Page images
PDF
EPUB

riaux de l'ouvrage sont restés parmi ses papiers, et l'on ignore ce qu'ils sont devenus depuis.

D'Allemagne Montesquieu passa en Italie, et il s'arrêta d'abord à Venise, où se trouvoient alors deux hommes retirés malgré eux de la scène du monde, Law et le comte de Bonneval. Il avoit sans doute peu d'instruction solide à espérer de ses entretiens avec celui-ci; mais il pouvoit se promettre au moins beaucoup d'amusement de la richesse et de la variété de ses souvenirs militaires, de la singularité de ses aventures, qui sembloient devoir être terminées à cette époque, et de la singularité non moins grande de son caractère, qui le réservoit à des aventures nouvelles plus extraordinaires encore que les premières. Quant à Law, qui heureusement avoit achevé son ròle, et qui, en jouant aux dés l'argent qu'on lui prêtoit sur un diamant, dernier débris de sa fortune. passée, se consoloit de ne pouvoir plus jouer les finances d'un grand royaume; Law, malgré l'extravagance et la déplorable issue de ses projets, étoit d'un commerce plus utile pour un homme jaloux de connoître les causes de la prospérité ou de la ruine des états.

Si, comme tout porte à le croire, il se prêta de bonne grâce à satisfaire la curiosité de Montesquieu, il en faut conclure qu'il n'avoit pas lu l'éloquente invective de l'auteur des Lettres persanes contre l'auteur du Système, ou que les plus amères censures ne iui laissoient qu'un bien foible ressentiment. Quoi qu'il en soit, ce même Système fut plus d'une fois la matière de leur conversation. Montesquieu disoit un jour à Law: « Pour« quoi n'avez-vous pas essayé de corrompre « le parlement de Paris comme le ministère « anglais, fait à l'égard du parlement de « Londres? Quelle difference! répondit « Law; l'Anglais ne fait consister sa liberté qu'à faire tout ce qu'il veut, et le Fran« çais ne met la sienne qu'à faire tout ce qu'il doit. »

[ocr errors]
[ocr errors]

:

Montesquieu avoit eu le bonheur de rencontrer un compagnon de voyage digne de lui c'étoit le lord Chesterfield. Ils étoient arrivés ensemble à Venise, également curieux d'observer cette ville singulière qu'on croiroit avoir été élevée au-dessus des flots de l'Adriatique par l'industrie d'un peuple de castors, et surtout ce gouvernement soupçonneux, sombre et tyrannique, que Du

clos appeloit énergiquement un despote immortel. Montesquieu, dont les observations avoient un but plus déterminé, et qui n'osoit s'en remettre à sa mémoire du soin de retenir ce qui avoit attiré son attention, déposoit chaque soir sur le papier ce qu'il avoit recueilli dans la journée. Un jour, un inconnu se présente chez lui, demande à lui parler en secret, et, après avoir protesté de son attachement pour les Français, l'avertit de prendre garde à lui; que l'inquisition d'élat, inquiète des mouvements qu'il se donnoit et des informations qu'il prenoit sur tout, avoit résolu de s'emparer de ses papiers, et que, s'il s'y trouvoit la moindre chose contre le gouvernement, c'en seroit fait de sa personne. Montesquieu alarmé, et ne réfléchissant pas assez à tout ce que cette aventure offroit d'invraisemblable, jeta son manuscrit au feu ou à la et alla raconter au lord Chesterfield ce qui venoit de lui arriver. Chesterfield se mit à rire, et avoua ve la visite de l'inconnu étoit une plaisanterie de son invention. Les deux amis, également jaloux chacun de l'honneur de leur pays, avoient agité quelquefois, dit-on, la vaine et imprudente question de la préémi

mer,

nence de l'une des deux nations sur l'autre. Montesquieu avoit revendiqué pour les Français la supériorité de l'esprit, et Chesterfield réclamé celle du bon sens en faveur des Anglais. Ce dernier, en jouant à son ami le tour qu'on vient de lire, avoit voulu lui prouver que tout l'esprit d'un des Français qui en avoient le plus ne pouvoit l'empêcher de faire telle sottise dont un Anglais ordinaire auroit été préservé par son simple bon sens. << En effet, lui disoit-il, avec un peu plus de « réflexion, et, pour tout dire, de bon sens, «< il auroit trouvé au moins extraordinaire qu'un homme qu'il ne connoissoit pas et <«< dont il n'étoit pas connu, prît intérêt à lui << jusqu'à risquer sa propre vie pour garantir « la sienne, en faisant une démarche qui « pouvoit être sue d'un gouvernement à qui « rien n'échappoit, et qui ne pardonncit. «<< rien. D'ailleurs, ajoutoit-il, il n'auroit pas «< dû croire qu'un homme de bas étage, tel <«< que paroissoit être l'inconnu qui s'étoit présenté à lui, cût pu pénétrer le secret <«< des délibérations de l'inquisition, lorsqu'il « avoit reconnu et noté lui-même qu'elles <«< étoient enveloppécs d'un voile impéné<< trable. Ces raisons combinées auroient dû

[ocr errors]
[ocr errors]

« le porter à suspendre au moins le sacrifice « de son manuscrit: et un Anglais, quel qu'il fût, n'y auroit certainement pas mis « autant de précipitation. » A la manière dont Montesquieu a parlé de l'aristocratie vénitienne dans son Esprit des Lois, on pourroit croire qu'il a voulu se yenger sur elle de l'effroi qu'on lui avoit causé en son, si la terrible inquisition d'état et sa bouche de pierre ouverte à toutes les délations, n'étoient bien faites par elles-mêmes pour inspirer l'espèce d'horreur qu'il en témoigne.

nom,

Montesquieu visita successivement toutes les autres grandes.villes de l'Italie. Il paroît qu'à Gênes il ne trouva ni les mêmes empressements, ni les mêmes plaisirs qu'il avoit rencontrés partout ailleurs. L'humeur qu'il cn conçut s'exhala dans une petite pièce de vers mordante et presque cynique. Florence, au contraire, lui plut infiniment, comme le prouve ce passage d'une de ses lettres : «< De « mon temps, cette ville étoit un séjour << charmant; et, ce qui fut pour moi un objet agréable, ce fut de voir le premier minis

[ocr errors]

Esprit des Lois, Liv. V, Chad. VIIL

с

« PreviousContinue »