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Mais pourquoi mépriser ce petit gain, et ne pas mettre à profit cette avance, quelque médiocre qu'elle soit? Car cette année qu'on aura ainsi gagnée sur l'enfance accroîtra à celles qui suivent, et, somme totale faite, mettra l'enfant en état d'apprendre plus de choses qu'il n'auroit fait sans cela. Il faut donc tâcher de ne pas perdre ces premières années, d'autant plus que les commencemens de l'étude ne demandent presque que de la mémoire; et l'on sait que les enfans n'en manquent pas.

Je trouve encore un autre avantage dans cette pratique ; c'est de plier de bonne heure l'esprit des enfans, de les accoutumer à une sorte de règle, de les rendre plus dociles et plus soumis, et d'empêcher une dissipation aussi contraire souvent à la santé du corps qu'à l'avancement de l'esprit.

J'en puis ajouter un troisième, qui n'est pas moins considérable. La Providence a mis dans les enfans une grande curiosité pour tout ce qui est nouveau, une facilité merveilleuse à apprendre une infinité de choses dont ils entendent parler, un penchant naturel à imiter les grandes personnes, et à se mouler sur leurs exemples et sur leurs discours. En différant la culture de ces jeunes esprits, on renonce à toutes ces heureuses préparations que la nature leur a données en naissant. Et comme la nature ne peut être oisive, on les oblige à tourner vers le mal ces premières dispositions destinées à faciliter le bien.

Quintilien n'ignoroit pas qu'on pouvoit lui objecter l'extrême foiblesse des enfans dans les années dont il s'agit, et le danger qu'il y a d'user, par des efforts prématurés, des organes encore tendres et délicats, qu'une contention un peu forte peut déranger pour toujours. Je n'ai pas, dit-il, si peu de connoissance de la foible complexion des enfans,

'Cur hoc, quantulumcumque est, bucrum fastidiamus?... Hoc per singulos annos prorogatum, in summam proficit; et, quantùm in infantiá præsumptum est temporis, adolescentiæ acquiritur.

Nec sum adeò ætatum impru dens, ut instandum teneris protinus acerbè putem, exigendamque plenam operam... Lusus hic sit. Et rogetur, et laudetur, et nonnunquàm scisse sa gaudeat.

que je prétende qu'on doive dès-lors les presser vivement, et exiger d'eux une forte application. Il veut que ce soit un jeu, et non une étude; un amusement, et non un travail sérieux. On peut leur raconter des histoires agréables, mais courtes et détachées leur faire de petites questions qui soient à leur portée, et dont on leur fournisse la réponse par la manière adroite dont on les interroge leur laisser le plaisir de croire que c'est de leur propre fonds qu'ils l'ont tirée, afin de leur inspirer le désir d'apprendre les louer de temps en temps, mais avec sobriété et sagesse, pour leur donner de l'émulation, sans trop enfler leur amour-propre répondre à leurs questions, et toujours avec justesse et selon la vérité : refuser quelquefois de les laisser étudier quand ils le demandent, pour augmenter leur ardeur par cet innocent artifice n'employer jamais dans cet âge la contrainte ni la violence, et encore moins la punition, pour les faire travailler. Car la grande application des gouvernantes, et des maîtres qui leur succèdent, est d'éviter que les enfans, qui ne peuvent pas encore aimer l'étude, n'en conçoivent de l'aversion par l'amertume qu'ils y trouvent dans ces premières années.

:

Je sais que quelques personnes de mérite ont pensé autrement que Quintilien, et je suis bien éloigné de les condamner. Le savant M. Le Fevre de Saumur ne parla à son fils ni de grec ni de latin avant qu'il eût atteint dix ans et cependant, à la fin de sa quatorzième année, qui est le temps où il mourut, il avoit lu et entendoit parfaitement plusieurs auteurs tant grecs que latins. M. Le Fèvre lui-même n'avoit commencé l'étude de ces langues qu'à douze ans. Ces exemples sont rares, et ce n'est point sans de solides raisons que la coutume contraire a prévalu.

Il s'agit maintenant d'examiner à quelles sortes d'études on peut appliquer les enfans depuis environ trois ans jusqu'à six on sept, qui est le temps où ils entrent pour l'ordinaire au collége.

§. II. De la lecture et de l'écriture.

Il semble que le premier des soins d'une gouvernante ou d'un maître auprès des enfans est de leur apprendre à lire. On leur procure par là une grande avance, la lecture étant un moyen de les occuper, de les rendre curieux, et de jeter agréablement dans leur esprit une multitude d'idées plus justes, plus utiles, plus capables de les former, que toutes celles qui leur viendroient en abandonnant leur enfance au hasard, ou à la petitesse des vues de ceux qui les environnent.

Mais je dois avertir qu'il y auroit un extrême danger à leur faire d'abord de la lecture un travail sérieux, et à leur montrer le moindre chagrin lorsqu'ils n'y réussissent pas bien. Peut-être est-ce là une des causes du dégoût que plusieurs enfans contractent dès-lors, et qu'ils conservent toute leur vie, pour tout ce qui s'appelle étude et science. La vue d'un livre les remplit de tristesse, parce qu'elle réveille en eux un souvenir confus des reproches et des larmes qui se joignoient toujours à leurs premières lectures.

