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rent de façon que l'un put observer les bienséances de son état sans que l'autre fût obligé de sacrifier les intérêts de son amour-propre. Grâce à la discrétion du public, Montesquieu, passant généralement pour être l'auteur des Lettres persanes, ne fut pas réduit

à l'alternative d'en convenir ou de s'en défendre. En 1728, il se présenta pour obtenir une place vacante à l'académie française par la mort de M. de Sacy, n'ayant encore d'autre titre à faire valoir que ce même livre qui net portoit pas son nom; et l'Académie, qui étoit dans le secret comme tout le public, jugea qu'un pareil titre, pour n'être pas authentique, n'en étoit pas moins valable. Mais malheureusement le roi avoit déclaré qu'il ne donneroit jamais son agrément à la nomination de l'auteur des Lettres persanes, et le cardinal de Fleury avoit transmis à l'académie cette résolution dont il n'étoit pas seulement l'organe. Voltaire prétend que Montesquieu prit un tour fort adroit pour mettre le ministre dans ses intérêts. « Il « fit faire en peu de jours, dit-il, une nou« velle édition de son livre, dans laquelle on <«< retrancha ou l'on adoucit tout ce qui pou« voit être condamné par un cardinal et par

lui-même l'ouvrage

«un ministre ; il porta « au cardinal, qui ne lisoit guère, et qui en «<lut une partie. Cet air de confiance, sou« tenu par l'empressement de quelques per<< sonnes de crédit, ramena le cardinal, et << Montesquieu entra à l'académie » Cette historiette invraisemblable n'a d'autre autorité que Voltaire, et personne n'a osé la répéter d'après lui. Montesquieu, loin d'employer en cette occasion une supercherie peu digne de lui, n'eut recours qu'à la franchise, et s'en trouva bien, Parlant comme il avoit agi, il dit au cardinal qu'il n'avouoit pas l'ouvrage, mais qu'il ne le désavouoit pas non plus, et qu'il ne le désavoueroit ja mais. Le maréchal d'Estrées, directeur de l'académie française, plaida vivement la cause de l'auteur et du livre. Le cardinal, qui avoit condamné les Lettres persanes uniquement sur le rapport de quelques personnes animées d'un zèle outré, si ce n'étoit d'un faux zèle, pour la religion et pour l'autorité, prit alors le parti de les lire luimême, et les trouva plus agréables que dangereuses. L'admission de Montesquieu dans

Siècle de Louis XIV

l'académie n'éprouvant plus d'obstacle, il y fut reçu le 24 janvier 1728. Son discours de réception fut un simple remerciment, dans lequel, suivant un protocole dont personne n'avoit encore osé s'écarter, il fit succéder à l'éloge de son prédécesseur ceux du cardinal de Richelieu, du chancelier Séguier, de Louis XIV et du roi régnant. Le cardinal de Fleury n'y fut point oublié. Dans ce discours d'une étendue, mais non pas d'un mérite médiocre, se trouve une phrase sur Richelieu, phrase devenue fameuse, où se montre en entier le grand écrivain à qui peu de traits ont suffi pour peindre en entier le grand politique.

Deux ans avant sa réception, Montesquieu avoit renoncé à la magistrature pour se livrer sans partage à la philosophie et aux lettres Quelque importante que fût. sa

Le marquis d'Argenson, dans ses Loisirs d'un ministre d'état, dit que Montesquieu quitta sa charge pour que sa non résidence à Paris ne fût point un obstacle à ce qu'il fût reçu à l'académie, et qu'il prít pour prétexte qu'il alloit travailler à un grand ouvrage sur les lois. I} ajoute: « Le président Hénault, en quittant la sienne, << en avoit donné la même raison. On plaisanta alors sur <«< ces messieurs, en disant qu'ils quiitoient leur métier « pour aller l'apprendre. »

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bonté, accompagna Montesquieu dans ses voyages. Il s'en rend à lui-même le témoi gnage en ces termes : « Quand j'ai voyagé «dans les pays étrangers, je m'y suis atta«< ché comme au mien propre; j'ai pris part «< à leur fortune, et j'aurois souhaité qu'ils «<fussent dans un état plus florissant. » Cette disposition d'àme, qui ne pouvoit manquer de se manifester dans ses discours et dans ses manières, contribua beaucoup sans doute à lui concilier l'affection de tous les nouveaux hôtes qu'il visitoit.

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Il se rendit d'abord à Vienne, où il fut présenté au prince Eugène. Dans un petit écrit sur la Considération, que nous ne possédons pas, il avoit dit, en parlant de ce prince: «On n'est pas plus jaloux de ses grandes richesses que de celles qui bril<< lent dans les temples des dieux. » Ces раг roles, magnifiquement louangeuses, avoient touché le héros qui en étoit l'objet. Il fit un accueil distingué à l'auteur, l'admit dans sa société la plus intime, et lui fit passer des moments délicieux. Montesquieu disoit depuis qu'il n'avoit jamais ouï dire à ce prince que ce qu'il falloit dire sur le sujet dont on parloit, même lorsque, quittant de temps

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en temps sa partie de jeu, il venoit se mêler à la conversation.

Il quitta Vienne pour se rendre en Hongrie, contrée neuve encore aujourd'hui pour les voyageurs, et digne pourtant des regards de l'observateur philosophe. Il n'eut pas le tort qu'il a reproché depuis à la maison d'Autriche, de ne pas voir chez ce peuple les hommes qui y étoient. Il les vit, les fréquenta, et apprit à estimer cette noblesse hongroise qui, à l'aspect de la monarchie tombant pièce à pièce, oublia qu'elle avoit toujours été opprimée par ses souverains et crut qu'il étoit de sa gloire de périr et de pardonner. Montesquieu parcourut la contrée avec attention, et la décrivit avec soin dans le journal de ses voyages.

C'est ici le lieu, ou du moins l'occasion de dire quel sort a eu cette relation. En 1754, Montesquieu n'attendoit qu'un peu de loisir pour la rédiger; il hésitoit s'il lui donneroit la forme de correspondance ou de mémoires. Sa mort, arrivée l'année suivante, a prévenu l'exécution de ce dessein; les maté

1 Esprit des Lois, Liv. VIII, Chap. IX.

• lid.

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