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avec la moderation chrestienne.

vera ses yeux pour en prendre une plus grande | quelque traict semblable parmy nos gents, mais dans son corps mesme, qu'il ne treuve pas estrange, si pour la peine de son oultrecuidance, il y perd la veue. Quis hominum potest scire consilium Dei? aut quis poterit cogitare, quid velit Dominus1?

CHAPITRE XXXII.

De fuyr les voluptez, au prix de la vie.

l'avoy bien veu convenir en cecy la pluspart des anciennes opinions : Qu'il est heure de mourir lors qu'il y a plus de mal que de bien à vivre; et que de conserver nostre vie à nostre torment et incommodité, c'est chocquer les reigles mesmes de nature, comme disent ces vieux enseignements:

Η ζῆν ἀλύπως, ἢ θανεῖν εὐδαιμόνως. Καλὸν τὸ θνήσκειν οἷς ὕβριν τὸ ζῆν φέρει. Κρείσσον τὸ μὴ ζῆν ἐστιν, ἢ ζῆν ἀθλίως 1. Mais de poulser le mespris de la mort iusques à tel degré, que de l'employer pour se distraire des bonneurs, richesses, grandeurs et aultres faveurs et biens que nous appellons de la fortune (comme si la raison n'avoit pas assez à faire à nous persuader de les abbandonner, sans y adiouster cette nouvelle recharge), ie ne l'avoy veu ny commander ny practiquer, iusques lors que ce passage de Seneca3 me tumba entre mains, auquel conseillant à Lucilius, personnage puissant et de grande auctorité autour de l'empereur, de changer cette vie voluptueuse et pompeuse, et de se retirer de cette ambition du monde à quelque vie solitaire, tranquille et philosophique; sur quoy Lucilius alleguoit quelques difficultez : « le suis d'advis, dict il, que tu quittes cette vie là, ou la vie tout à faict: bien te conseille ie de suyvre la plus doulce voye, et de destacher plustost que de rompre ce que tu as mal noué; pourveu que, s'il ne se peult aultrement destacher, tu le rompes: iln'y a homme si couard qui n'ayme mieulx tumber une fois, que de demourer tousiours en bransle. » I'eusse trouvé ce conseil sortable à la rudesse stoïcque; mais il est plus estrange qu'il soit emprunté d'Epicurus, qui escript à ce propos choses toutes pareilles à

Sainct Hilaire, evesque de Poictiers, ce fameux ennemy de l'heresie arienne, estant en Syrie, feut adverty qu'Abra, sa fille unique, qu'il avoit par deçà avecques sa mere, estoit poursuyvie en mariage par les plus apparents seigneurs du païs, comme fille tres bien nourrie, belle, riche, et en la fleur de son aage : il luy escrivit (comme nous veoyons) qu'elle ostast son affection de touts ces plaisirs et advantages qu'on luy presentoit; qu'il luy avoit trouvé en son voyage un party bien plus grand et plus digne, d'un mary de bien aultre pouvoir et magnificence, qui luy feroit present de robbes et de ioyaux de prix inestimable. Son desseing estoit de luy faire perdre l'appetit et l'usage des plaisirs mondains, pour la ioindre toute à Dieu; mais à cela le plus court et le plus certain moyen luy semblant estre la mort de sa fille, il ne cessa par vœux, prieres et oraisons, de faire requeste à Dieu de l'oster de ce monde, et de l'appeller à soy, comme il adveint; car bientost aprez son retour, elle luy mourut, dequoy il monstra une singuliere ioye. Cettuy cy semble encherir sur les aultres, de ce qu'il s'adresse à ce moyen de prime face, lequel ils ne prennent que subsidiairement; et puis, que c'est à l'endroict de sa fille unique. Mais ie ne veulx obmettre le bout de cette histoire, encores qu'il ne soit pas de mon propos. La femme de sainct Hilaire ayant entendu par luy comme la mort de leur fille s'estoit conduicte par son desseing et volonté, et combien elle avoit plus d'heur d'estre deslogee de ce monde que d'y estre, print une si vifve apprehension de la beatitude eternelle et celeste, qu'elle solicita son mary avecques extreme instance d'en faire autant pour elle. Et Dieu, à leurs prieres communes, l'ayant retiree à soy bientost aprez, ce feut une mort embrassee avecques singulier contentement commun.

