste. J. V. L.

et

3

ainsi qu'un estrangier, i'empruntasse de luy, si
besoing m'en venoit ; si ie suis plus sage que luy,
il est plus riche que moy. Il est peu d'hommes
addonnez à la poësie, qui ne se gratifiassent
plus d'estre peres de l'Aeneïde, que du plus beau
garson de Rome, et qui ne souffrissent plus ay-
selon Aris-
seement une perte que l'aultre: car,
tote, de touts ouvriers, le poëte est nommee-
ment le plus amoureux de son ouvrage. Il est
mal aysé à croire qu'Epaminondas, qui se van-
toit de laisser pour toute posterité des filles2 qui
feroient un iour honneur à leur pere (c'estoient
les deux nobles victoires qu'il avoit gaigné sur
les Lacedemoniens), eust volontiers consenti
d'eschanger celles là aux plus gorgiases 3 de toute
la Grece; ou qu'Alexandre et Cesar ayent ia-
mais souhaitté d'estre privez de la grandeur de
leurs glorieux faicts de guerre, pour la commo-
dité d'avoir des enfants et heritiers, quelque par-
faicts et accomplis qu'ils peussent estre. Voire
ie fais grand doubte que Phidias, ou aultre
excellent statuaire, aymast autant la conserva-
tion et la duree de ses enfants naturels, comme
il feroit d'une image excellente qu'avecques long
travail et estude il auroit parfaicte selon l'art.
Et quant à ces passions vicieuses et furieuses
qui ont eschauffé quelquesfois les peres à l'a-
mour de leurs filles, ou les meres envers leurs
fils, encores s'en treuve il de pareilles en cette
aultre sorte de parenté; tesmoing ce que l'on
recite de Pygmalion, qu'ayant basty une statue
de femme, de beaulté singuliere, il deveint si
esperduement esprins de l'amour forcené de ce
sien ouvrage, qu'il fallut qu'en faveur de sa rage
les dieux la luy vivifiassent:

Tentatum mollescit ebur, positoque rigore
Subsidit digitis 4.

CHAPITRE IX.

Des armes des Parthes.

C'est une façon vicieuse de la noblesse de nostre temps, et pleine de mollesse, de ne prendre les armes que sur le poinct d'une extreme necessité, et s'en descharger aussitost qu'il y a tant soit peu d'apparence que le dangier soit esloingné : 1 Morale à Nicomaque, IX, 7. C.

2 C'est ainsi que le mot est rapporté par Diodore de Siselon CORNELIUS NÉPOS, dans la Vie d'ECILE, XV, 87; car, paminondas, c. 10, ce grand capitaine ne parle que d'une tille, savoir, la bataille de Leuctres. C.

3 Aux plus belles, aux plus aimables. Gorgias signifie mignon, propre, selon Nicot; gorgiase ou gorgiasse, agréable, belle, selon Borel. C.

4 Il touche l'ivoire, et l'ivoire oubliant sa dureté naturelle, cède et s'amollit sous ses doigts. OVIDE, Métamorph. X, 283.

Cette humeur est bien esloingnee de celle du ieune Scipion, lequel accusa aigrement ses soldats de ce qu'ils avoient semé des chaussetrapes soubs l'eau1, à l'endroict du fossé par où ceulx d'une ville qu'il assiegeoit pouvoient faire des sorties sur luy; disant que ceulx qui assailloient debvoient penser à entreprendre, non pas à craindre et craignoit, avecques raison, que cette

d'où il survient plusieurs desordres; car chascun | des bastions, comme ceulx que les anciens faicriant et courant à ses armes sur le poinct de soient porter à leurs elephants. la charge, les uns sont à lacer encores leur cuirasse, que leurs compaignons sont desia rompus. Nos peres donnoient leur salade', leur lance et leurs gantelets à porter, et n'abbandonnoient le reste de leur equipage tant que la courvee duroit. Nos trouppes sont à cette heure toutes troublees et difformees par la confusion du bagage et des valets, qui ne peuvent esloingner leurs maistres à cause de leurs armes. Tite Live parlant des nos-provision endormist leur vigilance à se garder. tres, Intolerantissima laboris corpora vix arma humeris gerebant. Plusieurs nations vont encores, et alloient anciennement à la guerre sans se couvrir, ou se couvroient d'inutiles deffenses: Tegmina queis capitum raptus de subere cortex 3.

