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dans la droite raison, et dans les règles les plus exactes de la bonne rhétorique. Mais, pour préférer les harangues de Démosthène à celles de Cicéron, il me semble qu'il faudroit presque avoir autant de solidité, de force et d'élévation d'esprit qu'il en a fallu à Démosthène pour les composer. Soit ancienne prévention pour un auteur que nous avons dans les mains dès notre plus tendre enfance, soit habitude et accoutumance à un style qui est plus dans nos manières et plus à notre portée, nous ne pouvons gagner sur nous de préférer la sévère austérité de Démosthène à l'insinuante douceur de Cicéron, et nous aimons mieux suivre notre penchant et notre goût pour un écrivain en quelque sorte ami et familier, que de nous déclarer, sur la bonne foi d'autrui, je dirois presque pour un inconnu et pour un étranger.

Cicéron connoissoit bien tout le prix de l'éloquence de Démosthène ; il en sentoit bien toute la force et toute la beauté. Mais, persuadé que l'orateur, sans s'écarter des bonnes règles, peut jusqu'à un certain point former son style sur le goût de ceux qui l'écoutent (on comprend assez que je ne parle pas ici d'un goût dépravé et corrompu), il ne crut pas que son siècle fût susceptible d'une si rigide exactitude 1, et il jugea à propos d'accorder quelque chose aux oreilles et à la délicatesse de ses auditeurs qui demandoient dans les discours plus d'élégance et plus de grâce. Ainsi, quoiqu'il ne perdît jamais de vue l'utilité de la cause qu'il plaidoit, il donnoit pourtant quelque chose à l'agrément et en cela même il prétendoit bien travailler pour l'intérêt de sa patrie; et il y travailloit en effet, puisqu'un des plus sûrs moyens de persuader est de plaire.

Le conseil donc le plus sage que l'on puisse donner aux jeunes gens qui se destinent au barreau, est de pren

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dre pour modèle du style qu'ils y doivent suivre le fonds solide de Démosthène, orné et embelli par les grâces de Cicéron; auxquelles, si nous en croyons Quintilien, il n'y a rien à ajouter, si ce n'est peut-être, dit-il, de faire entrer un peu plus de pensées dans le discours. Il parle sans doute de celles qui étoient fort en usage alors, et par lesquelles, comme par un trait vif et éclatant, on terminoit presque toutes les périodes. Cicéron en hasarde quelquefois, mais rarement; et il fut le premier chez les Romains qui leur donna du cours. On sent bien que ce que dit ici Quintilien n'est qu'une permission et une condescendance que semble lui arracher malgré lui le mauvais goût de son siècle, où, comme le remarque l'auteur du dialogue sur les orateurs, l'auditeur se croyoit comme en droit d'exiger un style orné et fleuri, et où le juge, s'il n'étoit invité et en quelque sorte corrompu par l'amorce du plaisir, et par le brillant des pensées et des descriptions, ne daignoit pas même écouter l'avocat.

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«<< Mais ( ajoute Quintilien) qu'on ne prétende pas << abuser de ma complaisance, ni la pousser plus loin. J'accorde au siècle où nous sommes que la robe dont on « se sert ne soit pas d'une étoffe grossière, mais non pas << qu'elle soit de soie; que les cheveux soient proprement faits et bien entretenus, mais non frisés par étages et << par boucles : la parure la plus honnête étant aussi la plus belle, quand on ne porte pas le désir de plaire jusqu'au dérèglement et à l'excès. »

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1 Ad cujus voluptates nihil equidem, quod addi possit, invenio, nisi ut sensus nos quidem dicamus plures. Quint. lib. 12, cap 10.

2 Ciccro primus excoluit orationem... locosque latiores attentavit, et quasdam sententias invenit. Dial. de orat. n. 22.

* Auditor assuevit jam exigere lætitiam et pulchritudinem orationis... Judex ipse, nisi... aut colore sententiarum, aut nitore et cultu descrip.

tionum invitatus et corruptus est,
aversatur dicentem. Ibid. n. 20.
4 Sed me hactenus cedentem nemo
insequatur ultrà. Do tempori, ne
crassa toga sit, non serica: ne inton
sum caput, non in gradus atque an-
nulos totum comptum: cùm in eo qui
se non ad luxuriam ac libidinem re-
ferat, eadem speciosiora quoque sint,
quæ honestiora. Quintil. lib. 13 a
сар. 10.

§. V. De ce qui a fait dégénérer l'éloquence à Athènes et

à Rome.

Ce fut pour ne s'être pas tenue dans de justes bornes et dans une sage sobriété d'ornemens que l'éloquence dégénéra et à Athènes et à Rome.

A Athènes, on peut dire que le beau siècle de l'éloquence fut celui de Démosthène, où parut tout à la fois cette foule d'excellens orateurs dont le caractère commun fut une beauté naturelle et sans fard. Ils n'avoient pas tous le même génie ni le même style; mais ils étoient tous réunis dans le même goût du vrai et du simple, et ce goût dura toujours tant qu'on s'attacha à les imiter. Mais après leur mort le souvenir s'en étant peu à peu obscurci, et enfin entièrement effacé, un nouveau genre d'éloquence plus douce et plus relâchée prit la place de l'an

cienne.