CHAPITRE XXXIII.

La fortune' se rencontre souvent au train de la raison.

L'inconstance du bransle divers de la fortune

Idomeneus. Si est ce que ie pense avoir remarqué faict qu'elle nous doibve presenter toute espece de

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Ce mot de fortune, employé souvent par Montaigne, et dans des passages même où il aurait pu se servir de celui de providence, fut censuré par les docteurs moines qui examinèrent les Essais, pendant son séjour à Rome en 1581. (Voyages, t. II, p. 35 et 76.) Dans les pays d'inquisition, à Rome surtout, il était défendu de dire fatum ou fata. Un auteur fit imprimer facta; et dans l'errata il fit mettre : facta, lisez fata. On a eu plus d'une fois recours à ce stratagème pour tromper la cour de Rome; c'est ainsi que le protestant

Semble il pas que ce soit un sort artiste? Constantin, fils de Helene, fonda l'empire de Constantinople; et tant de siecles aprez, Constantin, fils de Helene, le finit. Quelquesfois il luy plaist envier sur nos miracles : nous tenons que le roy Clovis assiegeant Angoulesme, les murailles cheurent d'elles mesmes par faveur divine : et Bouchet emprunte de quelque aucteur, que le roy Robert assiegeant une ville, et s'estant desrobbé du siege pour aller à Orleans solenniser la feste Sainct Aignan; comme il estoit en devotion sur certain poinct de la messe, les murailles de la ville assiegee s'en allerent sans aulcun effort en ruyne. Elle feit tout à contrepoil en nos guerres de Milan car le capitaine Rense assiegeant pour nous la ville d'Eronne ', et ayant faict mettre la mine soubs un grand pan de mur, et le mur en estant brusquement enlevé hors de terre, recheut toutesfois tout empenné 2, si droict dans son fondement, que les assiegez n'en vaulsirent pas moins.

visages. Y a il action de justice plus expresse que | luy feist elle mesme requeste par courtoisie de celle cy? Le duc de Valentinois' ayant resolu d'em- luy rendre son prisonnier; comme il feit, la nopoisonner Adrian, cardinal de Cornete, chez qui blesse françoise ne refusant iamais rien aux dale pape Alexandre sixiesme son pere et luy alloient mes. souper au Vatican, envoya devant quelque bouteille de vin empoisonné, et commanda au sommelier qu'il la gardast bien soigneusement le pape y estant arrivé avant le fils, et ayant demandé à boire, ce sommelier, qui pensoit ce vin ne luy avoir esté recommendé que pour sa bonté, en servit au pape; et le duc mesme y arrivant sur le poinct de la collation, et se fiant qu'on n'auroit pas touché à sa bouteille, en print à son tour: en maniere que le pere en mourut soubdain; et le fils, aprez avoir esté longuement tormenté de maladie, feut reservé à une aultre pire fortune. Quelquesfois il semble à poinct nommé qu'elle se ioue à nous : le seigneur d'Estree, lors guidon de monsieur de Vandosme, et le seigneur de Licques, lieutenant de la compaignie du duc d'Ascot, estants touts deux serviteurs de la sœur du sieur de Foungueselles, quoy que de divers partis (comme il advient aux voysins de la frontiere), le sieur de Licques l'emporta; mais le mesme iour des nopces, et qui pis est, avant le coucher, le marié ayant envie de rompre un bois en faveur de sa nouvelle espouse, sortit à l'escarmouche prez de Sainct Omer, où le sieur d'Estree se trouvant le plus fort, le feit son prisonnier : et pour faire valoir son advantage, encores fallut il que la damoiselle,

