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manqua point de subsistances: et, s'il est vrai la victoire lui donna tout, il fit aussi tout pour se procurer la victoire.

que

Dans le commencement de son entreprise, c'est-à-dire dans un temps où un échec pouvoit le renverser, il mit peu de chose au hasard. Quand la fortune le mit au-dessus des évènements, la témérité fut quelquefois un de ses moyens. Lorsqu'avant son départ il marche contre les Triballiens et les Illyriens, vous voyez une guerre (1) comme celle que César fit depuis dans les Gaules. Lorsqu'il est de retour dans la Grece (2), c'est comme malgré lui qu'il prend et détruit Thebes: campé auprès de leur ville, il attend que les Thébains veuillent faire la paix; ils précipitent eux-mêmes leur ruine. Lorsqu'il s'agit de combattre (3) les forces maritimes des Perses, c'est plutôt Parménion qui a de l'audace, c'est plutôt Alexandre qui a de la sagesse. Son industrie fut de séparer les Perses des côtes de la mer, et de les réduire à abandonner eux-mêmes leur marine, dans laquelle ils étoient supérieurs. Tyr étoit par principe attachée aux Perses, qui ne pouvoient se passer de son commerce et de sa marine: Alexandre la détruisit. Il prit l'Egypte, que Darius avoit laissée dégarnie de troupes pendant qu'il assembloit des armées innombrables dans un autre univers.

(1) Voyez Arrien, de exped. Alex., lib. I. (2) Ibid.-(3) Ibid.

ESPR. DES LOIS. 2.

Le passage du Granique fit qu'Alexandre. se rendit maître des colonies grecques: la bataille d'Issus lui donna Tyr et l'Egypte : la bataille d'Arbelles lui donna toute la terre.

Après la bataille d'Issus, il laisse fuir Darius, et ne s'occupe qu'à affermir et à régler ses conquêtes: après la bataille d'Arbelles, il le suit de si près (1) qu'il ne lui laisse aucune retraite dans son empire. Darius n'entre dans ses villes et dans ses provinces que pour en sortir: les marches d'Alexandre sont si rapides, que vous croyez voir l'empire de l'univers plutôt le prix de la course, comme dans les jeux de la Grece, que le prix de la victoire.

C'est ainsi qu'il fit ses conquêtes : voyons comment il les conserva.

Il résista à ceux qui vouloient qu'il traitât(2) les Grecs comme maîtres, et les Perses comme esclaves: il ne songea qu'à unir les deux nations, et à faire perdre les distinctions du peuple conquérant et du peuple vaincu: il abandonna après la conquête tous les préjugés qui lui avoient servi à la faire: il prit les mœurs des Perses, pour ne pas désoler les Perses en leur faisant prendre les mœurs des Grecs ; c'est ce qui fit qu'il marqua tant de respect pour la femme et pour la mere de Darius, et qu'il montra tant de continence. Qu'est-ce que ce con

(1) Voyez Arrien, de exped. Alex., lib. III. — (2) C'étoit le conseil d'Aristote. Plutarque, OEuvres morales, de la fortune d'Alexandje.

quérant qui est pleuré de tous les peuples qu'il a soumis? Qu'est-ce que cet usurpateur sur la mort duquel la famille qu'il a renversée du trône verse des larmes? C'est un trait de cette vie dont les historiens ne nous disent pas que quelque autre conquérant puisse se vanter.

Rien n'affermit plus une conquête que l'union qui se fait des deux peuples par les mariages. Alexandre prit des femmes de la nation qu'il avoit vaincue; il voulut que ceux de sa cour (1) en prissent aussi; le reste des Macédoniens suivit cet exemple. Les Francs et les Bourguignons (2) permirent ces mariages: les Wisigoths les défendirent (3) en Espagne, et ensuite ils les permirent: les Lombards ne les permirent pas seulement, mais même les favoriserent (4): quand les Romains voulurent affoiblir la Macédoine, ils y établirent qu'il ne pourroit se faire d'union par mariage entre les peuples des provinces.

Alexandre, qui cherchoit à unir les deux peuples, songea à faire dans la Perse un grand nombre de colonies grecques: il bâtit une infinité de villes, et il cimenta si bien toutes les parties de ce nouvel empire, qu'après sa mort,

(1) Voyez Arrien, de exped. Alex., lib. VII. (2) Voyez la loi des Bourguignons, tit. XII, art. V. -(3) Voyez la loi des Wisigoths, liv. III, tit. V, §. 1, qui abroge la loi ancienne, qui avoit plus d'égards, y est-il dit, à la différence des nations que des conditions.(4) Voyez la loi des Lombards, 1. II, tit. VII, §. 1 et 2.

dans le trouble et la confusion des plus affreuses guerres civiles, après que les Grecs se furent pour ainsi dire anéantis eux-mêmes, aucune province de Perse ne se révolta.

Pour ne point épuiser la Grece et la Macédoine, il envoya à Alexandrie une colonie de Juifs (1): il ne lui importoit quelles mœurs eussent ces peuples, pourvu qu'ils lui fussent fideles.

Il ne laissa pas seulement aux peuples vaincus leurs mœurs, il leur laissa encore leurs lois civiles, et souvent même les rois et les gouverneurs qu'il avoit trouvés. Il mettoit les Macédoniens (2) à la tête des troupes, et les gens du pays à la tête du gouvernement: aimant mieux courir risque de quelque infidélité particuliere (ce qui lui arriva quelquefois), que d'une révolte générale. Il respecta les traditions anciennes et tous les monuments de la gloire ou de la vanité des peuples. Les rois de Perse avoient détruit les temples des Grecs, des Babyloniens, et des Egyptiens; il les rétablit (3): peu de nations se soumirent à lui sur les autels desquelles il ne fît des sacrifices: il sembloit qu'il n'eût conquis que pour être le monarque particulier de chaque nation, et le

(1) Les rois de Syrie, abandonnant le plan des fondateurs de l'empire, voulurent obliger les Juifs à prendre les mœurs des Grecs; ce qui donna à leur état de terribles secousses.—(2) Voyez Arrien, de exped. Alex., lib. III, et autres.—(3) Ibid.

premier citoyen de chaque ville. Les Romains conquirent tout pour tout détruire: il voulut tout conquérir pour tout conserver; et, quelque pays qu'il parcourût, ses premieres idées, ses premiers desseins, furent toujours de faire quelque chose qui pût en augmenter la prospérité et la puissance. Il en trouva les premiers moyens dans la grandeur de son génie; les seconds, dans sa frugalité et son économie particuliere(1); les troisiemes, dans son immense prodigalité pour les grandes choses. Sa main se fermoit pour les dépenses privées; elle s'ouvroit pour les dépenses publiques. Falloit-il régler sa maison? c'étoit un Macédonien: falloit-il payer les dettes des soldats, faire part de sa conquête aux Grecs, faire la fortune de chaque homme de son armée? il étoit Alexandre.

Il fit deux mauvaises actions; il brûla Persépolis, et tua Clitus. Il les rendit célebres par son repentir: de sorte qu'on oublia ses actions criminelles pour se souvenir de son respect pour la vertu; de sorte qu'elles furent considérées plutôt comme des malheurs que comme des choses qui lui fussent propres ; de sorte que la postérité trouve la beauté de son ame presque à côté de ses emportements et de ses foiblesses; de sorte qu'il fallut le plaindre, et qu'il n'étoit plus possible de le haïr.

Je vais le comparer à César: quand César

(1) Voyez Arrien, lib. VII.

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