Démétrius le Phalérien, qui avoit pu voir et entendre Démosthène, suivit une autre route que lui. Il donna entièrement dans le genre orné et fleuri. Il crut devoir égayer l'éloquence, et la tirer de cet air sombre et austère qui, selon lui, la rendoit trop sérieuse. Il y jeta beaucoup plus de pensées; il y répandit des fleurs; et, pour me servir d'une expression de Quintilien, au lieu de ce vêtement majestueux, mais modeste, qu'elle avoit eu sous Démosthène, il lui donna une robe toute brillante et bigarrée de diverses couleurs, peu séante à la vérité pour

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Orat. n. 91, 96.

la poussière du barreau, mais plus capable d'attirer les yeux et d'éblouir.

I

1 Aussi, comme Cicéron le remarque, plus propre pour des actions de pompe et de cérémonie que pour les combats du barreau, il préféroit la douceur à la force, songeoit plus à charmer les esprits qu'à les vaincre, se contentoit d'y laisser le souvenir agréable d'un discours coulant et harmonieux, sans vouloir, comme Périclès, y laisser aussi des aiguillons perçans, mêlés avec les attraits du plaisir.

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Il ne paroît pas, par le portrait que le même Cicéron en fait dans un autre endroit, et par le jugement qu'il en porte, qu'il y eût encore rien dans son style d'outré et d'excessif; puisqu'il dit qu'on auroit pu l'estimer et l'approuver, si on ne l'avoit pas comparé avec la force et la Quintil. l. 2, majesté du style noble et sublime. Cependant il fut le premier qui fit dégénérer l'éloquence; et peut-être que les déclamations, dont l'usage fut introduit de son temps dans les écoles, si lui-même n'en fut pas l'inventeur, contribuèrent beaucoup à cette funeste décadence, comme il est certain qu'elles le firent aussi dans la suite chez les Romains.

eap. 4.

Mais les choses n'en demeurèrent pas dans cet état♦. Quand l'éloquence, sortie du Pirée, eut commencé à respirer un autre air que celui d'Athènes, elle perdit bientôt

1 Phalereus successit eis senibus adolescens ; eruditissimus ille quidem horum omnium, sed non tam armis institutus quàm palæstrá. Itaque delectabat magis Athenienses, quàm inflammabat. Processerat enim in solem et pulverem, non ut è militari tabernaculo, sed ut è Theophrasti, doctissimi hominis, umbraculis. Hic primus inflexit orationem, et eam mollem teneramque reddidit: et suavis, sicut fuit, videri maluit, quàm gravis, sed suavitate eá quá perfunderet animos, non quá perfringeret; et tantùm ut memoriam concinnitatis suæ, non (quemadmodùm de Pericle

scripsit Eupolis) cum delectations aculeos etiam relinqueret in animis eorum à quibus esset auditus. Brut. n. 37, 38.

2 Et nisi coràm erit, comparatus ille fortior, per se hic, quem dico, probabitur. Orat. n. 95.

3 Primus inclinasse eloquentiam dicitur. Quintil. lib. 10, cap. 1.

4 Ut semel è Pirao eloquentia evecta est, omncs peragravit insulas, atque ita peregrinata totâ Asiá est, ut se externis oblineret moribus: omnemque illam salubritatem attica dictionis et quasi sanitatem perderet, ac loqui penè dedisceret. Brut. n. 51.

zette santé et cet embonpoint qu'elle y avoit toujours conservé; et, gâtée par les manières étrangères, elle désapprit en quelque sorte à parler, et devint entièrement méconnoissable. C'est ainsi que par degrés, du beau et du parfait elle tomba dans le médiocre, et que du médiocre elle se précipita bientôt dans toutes sortes d'excès et de défauts.

J'ai déjà fait observer ailleurs, en parlant de Sénèque, que l'éloquence latine a eu le même sort.

Les mêmes raisons nous doivent peut-être faire craindre pour nous le même malheur; d'autant plus que ce changement ne s'est introduit chez l'un et l'autre peuple que par le désir excessif qu'on a eu d'ajouter à l'éloquence plus d'ornement et de parure. Car je ne sais par quelle fatalité il est toujours arrivé que le bon goût, dès qu'il est parvenu à un certain point de maturité et de perfection, a presque aussitôt dégénéré, et par des déclins imperceptibles, mais quelquefois assez prompts, est descendu du plus haut comble au plus bas degré. J'excepte pourtant la poésie grecque, qui depuis Homère jusqu'à Théocrite et ses contemporains, c'est-à-dire pendant six ou sept siècles, a toujours conservé en tout genre la même pureté et la même élégance.

Nous pouvons dire, pour la gloire de la nation, que, depuis près d'un siècle, le goût, par rapport aux belles lettres, a été exquis parmi nous, et qu'il l'est encore. Mais il est remarquable que ces illustres écrivains qui ont fait tant d'honneur à la France, et dont chacun en son genre peut être considéré comme original, se sont tous fait un devoir de regarder les anciens comme leurs maîtres, et que les ouvrages qui ont eu le plus de réputation parmi nous, et qui, selon toutes les apparences, passeront jusqu'à la postérité la plus reculée, sont tous marqués au coin de la bonne antiquité. Ce doit donc être là aussi notre règle, et nous devons craindre de nous écarter de la perfection à mesure que nous nous écarterons du goût des anciens.

Pour revenir à mon sujet et finir cet article, le mo

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