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Daniel Heinsius, envoyant dans cette ville un ouvrage où il parle du pape Urbain VIII, l'appela, dans le texte, Ecclesiæ caput, et dans l'errata, Ecclesiæ Romanæ caput. (BALZAC, Dissert. 26.) Il parait que cette censure de livres n'était pas toujours exercée par des gens fort habiles. La Mothe le Vayer dit tenir de Naudé même, que dans un ouvrage que celui-ci voulait faire imprimer à Rome, et où se trouvaient ces mots: Virgo fata est, l'inquisiteur mit en marge: Propositio hæretica; nam non datur fatum. (MÉNAGIANA.) La défense était si sérieuse, qu'Addison, dans son voyage d'Italie, lut a Florence, à la tête d'un opéra, cette protestation solennelle, dont il ne put s'empêcher de sourire (I could not but smile) PROTESTA. Le voci, Fato, Deità, Destino, e simili, che per entro questo dramma troverai, son messe per ischerzo poetico, è non per sentimento vero, credendo sempre in tutto quello, che crede e comanda santa madre Chiesa. Montaigne se justifie dans le chap. 56 de ce premier livre d'avoir employé quelques-uns de ces mots prohibés, verba indisciplinata, comme il les appelle on voit, par les anciennes éditions, qu'il n'a composé cette espèce d'apologie que depuis son retour de Rome. J. V. L.

En 1503. Historia di Francesco Guicciardini, 1. VI, p. 267. In Finegia., appresso Gabriel Giolito, 1568. C.

2 Ou plutôt Fouquerolles. MARTIN DU BELLAY, Mémoires, liv. II, fol. 85 et 87. C.

3 Contrainte de renoncer aux embrassements de son nou

Quelquesfois elle faict la medecine: Iason Phereus 3 estant abbandonné des medecins pour une aposteme qu'il avoit dans la poictrine, ayant envie de s'en desfaire, au moins par la mort, se iecta dans une battaille à corps perdu dans la presse des ennemis, où il feut blessé à travers le corps si à poinct, que son aposteme en creva, et guarit. Surpassa elle pas le peintre Protogenes en la science de son art? Cettuy cy4 ayant parfaict l'image d'un chien las et recreu, à son contentement en toutes les aultres parties, mais ne pouvant representer à son gré l'escume et la bave, despité contre sa besongne, print son esponge, et comme elle estoit abbruvee de diverses peinctures, la iecta contre, pour tout effacer : la fortune porta tout à propos le coup à l'endroict de la bouche du chien, et y parfournit ce à quoy l'art n'avoit pu attaindre. N'adresse elle pas quelquesfois nos conseils et les

vel époux, avant que les longues nuits d'un ou de deux hivers eussent rassasié l'avidité de leur amour. CATULLE, LXVIII, 81.

1 Mémoires de MARTIN DU BELLAY, liv. II, fol. 86, ou cette ville est nommée Arone, sur le lac Majeur. C.

2 Tout d'une pièce, comme une flèche empennée qui tomberait perpendiculairement dans l'endroit d'où elle aurait été lancée vers le ciel. C.

3 Ou mieux, de Phères en Thessalie. PLINE, Nat. Hist. VII, 50. J. V. L.

4 PLINE, Nat. Hist. XXXV, 10. C.

5 Ne redresse-t-elle pas, etc. E. J.

repasser de Zelande en son royaume 1, avecques une armee, en faveur de son fils, contre son mary, estoit perdue, si elle feust arrivee au port qu'elle | avoit proiecté, y estant attendue par ses ennemis : mais la fortune la iecta contre son vouloir ailleurs, où elle print terre en toute seureté. Et cet ancien qui ruant la pierre à un chien, en assena et tua sa marastre, eut il pas raison de prononcer ce vers,

