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tre mille matelots. Les frais de cette navigation doivent monter à trois millions & demi; les droits, la commiffion & l'affurance, à deux millions & demi; les marchandifes & les efclaves fournis, à fix millions. Il refte net, pour les propriétaires, environ douze millions."

Le produit des ifles Angloifes qui occupent fix cens navires & douze mille matelots, peut être eftimé foixante-fix millions. Indépendamment de ce que la métropole envoie à la Jamaïque, pour fes liaisons interlopes avec le continent, elle fournit à l'ufage de fes colonies pour dix-fept millions en efclaves & en marchandises. Le bénéfice des agens de ce commerce, les frais de navigation, les droits & la commiffion réunis, ne s'éloignent pas de feize millions. D'après ce calcul, on trouvera net, pour les poffeffeurs des plantations, trente-trois millions.

On ne craindra pas d'être accufé d'exagération, en portant les denrées des ifles Françoises à la valeur de cent millions. Six cens bâtimens & dixhuit mille matelots, font occupés à les tranfporter. La France vend à ces grands établiffemens, en esclaves, en productions de fon fol ou de fon induftrie, & en or de Portugal, pour foixante millions. Le profit de fes négocians à dix feulement pour cent, doit être de fix millions. Les frais de navigation montent au moins à quinze, & les droits, l'affurance, la commiflion, n'en peuvent pas absorber moins de fept. Les propriétaires n'au ront donc de net, en argent, qu'environ douze millions. Ce foible reste, comparé à celui qu'on trouve dans les autres ifles, devroit frapper par le contraste, fi l'on n'obfervoit que, dans les autres colonies, les quatre cinquiemes des propriétaires n'y réfident pas; au lieu que les colonies Françoifes font conftamment habitées par les neuf dixiemes de leurs proprié

taires.

De cette énumération, il réfulte que les productions du grand archipel de l'Amérique, valent, rendues en Europe, 207,000,000. Ce n'eft pas un don que le nouveau monde fait à l'ancien. Les Nations qui reçoivent ce fruit important du travail de leurs fujets établis dans un autre hémisphere, donnent en échange, mais avec un avantage marqué, ce que leur fol ou leurs atteliers leur fourniffent de plus précieux. Quelques-unes confomment en totalité, ce qu'elles tirent de leurs ifles; les autres, & fur-tout la France, font de leur fuperflu, la bafe d'un commerce floriffant avec leurs voifins. Ainfi chaque nation propriétaire en Amérique, quand elle eft vraiment induftrieufe, gagne moins encore par le nombre de fujets qu'elle entretient au loin fans aucuns frais, que par la population que lui procure audedans celle du dehors. Pour nourrir une colonie en Amérique, il lui faut cultiver une Province en Europe; & ce furcroît de culture augmente fa force intérieure, fa richeffe réelle. Enfin, au commerce des colonies, tient aujourd'hui celui du monde entier.

Les travaux des colons, établis dans ces ifles long-temps méprifées, font l'unique bafe du commerce d'Afrique, étendent les pêcheries & les défri

chemens

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chemens de l'Amérique feptentrionale procurent des débouchés avantageux aux manufactures d'Afie, doublent, triplent, peut-être, l'activité de l'Europe entiere. Ils peuvent être regardés comme la caufe principale du mouvement rapide qui agite notre globe. Cette fermentation doit augmenter, à mesure que la culture des ifles, qui n'a pas encore atteint la moitié de fon terme, approchera de fa perfection.

Rien ne feroit plus propre à avancer cet heureux période, que le facrifice du commerce exclufif que fe font réfervé toutes les Nations, chacune dans les colonies qu'elle a fondées. La liberté illimitée de naviguer aux ifles exciteroit les plus grands efforts, échaufferoit les efprits par une concurrence générale. Les hommes qui, ofant invoquer l'amour du genre-humain, puifent leurs lumieres dans ce feu facré, ont toujours fait des vœux pour voir tomber les barrieres qui interceptent la communication directe de tous les ports de l'Amérique, avec tous les ports de l'Europe. Les Gouvernemens qui, prefque tous corrompus dans leur origine, ne peuvent fe conduire par les principes de cette bienveillance univerfelle, ont cru que des fociétés fondées, la plupart fur l'intérêt particulier d'une Nation ou d'un feul homme, devoient reftreindre à leur métropole toutes les liaifons de leurs colonies. Ces loix prohibitives, ont-ils dit, affurent à chaque Nation commerçante de l'Europe, la vente de fes productions territoriales, des moyens pour le procuier des denrées étrangeres dont elle auroit befoin, une balance avantageufe avec toutes les autres Nations commerçantes.

