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cœurs froids: Montesquieu ne la connoissoit pas. « Je pardonne aisément, disoit-il, parce « que je ne suis pas haineux : il me semble « que la haine est douloureuse.» Ayant eu fort à se plaindre du P. Tournemine, jésuite, qui, par le despotisme de ses opinions et de ses manières, l'avoit forcé de se retirer d'une société où il se plaisoit beaucoup, et qui ensuite avoit travaillé à le ruiner dans l'esprit du cardinal de Fleury, au sujet des Lettres persanes, il borna toute sa vengeance à dire aux personnes qui le nommoient devant lui: Qu'est-ce que le père Tournemine? Je n'en ai jamais entendu parler. Ce propos, dit-on, mettoit l'orgueilleux jésuite au désespoir.

Montesquieu avoit les véritables passions d'un sage, l'amour du bien public, et par conséquent la haine des vices qui nuisent au bonheur de la société. Le fanatisme persécuteur, et l'odieuse hypocrisie qui en emprunte les dehors, étoient l'objet de sa plus profonde aversion. Son fils, étant au collége, avoit un laquais nommé Doyenart. Get homme, ayant appris un peu de latin, et se croyant appelé à l'état ecclésiastique, obtint de l'évêque de Baïonne, dont il étoit diocésain, la permission d'en prendre l'habit. De

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venu prêtre et bénéficier, il vint à Paris demander à Montesquieu sa protection auprès du comte de Maurepas, et le prier de présenter lui-même au ministre une requête par laquelle il sollicitoit un bénéfice vacant, meilleur que celui dont il étoit celui dont il étoit pourvu. La requête commençoit ainsi : « Pierre Doye« nart, prêtre du diocèse de Baïonne, ci<< devant employé par feu M. l'évêque à dé" couvrir les complots des jansénistes, ces perfides qui ne reconnoissent ni pape, ni roi, etc. » Montesquieu, ayant lu ce début, plia la requête, et la rendant à Pierre Doyenart, lui dit : « Allez, monsieur, la ·« présenter vous-même; elle vous fera hon « neur et aura plus d'effet; mais aupara« vant passez dans ma cuisine pour déjeú« ner avec mes valets. » Pierre Doyenart ne se le fit pas redire, et y alloit de lui-même chaque fois qu'il venoit visiter son ancien maître. Ce galant homme réussit; Montesquieu écrivoit à l'abbé de Guasco : « Auriez<< vous cru que ce laquais métamorphosé en « prêtre fanatique, et conservant les senti<< ments de son premier état, parvint à ob<< tenir une dignité dans un chapitre? >>

Quoique Montesquieu ait dit quelque

part : « Je suis, je crois, le seul homme qui «ait mis des livres au jour sans être touché <«< de la réputation de bel-esprit,» il seroit' difficile, il seroit triste de croire qu'il eût été insensible aux douceurs de la célébrité. Comme il avoit acquis fort jeune encore une brillante renommée, admettons qu'avec l'âge it ait senti s'amortir en lui par degrés la vi vacité d'une passion dont l'objet étoit depuis long-temps en sa possession; mais chaque fois qu'un nouvel ouvrage lui donnoit un nouveau titre à la gloire, sa passion pour elle se ranimoit, et l'impatience que lui cau soient les critiques trahissoit son attachement à un bien qu'il auroit vu attaquer avec plus d'indifférence, s'il l'eût aimé avec moins d'ardeur.

S'il estimoit de la gloire ce qu'elle a de solide, c'est-à-dire, l'approbation du petit nombre des esprits droits et éclairés, on peut assurer qu'il dédaignoit ces futiles jouissances de la vanité, que procurent les stupides empressements de la multitude. Tandis que des écrivains médiocres fatiguoient le pinceau et le burin à multiplier leur portrait pour la satisfaction d'un public qui ne le leur demandoit pas, Montesquieu, résistant

aux prières de sa famille et de ses amis, ne vouloit point consentir à laissér fixer sur la toile des traits dont la postérité réclamoit l'image. Enfin, cet honneur que nos plus célèbres artistes avoient sollicité vainement pour leurs crayons, un artiste étranger l'obtint, en intéressant la modestie même de Montesquieu à lui accorder ce qu'elle avoit refusé à tant d'autres. Dassier, fameux graveur genevois, attaché à la Monnoie de Londres, qui avoit déjà fait les médailles de plusieurs grands hommes du siècle, vint à Paris exprès pour ajouter celle de Montesquieu à sa collection. Montesquieu, quoique touché d'une démarche que ces circonstances rendoient singulièrement flatteuses, fit d'abord d'assez grandes difficultés. Croyezvous donc, lui dit enfin Dassier, qu'il n'y ait pas encore plus d'orgueil à refuser ma proposition qu'il n'y en auroit à l'accepter? Vaincu par ce trait vif et ingénieux, il se mit à la discrétion de l'artiste, qui, malgré la pétulance de son modèle et la prodigieuse mobilité de ses traits, ne tarda pas à saisir sa ressemblance. Cette médaille de Dassier le type de tous les portraits de Montesque l'on possède,

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L'amour de la gloire et l'envie habitent trop souvent dans le même cœur. L'envie, cette passion basse et cruelle, qui est à ellemême son châtiment le plus rude, et dont on auroit pitié sans l'horreur qu'elle inspire, Montesquieu, loin d'en éprouver le tourment, aimoit à la poursuivre, à la punir dans ceux qui en étoient possédés. « Partout où << je trouve l'envie, disoit-il, je me fais un plaisir de la désespérer ; je loue toujours << devant un envieux ceux qui le font pålir.» Ce n'étoit pas sans doute l'unique motif qui lui faisoit déclarer si hautement son estime pour les écrivains les plus distingués de son temps. Il avoit une prédilection particulière pour Crébillon : c'étoit une de ses vieilles admirations. «Il y a, disoit-il, des cœurs << qui sont faits pour certains genres de dramatique; le mien en particulier est fait pour celui de Crébillon; et, comme dans <«< ma jeunesse je devins fou de Rhadamiste, «j'irai aux Petites-Maisons pour Catilina. » Quant à Voltaire, on sait qu'il ne lui rendoit pas entièrement justice, et que Voltaire, son tour, ne se piquoit pas envers lui d'une exacte équité. Il n'en faut point chercher la cause dans des oppositions, dans des anti

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