corrige? Isabelle, royne d'Angleterre, ayant à | cruauté des tyrans; ils se coururent sus l'espee au poing: elle en dressa les poinctes, et en feit deux coups egualement mortels; et donna à l'honneur d'une si belle amitié, qu'ils eussent iustement la force de retirer encores des playes leurs bras sanglants et armez, pour s'entr'embrasser en cet estat d'une si forte estreincte, que les bourreaux coupperent ensemble leurs deux testes, laissant les corps tousiours prins en ce noble nœud, et les playes ioinctes, humants amoureusement le sang et les restes de la vie l'une de l'aultre. CHAPITRE XXXIV.

Ταυτόματον ἡμῶν καλλίω βουλεύεται,

La fortune a meilleur advis que nous ? Icetes 3 avoit practiqué deux soldats pour tuer Timoleon, seiournant à Adrane en la Sicile. Ils prinrent heure sur le poinct qu'il feroit quelque sacrifice; et se meslants parmy la multitude, comme ils se guignoient l'un l'aultre que l'occasion estoit propre à leur besongne, voycy un tiers qui d'un grand coup d'espee en assene l'un par la teste et le rue mort par terre, et s'enfuit. Le compaignon se tenant pour descouvert et perdu, recourut à l'autel, requerant franchise, avecques promesse de dire toute la verité. Ainsi qu'il faisoit le conte de la coniuration, voycy le tiers qui avoit esté attrappé, lequel, comme meurtrier, le peuple poulse et saboule au travers la presse, vers Timoleon et les plus apparents de l'assemblee. Là il crie mercy, et dict avoir iustement tué l'assassin de son pere, verifiant sur le champ, par des tesmoings que son bon sort luy fournit tout à propos, qu'en la ville des Leontins son pere, de vray, avoit esté tué par celui sur lequel il s'estoit vengé. On luy ordonna dix mines attiques pour avoir eu cet heur, prenant raison de la mort de son pere, d'avoir retiré de mort le pere commun des Siciliens. Cette fortune surpasse en reiglement les reigles de l'humaine prudence.

Pour la fin, en ce faict icy se descouvre il pas une bien expresse application de sa faveur, de bonté et pieté singuliere? Ignatius pere et fils, proscripts par les triumvirs à Rome, se resolurent à ce genereux office de rendre leurs vies entre les mains l'un de l'aultre, et en frustrer la

* En 1326. Voyez FROISSART. C.

* Ici Montaigne traduit exactement le vers grec qu'il vient de citer. Ce vers est de Ménandre, et il était passé en proverbe. Voyez les commentateurs sur les lettres de Cicéron à Atticus, I, 12. C.

3 Sicilien, né à Syracuse, qui voulait opprimer la liberté de sa patrie, dont Timoléon était le défenseur. PLUTARQUE, Vie de Timoléon, c. 7. C.

4 Se faisaient signe du coin de l'œil. E. J.

5 Foule aux pieds. NICOT: Sabouler, proculcare.

6 APPIEN, Guerres civiles, IV, p. 969, éd. de 1670. C.

D'un default de nos polices.

Feu mon pere, homme, pour n'estre aydé que de l'experience et du naturel, d'un iugement bien net, m'a dict aultrefois qu'il avoit desiré mettre en train qu'il y eust ez villes certain lieu designé, auquel ceulx qui auroient besoing de quelque chose se peussent rendre, et faire enregistrer leur affaire à un officier estably pour cet effect; comme: « le cherche à vendre des perles; Ie cherche des perles à vendre; Tel veult compaignie pour aller à Paris; Tel s'enquiert d'un serviteur de telle qualité; Tel, d'un maistre; Tel demande un ouvrier; qui cecy, qui cela, chascun selon son besoing. Et semble que ce moyen de nous entr'advertir apporteroit non legiere commodité au commerce publicque; car à touts coups il y a des conditions qui s'entrecherchent, et pour ne s'entr'entendre, laissent les hommes en extreme necessité.

