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CHAPITRE XIX.

Du gouvernement des provinces romaines.

C'EST ainsi que les trois pouvoirs furent dis

tribués dans la ville: mais il s'en faut bien qu'ils le fussent de même dans les provinces. La liberté étoit dans le centre, et la tyrannie aux extrémités.

Pendant que Rome ne domina que dans l'Italie, les peuples furent gouvernés comme des confédérés: on suivoit les lois de chaque république. Mais lorsqu'elle conquit plus loin, que le sénat n'eut pas immédiatement l'œil sur les provinces, que les magistrats qui étoient à Rome ne purent plus gouverner l'empire, il fallut envoyer des préteurs et des proconsuls. Pour lors cette harmonie des trois pouvoirs ne fut plus. Ceux qu'on envoyoit avoient une puissance qui réunissoit celle de toutes les magistratures romaines; que dis-je? celle même du sénat, celle même du peuple (1). C'étoient des magistrats despotiques qui convenoient beaucoup à l'éloignement des lieux où ils étoient envoyés Its exerçoient les trois pouvoirs; ils étoient si j'ose me servir de ce terme, les bachas de la république.

Nous avons dit ailleurs (2) que les mêmes

(1) Ils faisoient leurs édits en entrant dans les provinces. (2) Liv. V, ch. XIX. Voyez aussi les livres II, III, IV, et V.

FSPR, DES LOIS. 2.

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citoyens, dans la république, avoient par la nature des choses les emplois civils et militaires. Cela fait qu'une république qui conquiert ne peut guere communiquer son gouvernement et régir l'état conquis selon la forme de sa constitution. En effet, le magistrat qu'elle envoie pour gouverner, ayant la puissance exécutrice civile et militaire, il faut bien qu'il ait aussi la puissance législative; car qui est-ce qui feroit des lois sans lui? II faut aussi qu'il ait la puissance de juger; car qui est-ce qui jugeroit indépendamment de lui? Il faut donc que le gouverneur qu'elle envoie ait les trois pouvoirs, comme cela fut dans les provinces romaines.

Une monarchie peut plus aisément communiquer son gouvernement, parceque les officiers qu'elle envoie ont, les uns la puissance exécutrice civile, et les autres la puissance exécutrice militaire; ce qui n'entraîne pas après soi le despotisme.

C'étoit un privilege d'une grande conséquence pour un citoyen romain de ne pouvoir être jugé que par le peuple. Sans cela il auroit été soumis dans les provinces au pouvoir ar bitraire d'un proconsul ou d'un propréteur. La ville ne sentoit point la tyrannie, qui ne s'exerçoit que sur les nations assujetties.

Ainsi dans le monde romain, comme à Lacédémone, ceux qui étoient libres étoient extrêmement libres; et ceux qui étoient esclaves étoient extrêmement esclaves.

Pendant que les citoyens payoient des tributs, ils étoient levés avec une équité très grande. On suivoit l'établissement de Servius Tullius, qui avoit distribué tous les citoyens en six classes, selon l'ordre de leurs richesses, et fixé la part de l'impôt à proportion de celle que chacun avoit dans le gouvernement. Il arrivoit de là qu'on souffroit la grandeur du tribut, à cause de la grandeur du crédit, que l'on se consoloit de la petitesse du crédit par la petitesse du tribut.

et

Il y avoit encore une chose admirable, c'est que la division de Servius Tullius par classes étant pour ainsi dire le principe fondamental de la constitution, il arrivoit que l'équité, dans la levée des tributs, tenoit au principe fondamental du gouvernement, et ne pouvoit être ôtée qu'avec lui.

Mais pendant que la ville payoit les tributs sans peine, ou n'en payoit point du tout (1), les provinces étoient désolées par les chevaliers, qui étoient les traitants de la république. Nous avons parlé de leurs vexations, et toute l'histoire en est pleine.

« Toute l'Asie m'attend comme son libéra«teur, disoit Mithridate (2), tant ont excité << de haine contre les Romains les rapines des

(1) Après la conquête de la Macédoine, les tributs cesserent à Rome. ·(2) Harangue tirée de Trogue Pompée, rapportée par Justin, liv. XXXVIII.

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proconsuls (1), les exactions des d'afgens faires, et les calomnies des jugements (2). Voilà ce qui fit que la force des provinces n'ajouta rien à la force de la république, et ne fit au contraire que l'affoiblir. Voilà ce qui fit que les provinces regarderent la perte de la liberté de Rome comme l'époque de l'établissement de la leur.

CHAPITRE XX.

Fin de ce livre.

Je voudrois rechercher, dans tous les gouver nements modérés que nous connoissons, quelle est la distribution des trois pouvoirs, et calculer par-là les degrés de liberté dont chacun d'eux peut jouir. Mais il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet, qu'on ne laisse rien à faire au lecteur. Il ne s'agit pas de faire lire, mais de faire penser.

(1) Voyez les oraisons contre Verrès.-(2) On sait que ce fut le tribunal de Varus qui fit révolter les Germains.

LIVRE XII.

JES LOIS QUI FORMENT LA LIBERTÉ POLITIQUE DANS

SON RAPPORT AVEC LE CITOYEN.

CHAPITRE PREMIER.

Idée de ce livre.

E n'est pas assez d'avoir traité de la liberté olitique dans son rapport avec la constituɔn; il faut la faire voir dans le rapport qu'elle avec le citoyen.

J'ai dit que,

dans le premier cas, elle est rmée par une certaine distribution des trois pouvoirs; mais, dans le second, il faut la considérer sous une autre idée. Elle consiste dans la sûreté, ou dans l'opinion que l'on a de sa sûreté.

Il pourra arriver que la constitution sera libre, et que le citoyen ne le sera point. Le citoyen pourra être libre, et la constitution ne l'être pas. Dans ces cas, la constitution sera libre de droit, et non de fait; le citoyen sera libre de fait, et non pas de droit.

Il n'y a que la disposition des lois, et même des lois fondamentales, qui forme la liberté dans son rapport avec la constitution. Mais, dans le rapport avec le citoyen, des mœurs, des manieres, des exemples reçus, peuvent la faire naître, et de certaines lois civiles la favo

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