Ce fyftême, après avoir été jugé long-temps le meilleur, s'eft vu vivement attaqué, lorfque la théorie du commerce a franchi les entraves des préjugés. Aucune Nation, a-t-on dit, n'a dans fa propriété de quoi fournir à tous les befoins que la nature ou l'imagination donnent à fes colonies. Il n'y en a pas une feule qui ne foit obligée de tirer de l'étranger de quoi completter les cargaifons qu'elle deftine pour fes établiffemens du nouveau monde. Cette néceffité met tous les peuples dans une communication, du moins indirecte, avec ces poffeflions éloignées. Ne feroit-il pas raifonnable d'éviter la route tortueufe des échanges, & de faire arriver chaque chose à fa deftination par la ligne la plus droite? Moins de frais à faire, des confommations plus confidérables, une plus grande culture, une augmentation de revenu pour le fic: mille avantages dédommageroient les métropoles du droit exclufif qu'elles s'arrogent toutes à leur préjudice réciproque.

Ces maximes font vraies, folides, utiles; mais elles ne feront pas adoptées. En voici la raifon. Une grande révolution fe prépare dans le Conmerce de l'Europe; & elle eft déja trop avancée pour ne pas s'accomplir. Tous les Gouvernemens travaillent à fe paffer de l'induftrie étrangere. La. plupart y ont réuffi; les autres ne tarderont pas à s'affranchir de cette dépendance. Déja les Anglois & les François, qui font les grands manufacturiers de l'Europe, voient refufer de toutes parts leurs chef-d'œuvres. Ces Tome IV. G

deux peuples, qui font en même-temps les plus grands cultivateurs des ifles, iront-ils en ouvrir les ports, à ceux qui les forcent, pour ainfi dire, à fermer leurs boutiques? Plus ils perdront dans les marchés étrangers, moins ils voudront confentir à la concurrence dans le feul débouché qui leur reftera. Ils travailleront bien plutôt à l'étendre, pour y multiplier leurs ventes, pour en retirer une plus grande quantité de productions. C'eft avec ces retours qu'ils conferveront leur avantage dans la balance du Commerce, fans craindre que l'abondance de ces denrées les faffe tomber dans l'aviliffement. Le progrès de l'induftrie dans notre Continent ne peut qu'y faire augmenter la population, l'aifance, & dès-lors la confommation & la valeur des productions qui viennent des Antilles.

Mais cette partie du nouveau monde, que deviendra-t-elle ? Les établiffemens qui la rendent floriffante, refteront-ils aux nations qui les ont formés? Changeront-ils de maître? S'il y arrive une révolution, en faveur de quel peuple fe fera-t-elle, & par quels moyens? Grande matiere aux conjectures, mais il faut les préparer par quelques réflexions.

Les ifles font dans une dépendance entiere de l'ancien monde, pour tous leurs befoins. Ceux qui ne regardent que le vêtement, que les moyens de culture, peuvent fupporter des délais. Mais le moindre retard dans l'approvifionnement des vivres, excite une défolation univerfelle, une forte d'alarme, qui fait plutôt défirer que craindre l'approche de l'ennemi. Auffi paffet-il en proverbe aux colonies, qu'elles ne manqueront jamais de capituler. devant une escadre, qui, au lieu de barils de poudre à canon, armera ses vergues de barils de farine. Prévenir cet inconvénient, en obligeant les habitans de cultiver pour leur fubfiftance, ce feroit fapper par les fondemens l'objet de l'établiffement, fans utilité réelle. La métropole fe priveroit d'une grande partie des riches productions qu'elle reçoit de fes colonies, & ne les préferveroit pas de l'invafion.

En vain espéreroit-on repouffer une defcente avec des Négres, qui, nés dans un climat où la molleffe étouffe tous les germes du courage, font encore avilis par la fervitude, & ne peuvent mettre aucun intérêt dans le choix de leurs tyrans. A l'égard des blancs, difperfés dans de vaftes habitations, que peuvent-ils faire en fi petit nombre? Quand ils pourroient empêcher une invafion, le voudroient-ils?

Tous les Colons ont pour maxime, qu'il faut regarder leurs ifles, comme ces grandes villes de l'Europe, qui, ouvertes au premier occupant, changent de domination fans attaque, fans fiege, & prefque fans s'appercevoir de la guerre. Le plus fort eft leur maître. Vive le vainqueur, difent leurs habitans, à l'exemple des Italiens, paffant & repaffant d'un joug à l'autre, dans une feule campagne. Qu'à la paix la cité rentre fous fes premieres loix, ou refte fous la main qui l'a conquife, elle n'a rien perdu de fa fplendeur, tandis que les places revêtues de rempars & difficiles à prendre, font toujours dépeuplées & réduites en un monceau de ruines. Auffi n'y a-t-il peut

être pas un habitent dans l'Archipel Américain, qui ne regarde comme un préjugé deftructeur, l'audace d'expofer fa fortune pour fa Patrie. Qu'importe à ce calculateur avide, de quel peuple il reçoive la loi, pourvu que les récoltes reflent fur pied. C'eft pour s'enrichir qu'il a paffé les mers. S'il conserve ses tréfors, il a rempli fon but. La Métropole qui l'abandonne fouvent après l'avoir tyrannifé; qui le cédera, le vendra peut-être à la paix, merite-t-elle le facrifice de fa vie? Sans doute, il eft beau de mourir pour la Patrie. Mais un Etat où la profpérité de la Nation eft facrifiée à la forme du Gouvernement, où l'art de tromper les hommes, eft l'art de façonner des fujets; où l'on veut des efclaves & non des citoyens; où l'on fait la guerre & la paix, fans confulter, ni l'opinion, ni le vœu du public; où les mauvais deffeins ont toujours des appuis dans les intrigues de la débauche, dans les pratiques du monopole; où les bons projets ne font reçus qu'avec des moyens & des entraves qui les font avorter: eft-ce là la Patrie à qui l'on doit fon fang?