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l'entens, avecques une grande honte de nos tre siecle, qu'à nostre veue deux tres excellents personnages en sçavoir sont morts en estat de n'avoir pas leur saoul à manger, Lilius Gregorius Giraldus' en Italie, et Sebastianus Castalio2 en Allemaigne; et croy qu'il y a mille hommes qui les eussent appellez avecques tres advantageuses conditions, ou secourus où ils estoient, s'ils l'eussent sceu. Le monde n'est pas si generalement corrompu, que ie ne sçache tel homme qui souhaitteroit, de bien grande affection, que les moyens que les siens luy ont mis en main, se peussent em

1 Giglio Gregorio Giraldi, né à Ferrare en 1489, y mourut en 1552. Ses ouvrages, dont les principaux sont l'Histoire des dieux et les Dialogues sur les poëtes, ont été recueillis par Jensius dans la belle édition de Leyde, 2 vol. in-fol. 1696. J. V. L.

2 Sébastien Chasteillon, Dauphinois, né en 1515, mort en 1563. Il est connu surtout par sa version latine de la Bible, où il affecte de ne parler que la langue cicéronienne. Voyez BAYLE, au mot Castalion. J. V. L.

Proptereaque fere res omnes aut corio sunt,

nous

ployer, tant qu'il plaira à la fortune qu'il en | tout ce qui vit, se treuve naturellement equippé iouïsse, à mettre à l'abri de la necessité les per- de suffisante couverture pour se deffendre de l'iniure du temps, sonnages rares et remarquables en quelque espece de valeur, que le malheur combat quelquesfois iusques à l'extremité; et qui les mettroit pour le moins en tel estat, qu'il ne tiendroit qu'à faulte de bon discours, s'ils n'estoient contents. En la police œconomique, mon pere avoit cet ordre, que ie sçay louer, mais nullement ensuyvre: c'est qu'oultre le registre des negoces du mesnage où se logent les menus comptes, payements, marchez qui ne requierent la main du notaire, lequel registre un receveur a en charge; il ordonnoit à celuy de ses gents qui luy servoit à escrire, un papier iournal à inserer toutes les survenances de quelque remarque, et, iour par iour, les memoires de l'histoire de sa maison; tres plaisante à veoir quand le temps commence à en effacer la souvenance, et tres à propos pour nous oster souvent de peine : « Quand feut entamee telle besongne, quand achevee; Quels trains y ont passé, combien arresté; Nos voyages, nos absences, mariages, morts; La reception des heureuses ou malencontreuses nouvelles ; Changement des serviteurs principaulx;» telles matieres. Usage ancien, que ie treuve bon à refreschir, chascun en sa chascuniere : et me treuve un sot d'y avoir failly.

CHAPITRE XXXV.

De l'usage de se vestir.

Ой que ie vueille donner, il me fault forcer quelque barriere de la coustume: tant elle a soigneusement bridé toutes nos advenues! Ie devisois en cette saison frilleuse, si la façon d'aller tout nud de ces nations dernierement trouvees, est une façon forcee par la chaulde temperature de l'air, comme nous disons des Indiens et des Mores, ou si c'est l'originelle des hommes. Les gents d'entendement, d'autant que tout ce qui est soubs le ciel, comme dict la saincte parole, est subiect à mesmes loix, ont accoustumé en pareilles considerations à celles icy, où il fault distinguer les loix naturelles des controuvees, de recourir à la generale police du monde, où il n'y peult avoir rien de contrefaict. Or tout estant exactement fourny ailleurs de filet et d'aiguille, pour maintenir son estre, il est mescreable que nous soyons seuls produicts en estat defectueux et indigent, et en estat qui ne se puisse maintenir sans secours estrangier. Ainsi ie tiens que comme les plantes, arbres, animaulx, et