Il faut donc faire en sorte que la lecture ne soit pour eux qu'un jeu et un amusement, et cela n'est pas si difficile qu'on le pense. Au lieu de leur présenter dès le commencement un livre, où tout est pour eux inintelligible, il seroit, ce semble, beaucoup mieux de ne leur montrer que quelques lettres séparées, qu'ils apprendront peu à peu à nommer et à assembler. On peut écrire proprement ces lettres sur différentes cartes, afin qu'ils puissent les manier, et les accoutumer à jeter ces cartes sur une table en nommant la lettre qui se présente. Quintilien approuve 2 fort une coutume qui se pratiquoit de son temps pour animer les enfans à apprendre, et qui revient

'Amet quod cogitur discere, ut non opus sit, sed delectatio; non necessitas, sed voluntas. S. Hieron.

ad Gaudent.

* Non excludo autem id quod notum est, irritandæ ad dicendum infantiæ gratia, eburneas etiam litterarum formas in lusum offerre; vel, si

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assez à ce que je viens de dire: c'étoit de leur donner des figures de lettres d'ivoire, où quelque autre chose de semblable qu'ils soient bien aises de toucher, de regarder, de nommer. Saint Jérôme, dans sa belle lettre à Læta, lui donne le même conseil; et l'on voit bien que dans tout cet endroit il n'a presque fait que copier Quintilien, quoiqu'il ne le nomme point.

Il y a des maîtres qui se servent de deux boules de bois (l'ivoire conviendroit encore mieux ), dont ils font tailler la première à cinq facettes, sur chacune desquelles ils écrivent une voyèlle. Ils font tailler la seconde à dix-huit facettes, sur chacune desquelles est. une consonne. L'enfant jette l'une ou l'autre de ces deux boules, et s'accoutume à nommer la lettre qui paroît en haut. Puis, les jetant l'une et l'autre ensemble, il s'accoutume de même à assembler la consonne et la voyelle qui paroissent chacune de leur côté. Comme cet exercice est une espèce de jeu pour un enfant, il s'y plaît, et apprend- aisément, et pour l'ordinaire assez promptement, à distinguer toutes les lettres et à les réunir. On peut imaginer d'autres moyens aussi faciles et aussi agréables.

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On a proposé depuis peu au public une nouvelle manière d'apprendre aux enfans à lire, qu'on appelle le bureau typographique: c'est M. du Mas qui en est l'auteur. A ce mot de nouveauté, il est assez ordinaire et assez naturel qu'on entre en défiance, et qu'on se tienne sur ses gardes ; disposition qui me paroît fort sage et fort raisonnable, quand elle nous porte à examiner de bonne foi et sans prévention ce qu'on nous propose de nouveau. Mais il n'y auroit rien de plus opposé à l'équité et à la droite raison que de rejeter et de condamner une invention précisément parce quelle est nouvelle. On doit, au contraire, savoir bon gré à un auteur, quand même il ne réussiroit pas parfaitement, d'avoir proposé au public ses vues et

quid aliud, quo magis illa ætas gau. deat, inveniri potest, quod tractare, intueri, nominare jucundum sit. Quintil. lib. 1, cap. 1.

Fiant ei litteræ vel buxeæ, vel eburneæ, et suis nominibus appellentur : ludat in eis, ut lusus ipse eruditio sit.

ses pensées c'est uniquement par ce moyen que les arts et les sciences se perfectionnent. Il faut donc, pour juger sainement de la nouvelle méthode de lire dont il s'agit, l'examiner avec un esprit impartial et libre de tout préjugé.

Le bureau typographique est une table beaucoup plus longue que large, sur laquelle on place une sorte de tablette qui a trois ou quatre étages de petites loges, où l'on trouve les différens sons de la langue exprimés par des caractères simples ou composés sur autant de cartes. Chacune de ces logettes indique par un titre les lettres qui y sont renfermées. L'enfant range sur la table les sons des mots qu'on lui demande, en les tirant de leurs loges comme fait un imprimeur en tirant des cassetins les différentes lettres dont il compose ses mots; et c'est ce qui a fait donner à ce bureau l'épithète de typographique.

Cette manière d'apprendre à lire, outre plusieurs autres avantages, en a un qui me paroît fort considérable; c'est d'être amusante et agréable, et de n'avoir point l'air d'étude. Rien n'est plus fatigant ni plus ennuyeux dans l'enfance que la contention de l'esprit et le repos du corps. Ici l'enfant n'a point l'esprit fatigué: il ne cherche point avec peine dans sa mémoire,,parce que la distinction et le titre des loges le frappent sensiblement. Il n'est point contraint à un repos qui l'attriste en le tenant toujours collé à l'endroit où on le fait lire. Les yeux, les mains, les pieds,, tout le corps est en action. L'enfant cherche ses lettres, il les tire, il les arrange, il les renverse, il les sépare, et les remet dans leurs loges. Ce mouvement est fort de son goût, et convient extrêmement au caractère vif et remuant de cet âge.

On cite un grand nombre d'enfans de trois et quatre ans sur qui l'on a fait une heureuse épreuve de cette méthode, et j'en ai été témoin. Ce que je sais encore par moimême, c'est qu'elle a fort réussi à l'égard d'un enfant de qualité à qui je m'intéresse, en lui ôtant un dégoût horrible qu'il avoit pour toute application et pour toute étude, où il n'alloit presque jamais qu'en pleurant; au lieu que

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