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il est permis de s'étonner qu'il ait manqué à l'auteur des Lettres persanes. Il s'en apercevoit lui-même, et en témoignoit quelque regret. « Je donnerois, disoit-il au président « Hénault, trois ou quatre livres de l'Esprit « des Lois pour savoir écrire une lettre « comme vous. » C'étoit mettre la chose à bien haut prix, et nous aurions tous, comme lui, trop perdu à ce marché. Les vraies causes du peu de succès de Montesquieu dans le genre épistolaire paroissent être l'é tat de forte préoccupation où le tenoit la composition de ses ouvrages, son extrême vi vacité qui ne lui permettoit pas de s'étendre. dans une lettre au-delà de ce qui étoit indispensable, et la foiblesse de ses yeux qui la condamnoit à n'écrire que peu de mots à la fois, ou à se servir d'une main étrangère. Buffon expliquoit, par les mêmes causes cette grande concision qui est une des qualités les plus distinctives de son style, et que devoit trouver excessive un écrivain aussi nombreux que l'auteur de l'Histoire naturelle. « J'ai beaucoup connu Montesquieu, disoit« il, et ce défaut tenoit à son physique. Le << président étoit presque aveugle, et il étoit «<si vif, que la plupart du temps il oublioit

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« ce qu'il vouloit dicter; en sorte qu'il étoit obligé de se resserrer dans le moindre es« pace possible. » Pour ne parler que de ses lettres, la moitié de celles qu'on a imprimées de lui ne sont que de courts billets; et, quand elles excèdent cette dimension, il semble s'étonner et presque s'excuser de les avoir faites si longues. Dans plusieurs, au surplus, parmi beaucoup de phrases communes ou négligées, le génie de l'écrivain laisse échapper, soit une pensée profonde, soit un trait brillant d'imagination.

Quelles que fussent habituellement la douceur et l'égalité de son humeur dans la société, la vivacité méridionale de son tempérament l'en faisoit quelquefois sortir, mais c'étoit pour peu d'instants; et il mettoit toujours beaucoup d'empressement et de bonne grâce à revenir. Ayant un jour disputé avec Mairan sur la Chine et les Chinois, dont il n'avoit pas toute la bonne idée qu'en avoient voulu donner les jésuites auteurs des Lettres édifiantes, il craignit d'avoir mis trop d'emportement dans la discussion et d'avoir fâché son ami : il écrivit dès le lendemain à l'abbé de Guasco, qui devoit diner avec Mairan : « Je vous prie de

« sonder un peu s'il a mal pris ce que je lui << ai dit; et, sur ce que vous me rendrez, j'a<< girai avec lui de façon à le convaincre du « cas que je fais de son estime et de son amia tié. » Un autre jour entrant chez madame d'Aiguillon, il lui dit : « Je viens d'avoir << une querelle très - vive avec le président « Hénault. Il vous la contera; mais comme << nous nous sommes dit des injures, ne nous * croyez ni l'un ni l'autre. »

Il se partageoit entre Paris et la Brède. Grâce à cette heureuse humeur à laquelle il dut de ne connoître presque pas le chagrin, et encore moins l'ennui, quand il étoit dans le monde, il l'aimoit comme s'il ne pou20it souffrir la retraite; et, quand il étoit dans ses terres, il ne songeoit plus au monde. La Brède étoit toutefois son séjour de prédilection; c'est là qu'il trouvoit tous les véritables biens, la liberté, le repos, la santé; c'est de là que, savourant sa douce existence, il jetoit de temps en temps un regard de pitié et de dégoût sur ce Paris qui prétend donner des plaisirs parce qu'il fait oublier la vie. Quoique son château qui jadis avoit servi de forteresse, n'offrit, dans sa construction gothique, ni commo

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dité, ni agrément, il n'avoit voulu y faire aucun changement; mais il en avoit fort embelli les dehors, en donnant à ses vastes plantations cet air de liberté sauvage et pittoresque dont les parcs d'Angleterre lui avoient offert le modèle. Peut-être l'amour

de la propriété fascinoit-il un peu ses yeux; mais il appeloit sans façon la Brède un lieu aussi agréable qu'il y en eût en France; tant, ajoutoit-il avec un peu de recherche, la nature s'y montre dans sa robe de cham bre et au lever de son lit! La solitude avoit d'autant plus de charmes pour lui` qu'il aimoit passionnément la lecture. Il n'avoit jamais eu de chagrin qu'une heure de cette douce occupation n'eût dissipé. « Aimer à «< lire, selon lui, c'étoit échanger des heures « d'ennui contre des heures délicieuses. >> Quand il étoit triste, il lisoit des romans et quand il étoit plus heureux, de vieilles chroniques, afin de tempérer les maux et les biens. Il se plaisoit aussi beaucoup à conserver avec les paysans, parce qu'ils ne sont pas assez savants pour raisonner de tra vers; et l'auteur de l'Esprit de Lois étoit charmé quand il avoit terminé entre eux à l'amiable quelque grand procès pour un pied

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de vigne ou une poignée de foin. Il prétendoit que les gens d'esprit étoient gouvernés par leurs valets. On ignore s'il fondoit cette observation sur son propre exemple; mais on sait qu'il étoit un excellent maitre. Un jour il se mit à gronder fort vivement ses domestiques; puis se retournant tout à coup vers un témoin de cette scène : Ce sont, lui ditil en riant, des horloges qu'on a quelquefois besoin de remonter.

Je viens d'achever la tâche que je m'étois imposée. Si je ne m'abuse, on pourra se former, daprès le récit qu'on vient de lire, une idée assez complète et assez juste du caractère de Montesquieu, de ses goûts, de ses habitudes, de ses qualités, et même des légers défauts qui s'y trouvoient mêlés. On demeura persuadé que cet homme d'un génie si actif et si profond étoit encore un homme de mœurs douces et faciles, d'un commerce agréable et sûr, un homme naturel surtout, qu'une certaine singularité de manières distinguoit de la foule des êtres répandus dans la société, de même que l'originalité de son talent lui marque une place séparée parmi les grands écrivains dont notre pays

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