Aut seta, aut conchis, aut callo, aut cortice tectæ, aussi estions nous : mais comme ceulx qui esteignent par artificielle lumiere celle du iour, avons esteinct nos propres moyens par les moyens empruntez. Et est aysé à veoir que c'est la coustume qui nous faict impossible ce qui ne l'est pas : car de ces nations qui n'ont aulcune cognoissance de vestements, il s'en treuve d'assises environ soubs mesme ciel que le nostre, et soubs bien plus rude ciel que le nostre; et puis la plus delicate partie de nous est celle qui se tient tousiours descouverte, les yeulx, la bouche, le nez, les aureilles; à nos contadins', comme à nos ayeulx, la partie pectorale et le ventre. Si nous feussions nayz avecques condition de cotillons et de greil ne fault faire doubte que nature n'eust guesques, armé d'une peau plus espesse ce qu'elle eust abbandonné à la batterie des saisons, comme elle a faict le bout des doigts et plante des pieds. Pourquoy semble il difficile à croire? entre ma façon d'estre vestu, et celle d'un païsan de mon païs, ie treuve bien plus de distance, qu'il n'y a de sa façon à celle d'un homme qui n'est vestu que de sa peau. Combien d'hommes, et en Turquie sur tout, vont nuds par devotion! Ie ne sçay qui demandoit à un de nos gueux, qu'il veoyoit en chemise en plein hyver, aussi scarbillat 3 que tel qui se tient emmitonné dans les martes iusques aux aureilles, comme il pouvoit avoir patience : « Et monsieur, respondit il, vous avez bien << la face descouverte: or moy, ie suis tout face. Les Italiens content du fol du duc de Florence, ce me semble, que son maistre s'enquerant comment ainsi mal vestu il pouvoit porter le froid, à quoy il estoit bien empesché luy mesme : « Suy« vez, dict il, ma recepte, de charger sur vous << touts vos accoustrements, comme ie fois les miens, vous n'en souffrirez non plus que moy. » Le roy Massinissa4, iusques à l'extreme vieillesse, ne peut estre induict à aller la teste couverte, par froid, orage et pluye qu'il feist; ce qu'on dict aussi de l'empereur Severus. Aux battailles donnees

« vous,

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I

Nudaque consistunt, formam servantia testæ,

Vina; nec hausta meri, sed data frusta, bibunt '.

Les gelees sont si aspres en l'emboucheure des
Palus Maeotides, qu'en la mesme place où le

entre les Aegyptiens et les Perses, Herodote dict | congnee, se debitoit aux soldats par poids, et avoir esté remarqué, et par d'aultres et par luy, qu'ils l'emportoient dans des panniers: et Ovide, que de ceulx qui y demeuroient morts, le test estoit sans comparaison plus dur aux Aegyptiens qu'aux Persiens; à raison que ceulx icy portent leurs testes tousiours couvertes de beguins et puis de turbans; ceulx là razes dez l'enfance et descouvertes. Et le roy Agesilaus observa iusques à sa decrepitude de porter pareille vesture en hyver qu'en esté. Cesar, dict Suetone3, marchoit tousiours devant sa trouppe, et le plus souvent à pied, la teste descouverte, soit qu'il feist soleil ou qu'il pleust; et autant en dict on de Hannibal, Tum vertice nudo

Excipere insanos imbres, cœlique ruinam 4.

lieutenant de Mithridates avoit livré battaille aux venu il y gaigna contre eulx encores une battaille ennemis à pied sec et les y avoit desfaicts, l'esté navale. Les Romains souffrirent grand desadthaginois prez de Plaisance, de ce qu'ils allerent vantage au combat qu'ils eurent contre les Carà la charge, le sang figé et les membres contraincts de froid : là où Hannibal avoit faict espandre du feu par tout son ost pour eschauffer ses soldats, et distribuer de l'huyle par les ban

plus soupples et desgourdis, et encroustassent les pores contre les coups de l'air et du vent gelé qui tiroit lors 3.