Les fortifications élevées pour la défenfe des Colonies, ne les mettront pas plus à couvert que le bras des colons. Fuffent-elles meilleures, mieux gardées, mieux pourvues qu'elles ne l'ont jamais été; il faudra toujours finir par fe rendre, à moins qu'on ne foit fecouru. Quand la résistance des affiégés dureroit au-delà de fix mois, elle ne rebuteroit pas l'aflaillant, qui libre de fe procurer des rafraîchiffemens par mer & par terre, foutiendra mieux l'intempérie du climat, qu'une garnison ne fauroit résister à la longueur d'un fiege.

Il n'eft pas d'autre moyen de conferver les ifles, qu'une marine redoutable. C'eft fur les chantiers & dans les ports de l'Europe, que doivent être conftruits les baftions & les boulevards des colonies de l'Amérique. Tandis que la Métropole les tiendra, pour ainfi dire, fous les ailes de fes vaiffeaux; tant qu'elle remplira de fes flottes le vafte intervalle qui la fépare de ces ifles, filles de fon industrie & de fa puiffance, fa vigilance maternelle fur leur profpérité, lui répondra de leur attachement. C'eft donc vers les forces de mer que les peuples propriétaires du nouveau monde porteront déformais leurs regards. La politique de l'Europe veut en général garder les frontieres des Etats, par des places. Mais pour les Puiffances maritimes, il faudroit peut-être des citadelles dans les centres, & des vaiffeaux fur la circonférence. Une ifle commerçante n'a pas même befoin de places. Son rempart, c'est la mer, qui fait fa fûreté, fa fubfistance, fa richeffe. Les vents font à fes ordres, & tous les élémens confpirent à fa gloire. Hiftoire Philofophique & Politique des Etabliffemens & du Commerce des Européens dans

les deux Indes.

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A MI, f. m.

'Du choix des Amis. La vertu doit préfider à toutes nos liaifons. Indulgence qu'on doit avoir pour ses amis. Combien les bons offices contribuent à unir les cours.

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E n'eft pas feulement la reffemblance de caractere & de mœurs qui unit les Amis, & cimente cette union, c'en eft auffi la droiture & la pureté.

11 faut bien diftinguer les Amis des cotteries: la conformité de goût pour les plaifirs, & pour tout ce qui n'eft point la vertu même, fait les cotteries; mais ne fait point des Amis. Ce même compagnon de table à qui vous trouvez tant de cordialité, quand il a le verre à la main, confiez-lui un fecret d'où dépende votre honneur, il faifira cette occafion de plaifanter à vos dépens; vous ferez bientôt, par fes foins, raillé, honni & bafoué; livrez-lui vos intérêts, il les facrifiera aux fiens. Vous vous plaindrez après cela d'avoir été trahi par un Ami, & vous ne l'aurez été que par un homme, qui fouvent mangeoit, buvoit, jouoit & s'amusoit

avec vous.

Ne confondez pas non plus les parens avec les Amis. Ceux-là tiennent à vous par des liens néceffaires, qui n'enchaînent point les cœurs ceux-ci vous font unis par des liens volontaires qu'a formés la fympathie. C'eft un choix libre & réfléchi, qui nous concilie des amis : c'eft le destin ou la nature qui nous donne des parens.

La reconnoiffance même n'eft pas encore de l'amitié. On n'affectionne dans un bienfaiteur que fa générolité on aime à lui témoigner qu'on y eft fenfible: & l'on défire ardemment de pouvoir le lui prouver par des fervices réels. Mais il peut arriver en même-temps qu'on ne goûte pas fon humeur, fon caractere & fa conduite.

L'amitié eft une fource de bons offices: elle les enfante fans efforts, & fe fait même une joie de les répandre avec profufion : mais les bons offices feuls n'engendrent pas l'amitié; feulement ils l'occafionnent quelquefois. Ils préviennent favorablement; on voudroit pouvoir aimer la perfonne dont ils partent : & bientôt on l'aime en effet, lorfqu'après avoir étudié fon caractere, on n'y trouve rien d'incompatible avec le fien : mais on l'eût aimée de même quand ç'eût été toute autre caufe qu'un bienfait, qui eût fourni l'occafion de connoître à fond ce qu'elle vaut.

La reconnoiffance eft un devoir les anciens Perfes en avoient même fait un précepte folemnel, & décernoient des peines contre les ingrats. Il eft au contraire de l'effence de l'amitié de n'être point néceffitée.

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