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donnoit que le peuple seroit convoqué par un tribun pour qu'il nommât un questeur (1); enfin le peuple nommoit quelquefois un magistrat pour faire son rapport au sénat sur un certain crime, et lui demander qu'il donnât un questeur, comme on voit dans le jugement de Lucius Scipion (2), dans Tite-Live (3).

L'an de Rome 604, quelques unes de ces commissions furent rendues permanentes (4). On divisa peu à peu toutes les matieres criminelles en diverses parties, qu'on appela des questions perpétuelles. On créa divers préteurs, et on attribua à chacun d'eux quelqu'une de ces questions. On leur donna pour un an la puissance de juger les crimes qui en dépendoient, et ensuite ils alloient gouverner leur province.

A Carthage, le sénat des cent étoit composé de juges qui étoient pour la vie (5). Mais, à Rome, les préteurs étoient annuels; et les juges n'étoient pas même pour un an, puisqu'on les prenoit pour chaque affaire. On a vu dans le chapitre VI de ce livre combien, dans certains gouvernements, cette dispos tion étoit favorable à la liberté.

Les juges furent pris dans l'ordre des séna

(1) Cela fut ainsi dans la poursuite de la mort de Posthumius, l'an 340 de Rome. Voyez Tite-Live.— (2) Ce jugement fut rendu l'an de Rome 567.(3) Liv. VIII.-(4) Cicéron, in Bruto.-(5) Cela se prouve par Tite-Live, liv. XLIII, qui dit qu'Annibal rendit leur magistrature annuelle.

teurs, jusqu'au temps des Gracques. Tibérius Gracchus fit ordonner qu'on les prendroit dans celui des chevaliers : changement si considérable, que le tribun se vanta d'avoir, par une seule rogation, coupé les nerfs de l'ordre des sénateurs.

Il faut remarquer que les trois pouvoirs peuvent être bien distribués par rapport à la liberté de la constitution, quoiqu'ils ne le soient pas si bien dans le rapport avec la liberté du citoyen. A Rome, le peuple ayant la plus grande partie de la puissance législative, une partie de la puissance exécutrice, et une partie de la puissance de juger, c'étoit un grand pouvoir qu'il falloit balancer par un autre. Le sénat avoit bien une partie de la puissance exécutrice; il avoit quelque branche de la puissance législative (1): mais cela ne suffisoit pas pour contre-balancer le peuple; il falloit qu'il eût part à la puissance de juger; et il y avoit part lorsque les juges étoient choisis parmi les sénateurs. Quand les Gracques priverent les sénateurs de la puissance de juger (2), le sénat ne put plus résister au peuple. Ils choquerent donc la liberté de la constitution, pour favoriser la liberté du citoyen; mais celle-ci se perdit avec celle-là.

(1) Les sénatus-consultes avoient force pendant un an, quoiqu'ils ne fussent pas confirmés par le peuple. Denys d'Halicarnasse, liv. IX, p. 595; et liv. XI, p. 735.—(2) En l'an 630.

Il en résulta des maux infinis. On changea la constitution dans un temps où, dans le feu des discordes civiles, il y avoit à peine une constitution. Les chevaliers ne furent plus cet ordre moyen qui unissoit le peuple au sénat; et la chaîne de la constitution fut rompue.

Il y avoit même des raisons particulieres qui devoient empêcher de transporter les jugements aux chevaliers. La constitution de Rome étoit fondée sur ce principe, que ceuxlà devoient être soldats, qui avoient assez de bien pour répondre de leur conduite à la république. Les chevaliers, comme les plus riches, formoient la cavalerie des légions. Lorsque leur dignité fut augmentée, ils ne voulurent plus servir dans cette milice; il fallut lever une autre cavalerie: Marius prit toutes sortes de gens dans les légions, et la république fur perdue (1).

De plus, les chevaliers étoient les traitants de la république; ils étoient avides, ils semoient les malheurs dans les malheurs, et faisoient naître les besoins publics des besoins publics. Bien loin de donner à de telles gens la puissance de juger, il auroit fallu qu'ils eussent été sans cesse sous les yeux des juges. Il faut dire cela à la louange des anciennes lois françaises; elles ont stipulé avec les gens d'affaires avec la méfiance que l'on garde à des

(1) Capite censos plerosque. Salluste, guerre de Jugurtha.

ennemis. Lorsqu'à Rome les jugements furent transportés aux traitants, il n'y eut plus de vertu, plus de police, plus de lois, plus de magistrature, plus de magistrats.

On trouve une peinture bien naïve de ceci dans quelques fragments de Diodore de Sicile et de Dion. «< Mutius Scévola, dit Diodore (1), « voulut rappeler les anciennes mœurs, et « vivre de son bien propre avec frugalité et « intégrité; car, ses prédécesseurs ayant fait. << une société avec les traitants, qui avoient pour lors les jugements à Rome, ils avoient « rempli la province de toute sorte de crimes. << Mais Scévola fit justice des publicains, et « fit mener en prison ceux qui y traînoient les

« autres. >>

Dion nous dit (2) que Publius Rutilius, son lieutenant, qui n'étoit pas moins odieux aux chevaliers, fut accusé à son retour d'avoir reçu des présents, et fut condamné à une amende. Il fit sur-le-champ cession de biens. Son innocence parut en ce que l'on lui trouva beaucoup moins de bien qu'on ne l'accusoit d'en avoir volé, et il montroit les titres de sa propriété ; il ne voulut plus rester dans la ville avec de telles gens.

(1) Fragment de cet auteur, liv. XXXVI, dans le recueil de Constantin Porphyrogénete, Des vertus et des vices.—(2) Fragment de son histoire, tiré de d'Extrait des vertus et des vices.

Les Italiens, dit encore Diodore (1), achetoient en Sicile des troupes d'esclaves pour labourer leurs champs, et avoir soin de leurs troupeaux : ils leur refusoient la nourriture. Ces malheureux étoient obligés d'aller voler sur les grands chemins, armés de lances et de massues, couverts de peaux de bêtes, de grands chiens autour d'eux. Toute la province fut dévastée; et les gens du pays ne pouvoient dire avoir en propre que ce qui étoit dans l'enceinte des villes. Il n'y avoit ni proconsul ni préteur qui pût ou voulut s'opposer à ce désordre, et qui osât punir ces esclaves, parcequ'ils appartenoient aux chevaliers, qui avoient à Rome les jugements (2). Ce fut pourtant une des causes de la guerre des esclaves. Je ne dirai qu'un mots une profession qui n'a ni ne peut avoir d'objet que le gain; une profession qui dent toujours, et à qui on ne demandoit rien, une profession sourde et inexorable qui appauvrissoit les richesses et la misere même, ne devoit point avoir à Rome les jugements.

(1) Fragment du livre XXXIV, dans l'Extrait des vertus et des vices.-(2) Penes quos Romæ tum judicia erant, atque ex equestri ordine solerent sortito judices eligi in caussa prætorum et proconsulum, quibus post administratam provinciam dies dieta

erat.

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