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férent des différentes nations. Ce qui est d'un agrément infini dans une langue est insipide et de mauvais goût dans une autre. Les belles rimes, par exemple, qui font un si bon effet dans la poésie moderne, et qui flattent si agréablement l'oreille dans les langues françoise, italienne, espagnole, allemande, sont choquantes dans les vers grecs et dans les latins et de même la mesure des vers grecs et des vers latins, qui dépend de la " quantité des syllabes, n'auroit aucune grâce dans notre poésie moderne.

Mais, en se renfermant même dans une seule langue, quelle infinie variété de pieds, de mesures, de cadences, de vers, ne trouve-t-on point dans la poésie latine (et il en faut dire autant de la grecque )! En combien de différentes espèces de poëmes ne se divise-t-elle point, dont chacun fait un tout à part, qui a ses règles et ses beautés particulières, qui souvent tire son plus grand agrément du mélange de différentes sortes de vers, et qui ne convient qu'à de certains sujets et à de certaines matières! en sorte que, si l'on vouloit le transporter ailleurs, il y paroîtroit comme étranger, auroit un air contraint, et ne parleroit plus son langage naturel. Le vers hexamètre a quelque chose de grave et de majestueux; mais il devient plus simple et plus familier si on lui associe le vers pentamètre. L'alcaïque, surtout quand il est soutenu par les deux espèces différentes de vers qu'on y joint, est plein de force et de grandeur: au contraire, le vers saphique n'a rien que de doux et de coulant, et il tire beaucoup de

• La quantité est proprement la mesure de chaque syllabe, et le temps que l'on doit être à la prononcer, selon lequel les unes sont appelées brê

ves,

les autres longues, et les autres communes. A la vérité la langue francoise observe la longueur et la brieveté des voyelles dans la prononciation, et cette différence va quelquefois jusqu'à donner au mêmeļmot une différente signification: aveuglement, substantif, aveuglément, adverbe : malin, mátin. La voyelle e dans les

mots suivans, sévère, évéque, repéché de l'eau, revétez-vous, a trois sons et trois quantités différentes, dont je ne sais si les langues grecque et latine pourroient fournir un exemple. D'où il est clair que le françois a sa quantité, quoiqu'elle ne soit pas toujours aussi distinctement marquée dans chaque syllabe que dans le grec et le latins mais cette quantité n'est point em ployée dans la poésie françoise à former différens pieds et différentes

mesures.

grâce du vers adonique qui termine la strophe. A examiner la cadence du vers phaleuque, on diroit qu'il est fait exprès pour le badinage et pour l'amusement. D'où peut venir une si étonnante variété ?

Je ne puis croire que ce soit le hasard qui ait établi les différentes espèces de versification. Cette variété sans doute est fondée dans la nature, qui, ayant mis dans l'oreille un vif sentiment de sons, porte aussi à choisir différentes sortes de mesures, de cadences et d'ornemens, selon les matières que l'on traite, et selon les passions que l'on veut exprimer.

Le poëme épique, qui représente les grandes actions des héros, demande une versification grave et majestueuse. Il veut des vers qui marchent à plus grands pas, qui aient une mesure plus longue, qui soient sans mouvemens trop brusques ni trop précipités, et qui finissent par une chute noble, soutenue de la gravité du spondée.

Au contraire, les odes et les cantiques, qui forment une poésie toute de sentimens, et qui étoient ordinairement accompagnés de la danse et du son des instrumens, semblent demander des vers plus courts, qui s'élancent par bonds, qui se dardent comme des traits, et qui secondent par leur marche prompte et rapide la vivacité des saillies auxquelles l'âme s'abandonne.

Comme le poëme dramatique n'a ni la majesté du poëme épique, ni l'impétuosité des hymnes et des odes, il s'accommode mieux de l'iambe, qui, donnant aux vers assez d'harmonie pour les élever au-dessus du langage vulgaire, leur laisse néanmoins une simplicité assez naturelle pour convenir aux entretiens familiers des acteurs que l'on introduit sur la scène.

Nos langues modernes, par où j'entends les langues françoise, italienne et espagnole, viennent certainement du débris de la langue latine, par le mélange de la langue tudesque ou germanique. La plupart des mots viennent de la langue latine; mais la construction et les verbes auxiliaires, qui sont d'un très-grand usage, nous viennent de la langue germanique: et c'est peut-être de cette lan

TRAITÉ DES ÉTUD. TOM. I.

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gue-là que nous sont venues les rimes et l'usage de mesurer les vers, non par des pieds composés de syllabes longues et brèves, comme faisoient les Grecs et les Romains, mais par le nombre des syllabes.

Dans les bas siècles, où l'on prit le goût des rimes, on voulut les introduire dans la poésie latine; mais ce fut sans succès. La rime ne s'est conservée que dans certaines hymnes ou proses qu'on trouve dans les offices de l'Eglise, et qui, semblables aux vers des langues modernes, ont une mesure qui dépend simplement du nombre des syllabes, sans avoir égard aux longues ni aux brèves.

Une chose m'embarrasse dans cette diversité de goûts: c'est de savoir pourquoi la rime, qui plaît si fort dans une langue, est si choquante dans une autre. Cette différence ne vient-elle que de l'habitude et de l'usage? ou est-elle fondée dans la nature même des langues?