Alexandre, le plus hazardeux capitaine qui feut iamais, s'armoit fort rarement. Et ceulx d'entre nous qui les mesprisent, n'empirent pour cela de gueres leur marché s'il se veoid quelqu'un tué par le default d'un harnois, il n'en est gueres moindre nombre que l'empeschement des armes a faict perdre, engagez soubs leur pesanteur, ou froissez et rompus, ou par un contrecoup, ou aultrement. Car il semble, à la verité, à veoir le poids des nostres et leur espesseur, que nous ne cherchions qu'à nous deffendre, et en sommes plus chargez que couverts. Nous avons assez à faire à en soustenir le fais, entravez et contraincts, comme si nous n'avions à combattre que du choc de nos armes ; et comme si nous n'avions pareille obligation à les deffendre, qu'elles ont à nous. Tacitus peinct plaisamment des gents de guerre de nos anciens Gaulois, ainsin armez pour se maintenir seulement, n'ayants moyen ny d'offenser, ny d'estre offensez, ny de se relever abbattus. Lucullus 5 veoyant certains hommes d'armes medois qui faisoient front en l'armee de Tigranes, poisamment et mal ayseement armez, comme dans une prison de fer, print de là opinion de les desfaire ayseement, et par eulx commencea sa charge et sa victoire. Et à present que nos mousquetaires sont en credit, ie croy que l'on trouvera quelque invention de nous emmurer pour nous en guarantir, et nous faire traisner à la guerre enfermez dans

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Il dit aussi à un ieune homme qui luy faisoit
monstre de son beau bouclier : « Il est vrayement
beau, mon fils; mais un soldat romain doibt avoir
plus de fiance en sa main dextre qu'en la gau-
che2. »

insupportable la charge de nos armes,
Or il n'est que la coustume qui nous rende

L'usbergo in dosso haveano, e l'elmo in testa,
Duo di questi guerrier, dei quali io canto;
Nè notte o dì, dopo ch' entraro in questa
Stanza, gl' haveano mai messi da canto;
Che facile a portar come la vesta
Era lor, perchè in uso l'havean tanto 3.
L'empereur Caracalla alloit par pais à pied,
armé de toutes pieces, conduisant son armee1.
Les pietons romains portoient non seulement le
morion 5, l'espee et l'escu (car quant aux armes,
dict Cicero, ils estoient si accoustumez à les avoir
sur le dos, qu'elles ne les empeschoient non plus
que leurs membres, arma enim, membra mili-
tis esse dicunt), mais quand et quand encores
ce qu'il leur falloit de vivres pour quinze iours, et
certaine quantité de paulx 7 pour faire leurs rem-
parts, iusques à soixante livres de poids. Et les
soldats de Marius, ainsi chargez, marchants
en battaille, estoient duicts à faire cinq lieues en
cinq heures, et six s'il y avoit haste. Leur disci-
pline militaire estoit beaucoup plus rude que la

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2 PLUTARQUE, Apophthegmes de Scipion le jeune, § 18. 3 Deux des guerriers que je chante ici avaient la cuirasse château ils n'avaient quitté ni jour ni nuit cette double arsur le dos et le casque en tête : depuis qu'ils étaient dans ce mure, qu'ils portaient aussi aisément que leurs habits, tant ils y étaient accoutumés. ARIOSTO, cant. XII, stanz. 30. 4 Voyez XIPHILIN, Vie de Caracalla. C.

5 Lemorion est une sorte de casque semblable à celui qu'on appelait salade; mais l'un est à l'usage des soldats de pied, l'autre des chevau-légers. Voyez la première note de ce chapitre. E. J.

6 Ils disent que les armes du soldat sont ses membres. Cic. Tusc. quæst. II, 16. De là, en latin, l'analogie d'arma, armes, avec armus, épaule, et armilla, bracelets. E. J.

7 Pieux ou palissades; au singulier pal, du latin palus. PLUTARQUE, Marius, c. 4. C.

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