La retraicte des Grecs, de Babylone en leur païs, est fameuse des difficultez et mesayses qu'ils eurent à surmonter cette cy en feut, qu'accueillis aux montaignes d'Armenie d'un horrible ravage de neiges, ils en perdirent la cognoissance du païs et des chemins; et en estants assiegez tout court, feurent un iour et une nuict sans boire et sans manger, la pluspart de leurs bestes mortes, d'entre eulx plusieurs morts, plusieurs aveugles du coup du gresil et lueur de la neige, plusieurs stropiez par les extremitez, plusieurs roides, transis et immobiles de froid, ayants encores le sens entier 4.

Un Venitien qui s'y est tenu long temps, et qui ne faict que d'en venir, escrit qu'au royaume dudes, à fin que s'oignants ils rendissent leurs nerfs Pegu, les aultres parties du corps vestues, les hommes et les femmes vont tousiours les pieds nuds, mesme à cheval. Et Platon conseille merveilleusement, pour la santé de tout le corps, de ne donner aux pieds et à la teste aultre couverture que celle que la nature y a mise. Celuy que les Polonnois ont choisy pour leur roy 5 aprez le nostre, qui est à la verité l'un des plus grands princes de nostre siecle, ne porte iamais gants, ny ne change, pour hyver et temps qu'il face, le mesme bonnet qu'il porte au couvert. Comme ie ne puis souffrir d'aller desboutonné et destaché, les laboureurs de mon voysinage se sentiroient entravez de l'estre. Varro tient que quand on ordonna que nous teinssions la teste descouverte en presence des dieux ou du magistrat, on le feit plus pour nostre santé et nous fermir contre les iniures du temps, que pour compte de la reverence. Et puisque nous sommes sur le froid, et François accoustumez à nous bigarrer (non pas moy, car ie ne m'habille gueres que de noir ou de blanc, à l'imitation de mon pere), adioustons d'une aultre piece, que le capitaine Martin du Bellay recite, au voyage de Luxembourg, avoir veu les gelees si aspres 7, que le vin de la munition se couppoit à coups de hache et de

1 Liv. III, c. 12. J. V. L.

* PLUTARQUE, Vie d'Agésilas. J. V. L. 3 Vie de César, c. 58. C.

4 Qui, tête nue, bravait les torrents du ciel. SILIUS ITALICUS, 1,250.

5 Étienne Bathory. Et c'est à lui, et non pas à Henri III, qu'il faut rapporter ces paroles, qui est à la verité l'un des plus grands princes de nostre siecle. C.

6 PLINE, Nat. Hist. XXVIII, 6. C.

7 En 1543. Mémoires de MARTIN DU BELLAY, liv. X, fol. 478. Philippe de Comines, liv. II, c. 14, parle d'un pareil froid arrivé de son temps (en 1469) dans le pays de Liége. C.

Alexandre veid une nation en laquelle on enterre les arbres fruictiers en hyver pour les deffendre de la gelee3; et nous en pouvons aussi veoir.

Sur le subiect de vestir, le roy de la Mexique changeoit quatre fois par iour d'accoustrements, iamais ne les reïteroit, employant sa desferre à ses continuelles liberalitez et recompenses; comme aussi ny pot, ny plat, ny ustensile de sa cuisine et de sa table, ne luy estoient servis à deux fois.

Le vin glacé retient la forme du vase qui le renfermait; on ne boit pas le vin liquide, mais on le partage en morceaux. OVID. Trist. III, 10, 23.

2 STRABON, liv. VII, p. 307, éd. de Paris; p. 472, éd. d'Amsterdam. C.

3 TITE-LIVE, XX, 54. On lit aussi, qui courait lors.

4 XENOPHON, Expédition de Cyrus, IV, 5. C.

5 QUINTE-CURCE, VII, 3. C.

6 C'est-à-dire sa défroque ou sa dépouille. E. J.

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