La poésie françoise (et il faut dire la même chose de toutes celles qui sont modernes ) manque absolument de la délicate et harmonieuse variété des pieds, qui donne à la versification grecque et latine son nombre, sa douceur et son agrément, et elle est forcée de se contenter de l'assortiment uniforme d'un certain nombre de syllabes d'une mesure égale pour composer ses vers. Il a donc fallu, pour arriver à son but, qui est de flatter l'oreille, chercher d'autres grâces et d'autres charmes, et suppléer à ce qui lui manquoit d'ailleurs par la justesse, la cadence et la richesse des rimes; ce qui fait la principale beauté de la versification françoise.

Autant qu'on exige que ce qui doit plaire ne paroisse point sous des dehors négligés, mais soit embelli par des ornemens convenables, autant est-on blessé de l'affectation trop marquée d'accumuler des parures superflues. C'est peut-être par ce goût naturel du beau que la rime, qui est très-agréable dans la poésie françoise, parce qu'elle y est nécessaire, paroît insupportable dans la latine, parce qu'elle y est superflue et marqueroit quelque chose de trop

affecté.

2. S'il est utile de savoir faire des vers, et comment on doit former les jeunes gens à cet art.

On demande quelquefois de quelle utilité peut être la versification pour la plupart des emplois où les jeunes gens qu'on élève dans les colléges sont destinés, et si le temps qu'on y donne à la composition des vers ne pourroit pas être employé à des études plus sérieuses et plus utiles.

Quand la versification ne seroit pas d'un aussi grand usage qu'elle l'est dans de certaines occasions pour donner à l'Eglise des hymnes, pour chanter les louanges divines, pour célébrer les grandes actions et les vertus des princes, quelquefois même pour se délasser l'esprit par un honnête et ingénieux amusement, on conviendra qu'elle est d'une absolue nécessité pour bien entendre les poëtes, dont on ne sentira jamais la beauté comme on le doit, si par la composition des vers on n'a accoutumé son oreille au nombre et à la cadence qui résultent des différentes sortes de pieds et de mesures qu'on emploie dans les différentes espèces de poésie, dont chacune a des règles séparées et des grâces particulières. ' D'ailleurs cette étude peut servir beaucoup aux jeunes gens, même pour l'éloquence, en leur élevant l'esprit, en les accoutumant à penser d'une manière noble et sublime, en leur apprenant à peindre les objets par des couleurs plus vives, en donnant à leur style plus d'abondance, plus de force, plus de variété, plus d'harmonie, plus d'agrément.

I

C'est en quatrième qu'on commence ordinairement à former les jeunes gens à la poésie. Pour cela on leur fait d'abord apprendre les règles de la quantité. Cette étude est d'une extrême importance pour eux; et pour l'avoir négligée dans cet âge encore tendre, on voit des personnes

1 Plurimùm dicit oratori conferre Theophrastus lectionem poëtarum. Namque ab his et in rebus spiritus,

et in verbis sublimitas, et in affectibus motus omnis, et in personis decor petitur. Quintil. lib. 10. cap. 1.

d'ailleurs fort habiles prononcer le latin d'une manière qui ne leur fait pas d'honneur.

On peut étudier ces règles ou en françois ou en latin. Des professeurs, qui avoient d'abord employé la première manière, ont cru reconnoître par l'expérience que la seconde étoit plus convenable; et je n'ai pas de peine à le croire car, comme cette étude dépend presque uniquement de la mémoire, et d'une sorte de mémoire artificielle, les vers latins de Despautère s'apprennent et se retiennent plus aisément. Peut-être y a-t-il quelque choix à en faire, pour écarter ce qui est inutile et superflu. Il faut que les jeunes gens possèdent ces règles de telle sorte, qu'ils puissent rendre raison de la quantité de chaque syllabe, et citer aussitôt la règle, soit en latin, soit en françois.

Les matières de vers que l'on donne aux enfans doivent être proportionnées à leur foiblesse, et croître avec eux. D'abord ils n'auront qu'à déranger les mots; puis à ajouter quelques épithètes et à changer quelques expressions; ensuite on leur fera étendre un peu plus les pensées et les descriptions: enfin, quand ils seront plus forts, ils composeront d'eux-mêmes de petites pièces, où le tout sera de leur invention. En seconde et en rhétorique, on nous donnoit souvent des endroits choisis des poëtes françois pour les traduire en vers latins; et je me souviens bien que les écoliers avoient beaucoup de goût pour ces sortes de matières, et y réussissoient beaucoup mieux que dans toutes les autres. La raison en est claire. Une telle matière fournit par elle-même de belles pensées, donne le style et l'esprit poétique, inspire une noble élévation : il ne s'agit plus que de choisir de belles expressions et de les bien arranger; et c'est ce que la lecture des poëtes apprend aisément.

Il est nécessaire que les professeurs dictent à leurs écoliers, de temps en temps, des vers corrigés qui puissent leur servir de modèles. Quand l'étude se fait à la maison, le maître doit prendre ordinairement ses matières dans Virgile même, ou dans quelque autre poëte excellent.

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